Texte intégral
F.-O. Giesbert : Quels sont vos vœux pour la nouvelle année ?
Raymond Barre : Je souhaite que les Français retrouvent le bonheur, la joie de vivre.
F.-O. Giesbert : Ils l'ont perdue ?
Raymond Barre : Actuellement, j'ai l'impression qu'ils sont moroses. C'est le sentiment que j'ai eu pendant ces vacances et je crois qu'ils ont besoin de retrouver la confiance en eux.
F.-O. Giesbert : Vous avez envie de leur donner de la joie ?
Raymond Barre : Je ne sais pas si on peut leur donner de la joie, la joie est une chose que l'on se crée à soi-même. Mais elle vient de la confiance et je crois que les Français doivent retrouver confiance en eux et dans leur pays.
F.-O. Giesbert : Êtes-vous candidat ?
Raymond Barre : Je ne fais pas de déclaration de candidature ni à la radio ni à la télévision. J'ai dit que je n'excluais rien, je n'ajoute pas un mot à ce que j'ai dit. J'ai expliqué que c'est une décision qui se prend après réflexion. Nous avons encore au moins trois mois pour nous décider, du moins pour ceux qui voudraient y aller. J'estime qu'il est nécessaire de regarder la scène politique, de voir comment elle évolue, comment elle s'anime. À partir de là, compte tenu de l'évolution de l'opinion, j'arrêterai la décision que je prendrai.
F.-O. Giesbert : Tous les regards sont fixés sur vous ?
Raymond Barre : Je ne l'ai pas souhaité, je ne l'ai pas demandé.
F.-O. Giesbert : En quelques jours, vous avez fait un bond énorme dans les sondages, plus 16 points dans le baromètre Figaro-Magazine, plus 17 points dans celui du Nouvel Observateur.
Raymond Barre : Vous savez, je redescends aussi parfois rapidement.
F.-O. Giesbert : Comment expliquez-vous cette cote ?
Raymond Barre : Je ne l'explique pas. Il faut demander cela à ceux qui ont répondu aux questions des sondeurs. Peut-être les Français croyaient-ils que j'étais devenu absent de la scène politique, et ont-ils découvert que j'étais encore présent.
F.-O. Giesbert : Vous vouliez être sûr que les Français vous suivent, eh bien ça y est, vous êtes servi !
Raymond Barre : Vous tirez des conclusions qui sont un peu rapides. J'ai appris que nous vivions une période où il y a une grande volatilité de l'opinion. C'est précisément la raison pour laquelle je souhaite ne pas me reposer sur une bulle.
F.-O. Giesbert : Qu'est-ce qui vous déterminera à vous porter candidat ?
Raymond Barre : Je vous dirais ça quand j'aurai décidé d'être candidat. Je ne peux pas me prononcer à l'avance.
F.-O. Giesbert : Et ça peut être dans combien de temps, dans trois mois ?
Raymond Barre : Je viens de vous dire qu'il y a au moins trois mois pour prendre une décision. Pourquoi voulez-vous m'acculer à dire ce que je ne veux pas dire ?
F.-O. Giesbert : On dit qu'Édouard Balladur va se déclarer dans quelques jours, peut-être aux alentours du 18 janvier ?
Raymond Barre : C'est sa décision, c'est son choix.
F.-O. Giesbert : Jacques Delors a dit qu'à 70 ans, il préférait ne pas se présenter. Votre âge ne vous gêne pas ?
Raymond Barre : Je ne l'ai pas l'impression d'être gâteux.
F.-O. Giesbert : Mais Jacques Delors non plus ?
Raymond Barre : Il s'apprécie lui-même. Sans avoir une grande autosatisfaction, je crois que je me défends encore pas mal.
F.-O. Giesbert : Et De Gaulle était jeune ?
Raymond Barre : Oui, mais je ne fais pas de comparaisons de ce genre.
F.-O. Giesbert : Vous vous ressemblez beaucoup, le Premier ministre et vous, est-ce que votre candidature ne fera pas double emploi avec celle d'Édouard Balladur ?
Raymond Barre : Il faut demander cela aux Français. Ce qui compte, à mes yeux, c'est le jugement des Français. Ce sont eux qui décident, ce ne sont pas les partis, ce ne sont pas les candidats actuels, potentiels, virtuels, ce sont les Français. Nous verrons, si jamais je suis candidat, si le Premier ministre est candidat, ce que penseront les Français.
F.-O. Giesbert : Vous savez ce qu'on dit de vous, que vous êtes un homme de caractère, inoxydable, pugnace, mais que vous êtes aussi un homme seul, sans relais dans le pays, qui exaspère les partis politiques. Êtes-vous d'accord avec ce jugement ?
Raymond Barre : J'ai une grande considération pour les partis, à condition qu'ils ne veuillent pas faire de la Ve République le régime des partis. S'ils veulent tout ordonner, tout coordonner et tout commander, à ce moment-là je suis contre le régime des partis. En revanche, je crois qu'il est nécessaire que les familles de pensée soient encadrées, qu'il y ait des courants politiques organisés et, de ce point de vue, les partis sont très utiles. Mais ils doivent rester à leur place, et en particulier, ils ne doivent pas se dresser contre l'État.
