Interview de M. François Léotard, ministre de la défense, à Radio France internationale le 1er septembre 1994, sur la participation de troupes africaines aux combats de la Libération en Provence, le conflit rwandais, la proposition d'une force d'intervention interafricaine et l'hypothèse d'une levée de l'embargo en Bosnie.

Prononcé le 1er septembre 1994

Intervenant(s) : 

Média : Radio France Internationale

Texte intégral

Q. : Monsieur le ministre, vous inaugurez aujourd'hui à Fréjus le mémorial de l'Armée noire, hommage donc renouvelé de la France après les cérémonies du débarquement en Provence le 14 août dernier aux combattants africains. Pour vous quelle est la signification de ce monument ?

R. : Un témoignage de reconnaissance et de fidélité. À trois reprises au moins, des soldats africains, noirs, sont venus pour aider la France dans les combats qu'elle a menés, c'était en 1870, cela a été pendant la Première Guerre mondiale, et puis, ensuite pendant la Seconde Guerre mondiale. Et des milliers, plusieurs milliers de soldats africains de plusieurs pays d'aujourd'hui qu'on a petit à petit appelés d'ailleurs d'une façon générique les tirailleurs sénégalais, mais qui venaient de plusieurs pays d'aujourd'hui, sont venus pour nous aider dans ces combats, et ils ont été des combattants magnifiques, cela a été vraiment une force que le général Mangin avait appelé la force noire, d'une fidélité, d'un dévouement, d'une exigence formidables, et je crois que jusqu'à présent on n'avait pas vraiment rendu hommage à ces hommes-là, et je souhaite qu'on le fasse aujourd'hui en France au moment du cinquantenaire.

Relations franco-africaines

Q. : Vous parliez de cet engagement des forces africaines au cours des trois grands combats qu'a livré notre pays depuis la fin du siècle dernier, est-ce que vous diriez que la France a une dette de sang vis-à-vis de l'Afrique ?

R. : Oui, et d'une certaine manière, une dette de cœur et de fidélité. Je crois que la France a toujours eu une relation particulière avec l'Afrique, et que cette relation, une fois passée l'époque coloniale, sur laquelle il faut d'ailleurs avoir un regard juste, lucide et serein avec ses malheurs et ses lumières, nous avons gardé de l'Afrique beaucoup de choses dans notre propre culture, et nous avons, je crois, apporté aussi beaucoup à l'Afrique, notamment, bien sûr en terme de langue, mais pas uniquement. Je crois que ce lien très particulier, très étroit, très fécond entre la France et l'Afrique, dure encore aujourd'hui, et qu'il se passe toujours quelque chose, il y a un peu d'Afrique en nous Français, et peut-être il y a un petit peu de France chez beaucoup d'Africains, et je crois que cela nous devons l'accepter les uns et les autres, nous en respectant l'Afrique d'aujourd'hui, les Africains d'aujourd'hui. Je l'espère en tout cas, en ayant sur la France un regard fraternel et amical. Je crois que ce lien-là, il faut maintenant que ce soit l'Europe d'un côté et l'ensemble du continent africain de l'autre qui puisse l'avoir.

Relations Europe-Afrique

Q. : Un dialogue qui devient multiple au pluriel avec l'ensemble de l'Europe ?

R. : Je le crois ; nous nous réjouissons quand d'autres partenaires européens vont vers l'Afrique, non pas en termes de puissance mais en terme de mains tendues. Et, voyez-vous, une crise comme celle du Rwanda, dont nous parlerons peut-être, est une crise que l'Europe doit aussi aborder, ou aurait dû aborder elle-même en tant qu'Europe, et pas simplement la France.

Rwanda (opération "Turquoise")

Q. : Quel bilan tirez-vous de l'opération "Turquoise", de la gestion française, disons, de cette crise rwandaise ?

R. : Je crois que ce bilan est reconnu maintenant positif par tout le monde, y compris par ceux qui dénonçaient l'opération, on pouvait être réservé au début de l'opération, et beaucoup d'entre nous, nous l'avons été, ou interrogatifs ou réservés, mais une fois qu'elle était déclenchée, il fallait en assurer le succès, il existe aujourd'hui, il est patent, il est prouvé.

