Texte intégral
A. Ardisson : Vous êtes très agacé par la déclaration de C. Millon, le président du groupe UDF à l'Assemblée nationale ?
F. Léotard : Pas agacé. Je la trouve un peu ridicule car, au moment même où elle est faite, la quasi-totalité des dirigeants de l'UDF démentent cette orientation et cette décision. Je vous rappelle que la plupart des chefs de partis de l'UDF sont à l'intérieur du gouvernement, soutiennent l'action du gouvernement et souhaitent un candidat commun, un candidat unique à l'élection présidentielle. Il y a là une déclaration intempestive, unilatérale, solitaire, qui est un peu ridicule et qui ne sera pas suivie d'effet, vous le verrez. Je suis prêt à prendre tous les paris. Ce que je crois, c'est qu'il faut bien qu'on soit conscient de l'enjeu. Il y cette turbulence et cette effervescence que tout le monde regrette un peu, mais il vaut mieux qu'elle ait lieu aujourd'hui que dans six mois. Dans six mois, quel est l'objectif ? C'est de réussir, de gagner. Il y a une candidature de plus tous les matins. J'ai peur qu'en multipliant les candidatures, on aboutisse à la défaite de l'ensemble de la majorité.
A. Ardisson : L. Poniatowski va jusqu'à envisager la démission forcée de C. Millon en tant que président de groupe s'il persistait dans son avis. Partagez-vous ce point de vue ?
F. Léotard : Il a raison dans la mesure où on se présente en évoquant l'UDF, en disant il faut que l'UDF soit présente, donc j'y vais. Ensuite on s'aperçoit que l'UDF n'a même pas été consultée, qu'il n'y a eu aucun vote et aucune démocratie à l'intérieur de cette confédération. Il faut que ça soit bien clair : nous n'avons pas l'intention d'être embarqués dans un bateau ivre dont les pilotes ne poursuivraient qu'un seul objectif qui serait de partir à l'abordage du bateau d'à côté. Nous avons l'intention de gagner, en mai 1995, de ne pas renouveler les deux échecs de 81 et de 88. Or on est en train d'aller dans cette direction. La construction d'un affrontement artificiel entre le RPR et l'UDF, entre chacun de ses deux présidents, nous la refusons. Nous battrons pour un candidat commun. Encore une fois, les thèses de l'UDF, ses idées cl ses hommes sont à l'intérieur du gouvernement. Nous avons bien l'intention de le rappeler à qui aurait oublié.
A. Ardisson : Mais C. Millon est quelqu'un qui a les pieds sur terre. S'il a fait ça, c'est qu'il a des raisons de le faire, voire qu'il est poussé par quelqu'un ?
F. Léotard : Oui, il y a des gens qui sont quelquefois manipulés. Je crois qu'effectivement, il y a derrière tout cela le renouveau de la compétition entre V. Giscard d'Estaing et J. Chirac. Est-ce que nous allons continuer, encore, alors que ça fait vingt ans que ça dure ? C'est la vraie question. Les gens ne sont pas stupides. Il ne faut pas les prendre, comme on essaie de le faire aujourd'hui, comme des gens qui ne comprennent pas ce qu'il y a derrière tout cela. Il y a le renouveau de cet affrontement qui a exactement vingt ans d'âge. Vouloir faire exister l'UDF sur les décombres de la majorité, c'est nous mener tous ensemble, toute la majorité, à notre perte. Vous savez, qui va à sa perte, sa perte l'accueille. Tout cela est possible, nous sommes tout à fait devant une défaite possible en mai 95. Nous refusons cela. Et nous sommes très nombreux. Et le peuple de France, je peux vous dire, qui a soutenu la majorité en avril 93, qui soutient le Premier ministre et la politique courageuse qu'il mène, en a un petit peu assez, c'est vrai.
A. Ardisson : Pourquoi mettez-vous en avant le débat Delors-Balladur plutôt que le débat Delors-Chirac. Ceux-ci paraissent, sur un certain nombre de thèmes, chers à l'UDF, plus éloignés.