Q. : Au plan humanitaire surtout ?

R. : C'est, je cite des chiffres si vous voulez, plus de 4 000 personnes, par exemple, évacuées, c'est-à-dire que l'on a fait échapper à la mort ; c'est un peu plus de 20 000 cadavres qui ont été ensevelis et qui étaient des causes de diffusion de l'épidémie de choléra ; ce sont des centaines et des centaines d'enfants qui ont été sauvés, ce sont des centaines de milliers de réfugiés protégés.

Crise (gestion par les Africains)

Q. : Mais, monsieur le Ministre, est-ce qu'on peut en rester à ce bilan proprement humanitaire, n'est-il pas temps aussi, disons de tirer un bilan politique ? Je prends comme exemple certaines critiques qui se sont faites jour notamment sur le fait qu'aujourd'hui à Goma, aujourd'hui même, les débris des phares des anciennes forces armées rwandaises font la loi, il y a des exactions. On a reproché à la France de ne pas avoir désarmé ces soldats ou ces milices.

R. : Sans aucun doute, il faut s'appuyer sur quelques principes simples. Le premier est la gestion par les Africains eux-mêmes des crises auxquelles ils sont confrontés, et nous le souhaitons, on ne peut pas être plus, j'allais dire plus Africains qu'eux, c'est à eux, aux Africains, et sous l'égide de l'OUA ou de l'ONU de gérer leur propre crise. Deuxième type de réponse, c'est la démocratie, et non pas que ce soit quelque chose d'imposé aux Africains, mais il n'y a aucune raison que le continent africain ne connaisse pas les bienfaits de la démocratie, et il n'est pas voué à un destin qui serait exogène, étranger à la démocratie.

Zone humanitaire au Rwanda (bilan)

Q. : Sur la partie proprement française de cette gestion de l'affaire rwandaise, ne fallait-il pas, comme d'ailleurs nous l'avions dit au moment de l'intervention américaine en Somalie, désarmer les milices et arrêter les responsables des massacres ?

R. : Dans la zone humanitaire sûre, qui est le seul territoire sur lequel nous avions compétence, cet effort a été fait, les gens ont été désarmés, et bien sûr nous n'étions pas responsables de la totalité du territoire rwandais, mais sur cette zone-là, l'ONU nous avait donné un mandat, nous l'avons scrupuleusement respecté, y compris dans les dates, puisque nous sommes partis la veille du jour où il se terminait. Et à l'intérieur de cette zone, nous avons suscité des autorités locales, qui ont réussi à faire respecter l'ordre en très grande partie, protéger les réfugiés et désarmer les miliciens, et encore une fois c'est une bonne chose que les Africains aujourd'hui soient eux-mêmes en grande partie présents au Rwanda sous l'égide de l'ONU pour assurer ce type de fonction qui est nécessaire dans un pays encore troublé par des tensions ethniques et par des difficultés.

Force d'intervention africaine

Q. : Un dernier petit point sur le Rwanda, la France a eu beaucoup de mal à trouver des partenaires africains dans le montage de l'opération "Turquoise". Est-ce qu'il n'y a pas de ce côté-là aussi un bilan proprement politique à tirer sur l'impuissance de l'Afrique à gérer ses crises ?

R. : Je crois qu'il y a une forme de faiblesse qui est tout à fait fâcheuse, c'est la faiblesse militaire. Alors l'Afrique a d'autres problèmes bien entendu, mais elle s'apercevra, et je l'ai dit moi-même à un certain nombre de chefs d'État africains, que la faiblesse militaire, quand on est un État démocratique, c'est une grave carence.

Q. : Oui, vous avez évoqué, récemment d'ailleurs, la perspective de la création d'une force d'intervention africaine ?

R. : Je pense qu'il y a là une piste à chercher, j'en ai parlé à plusieurs chefs d'État, qui serait la suivante : des unités prépositionnées et planifiées qui pourraient intervenir sous l'autorité d'un état-major intégré africain, et dans le cadre d'opérations ONU-OUA.

Q. : Hier le dernier soldat russe a quitté Berlin, la semaine prochaine, ce sont les Alliés qui vont quitter l'ancienne capitale du Reich. Est-ce qu'on peut accélérer la mise en place d'une force de sécurité européenne, un peu dans la foulée de ce que vous venez de dire sur le plan africain ?

Corps européen

R. : Je crois que c'est tout à fait nécessaire, nous avons d'ailleurs le corps européen qui est un peu ce que je propose d'une certaine manière aux Africains, cela existe, c'est un corps qui va faire 50 000 hommes dès l'année prochaine, avec un état-major intégré à Strasbourg, avec quatre nations, l'Allemagne, l'Espagne, la Belgique et la France, et qui est, j'allais dire, la matrice d'une future armée européenne. Alors simplement, ce corps sera opérationnel dans un an.

UEO

Mais il y a là quelque chose de très positif, sur la crise yougoslave, la concertation entre Européens est constante, et ils constituent désormais la majorité des contingents qui sont des contingents de Casques bleus. Simplement il faut une volonté politique très forte, qui a manqué dans l'affaire bosniaque, et que nous devons avoir à mon sens si nous voulons résoudre nos crises entre Européens. Alors cette volonté elle passe d'abord par un accord franco-allemand, et nous l'avons, et il faut ensuite l'étendre et faire en sorte que l'UEO prenne en charge cette volonté politique, et la traduise dans les faits avec des corps européens.

Groupe de contact

Q. : Les Russes sont en train de changer de position, manifestement le groupe de contact peut voler en éclats. Est-ce que les Européens et les Américains vont maintenir leur cohésion sur la gestion du dossier bosniaque ?

R. : Un des premiers moyens de résoudre la crise, c'est de maintenir la cohésion du groupe de contact, c'est très important et notamment entre Européens et Américains, et c'est ce que nous disons à nos amis américains.

Levée de l'embargo sur les armes

Q. : Mais on craint que les États-Unis justement précipitent une levée de l'embargo ?

R. : Alors c'est la raison pour laquelle nous leur disons : "Faites attention, cette levée de l'embargo, elle est porteuse de toute sorte de conséquences funestes qu'il faut bien regarder en face". La première, c'est probablement la fin d'une certaine forme d'aide humanitaire, il sera très difficile d'assurer l'aide humanitaire dans le déferlement et le fracas des armes. La seconde, c'est la reprise des conflits ouverts et lourds autour de Sarajevo, autour des zones qui étaient jusqu'à présent protégées, et même en Croatie, avec bombardements lourds, attaques avec des armes lourdes…

Q. : …En un mot c'est une logique de guerre ?

R. : C'est une logique de guerre. La troisième, bien évidemment, c'est que nous ne pouvons pas accepter cette levée de l'embargo sans que les contingents de la FORPRONU soient mis en sécurité, en situation de sécurité.

Retrait des Casques bleus

Q. : Donc vous réaffirmez la perspective d'un désengagement des forces françaises et sans doute britanniques ?

R. : Nous posons comme condition à une éventuelle levée de l'embargo la protection des Casques bleus.

Q. : C'est très illusoire ?

R. : Nous n'accepterons pas cette levée de l'embargo si la sécurité des Casques bleus, c'est-à-dire leur éventuel regroupement ou retrait, n'est pas assurée.

Q. : Est-ce que des plans de retrait sont déjà à l'étude ?

R. : Bien entendu, bien entendu.

Q. : La détermination politique du gouvernement français est complète là-dessus ?

R. : Elle est totale, et je peux vous dire que c'est celle du Président de la République, du Premier ministre, de moi-même, et bien entendu du ministre des affaires étrangères.