F. Léotard : Tout simplement parce que ce débat Chirac-Delors est un débat dans lequel le point de vue de l'Europe, de la construction, de l'exigence et de l'ambition européennes seraient incarnés uniquement par M. Delors. Je crois que c'est très dangereux pour l'actuelle majorité. Nous avons aussi une ambition européenne, et il faut qu'elle passe à travers le débat présidentiel. Je souhaite, pour ma part, qu'il y ait d'un côté un européen exigent – c'est E. Balladur – mais qui ne soumette pas les intérêts de la France à la technocratie bruxelloise ; de l'autre côté, un Européen que tout le monde reconnaît comme tel qui est J. Delors mais à qui nous avons beaucoup de reproches à faire, à la fois sur son passé et sur son présent. Il y a là un débat qui est utile pour notre pays. L'Europe ne doit pas être absente de cette élection et à mon sens, l'action qui a été menée depuis 18 mois, notamment par un homme comme A. Lamassoure, qui est ministre chargé des questions européennes, et par l'ensemble du gouvernement, cette action a été positive. Je pense au GATT, par exemple, où G. Longuet a défendu les intérêts de la France.
A. Ardisson : Sur notre antenne, il y a énormément de questions sur les primaires. Avez-vous une explication simple à leur donner ?
F. Léotard : Je crois, hélas, que ceux qui ont signé cela en 1991 ne respectent pas aujourd'hui leur signature. V. Giscard d'Estaing disait, il n'y a pas très longtemps, qu'il était pour un parti unique de la majorité. Il faut s'en souvenir. J. Chirac disait aussi, il y a deux ou trois ou quatre ans, qu'il faut absolument faire des primaires, et qu'il est impensable qu'il y ait plusieurs candidats de la majorité. Vous êtes journaliste, nous sommes des hommes politiques : il faut que chacun se souvienne de ce qui a été dit et de ce qui a été signé. Un texte solennel, avec des dizaines de journalistes, a été signé en 1991 en disant, nous nous engageons à faire des primaires.
A. Ardisson : Mais selon un certain nombre de conditions dont certaines ne sont pas remplies ?
F. Léotard : Je suis le seul à avoir été constamment sceptique sur cette procédure. Je dis simplement que, si on peut la mettre sur pieds, faisons-le. M. Pasqua a l'air de dire que c'est possible. J'ai moi-même refusé de donner ma signature à ce moment-là parce que j'étais sceptique. Je vois qu'on est en mesure de le présenter aux citoyens, si ça marche, faisons-le.
A. Ardisson : Est-ce encore possible ? N'est-on pas en train de se fiche du monde ?
F. Léotard : Les gens qui ont travaillé là-dessus, à l'intérieur de la majorité et du gouvernement, me disent qu'on peut encore le faire aujourd'hui. En tout cas, ne négligeons pas cette hypothèse. Voyons bien cette idée simple : nous avons été battus en 81, en 88 – nous étions majoritaires dans le pays – tout simplement parce qu'il y a eu cette lutte fratricide à l'intérieur de la majorité. Nous sommes élus ensemble aux municipales, élus ensemble aux cantonales, aux législatives, avec des candidats communs. Et puis on s'arrête aux présidentielles en disant qu'il faut qu'il y ait plusieurs candidats. Et tous les matins, il y en a un de plus. Encore une fois, c'est ridicule.
A. Ardisson : Vous n'êtes pas candidat, cette fois ?
F. Léotard : Non. Ce n'est pas très difficile. J'aurais pu venir ce matin et vous dire voilà pourquoi je ne serai pas candidat. On est nombreux dans ce cas. Est-ce la pulsion personnelle qui doit gérer la politique française, ou est-ce l'intérêt du pays ? Je redoute une défaite de l'actuelle majorité en 95 et je ferais tout pour l'empêcher. Je peux d'ailleurs vous dire qu'elle serait meurtrière pour ceux qui, aujourd'hui, se déclarent avec légèreté candidat.
A. Ardisson : Que pensez-vous de la création d'une force pan-africaine d'interposition ?
F. Léotard : Je suis à l'origine de cette suggestion. Je crois qu'après la crise du Rwanda, il était bon de dire aux Africains que nous sommes disposés à les aider à gérer eux-mêmes les crise du continent. J'avais alors proposé une force d'intervention qui pouvait être placée sous l'égide de l'ONU ou de l'OUA et qui aurait permis d'éteindre les incendies au moment-même où ils se déclenchent. C'était le cas du Rwanda. J'avais vu beaucoup de chefs d'État africains qui m'avaient dit que ça les intéressaient et que l'Europe pourrait les aider. Je suis donc très heureux de voir que cette initiative a pu progresser au cours du sommet de Biarritz, qu'elle soit reprise officiellement par le Président de la République, par le Premier ministre, et puis que les chefs d'État africains y adhèrent. C'est un pas en avant dans la construction du continent africain.