F.-O. Giesbert : Ils ont trop de place aujourd'hui ?
Raymond Barre : Je le crois.
F.-O. Giesbert : Ils se dressent contre l'État.
Raymond Barre : Ils essayent de le contrôler totalement.
F.-O. Giesbert : Quel parti particulièrement ?
Raymond Barre : Tous les partis. Nous sommes dans un système où les partis ont retrouvé leur tendance de naguère à vouloir dominer l'État. C'est pour cela que je me suis battu pour l'État impartial. C'est un État qui ne se laisse pas dominer par les partis.
F.-O. Giesbert : Le social est devenu le grand thème de cette campagne électorale : quel est le message de Raymond Barre sur le chômage et l'exclusion ?
Raymond Barre : Sur le chômage, vous m'avez interviewé de nombreuses fois sur ce sujet, dans le Figaro notamment. Je réponds depuis longtemps à la question qui m'est posée : il n'y a pas de recette miracle. Le chômage est un phénomène qui concerne la société française et c'est la société française qui doit modifier un certain nombre de mentalités, de comportements, si elle veut venir à bout du chômage. Je crois que ce qui est indispensable, c'est d'une part un abaissement des charges sociales qui pèsent sur les entreprises. Ceci à la fois pour rendre le travail moins onéreux et pour accroître la compétitivité des entreprises. C'est, en second lieu, une meilleure formation. Cette formation ne doit pas être faite sur la manière française, c'est-à-dire avec des administrations qui règlent la formation depuis Paris, mais dans une optique régionalisée. Et surtout, en troisième lieu, on aura beau prendre toutes les mesures que l'on veut, si l'on n'introduit pas une plus grande flexibilité sur le marché du travail, si l'on n'accepte pas les entreprises individuelles, si l'on n'accepte pas les initiatives qui peuvent être prises et qui peuvent transgresser les multiples lois décriées – la loi quinquennale sur l'emploi, 52 décrets d'application ! –, comment voulez-vous que les gens se retrouvent ? J'écoutais, sur votre radio, au cours de cette semaine, deux informations qui disaient que des expériences intéressantes ne recevaient pas l'aide du ministère du travail. Pourquoi ? Parce que ça transgressait un peu les règles fixées. Que l'on accepte les initiatives ! Il faut, pour résoudre le chômage, que l'on ait le même esprit que celui des mille fleurs naguère.
F.-O. Giesbert : Est-ce parce qu'il n'a pas fait tout ça que le gouvernement n'a pas réussi à stabiliser le chômage comme il l'avait promis ?
Raymond Barre : Le Gouvernement a pris un certain nombre de mesures utiles, des progrès ont été réalisés. J'ai dit souvent, la direction est bonne. Mais l'intensité de l'action n'était pas suffisante. Peut-être les circonstances institutionnelles ne permettaient pas d'aller plus loin.
F.-O. Giesbert : Vous pensez que c'est la cohabitation qui a empêché de bien lutter contre le chômage ?
Raymond Barre : C'est un climat général, je ne dis pas la cohabitation, c'est le climat général : pendant deux ans, on veille à ne pas provoquer de drame institutionnel, on avance lentement, prudemment et on fait tout juste ce que l'on peut faire. J'ai toujours été contre la cohabitation pour cette raison. Je pense que l'on perd les deux ans pour la solution des vrais problèmes de la France. Regardez les dépenses sociales, Dieu sait si c'est important ! C'est peut-être le problème majeur pour la France de demain. On n'a pas fait grand-chose.
F.-O. Giesbert : Est-ce que vous avez le sentiment que les dirigeants politiques disent aujourd'hui la vérité aux Français ? Est-ce qu'on ne va pas apprendre, après l'élection présidentielle, qu'il faudra payer encore plus d'impôt ?
Raymond Barre : Ce n'est pas tant le fait de payer encore plus d'impôt, c'est le fait que cet impôt soit mieux réparti. Pendant ces vacances, j'ai vu paraître une information selon laquelle 48 % des Français ne paient pas d'impôt sur le revenu et que 10 % des Français paient 68 % de l'impôt sur le revenu. C'est la preuve que l'esprit d'entreprise se trouve directement atteint et menacé par la fiscalité. D'un côté, nous encourageons les gens qui, souvent, ne travaillent pas à ne pas participer à l'effort collectif. D'autre part, ceux qui travaillent, les entreprenants, sont ceux qui paient un impôt de plus en plus lourd. Il faudra revenir là-dessus. Évidemment, il faudra le faire dans un esprit de justice car c'est de cela dont les Français ont aujourd'hui besoin. Ils ont le sentiment que les choses qui se passent ne sont pas justes.
F.-O. Giesbert : Il n'y a pas assez de justice ?
Raymond Barre : Il n'y a pas assez de justice. La justice, ça ne signifie pas passer tout le monde à la toise. La justice, ça signifie faire en sorte que chacun prenne sa part du fardeau proportionnellement à ses capacités et à ses ressources.
F.-O. Giesbert : Vous voulez plus d'équité ?
Raymond Barre : Je dis plus de justice. Je sais qu'il y a une discussion sur l'égalité et l'équité, c'est pour les beaux esprits. Moi je vous dis, les Français comprennent un mot simple : il faut que les choses soient justes.
F.-O. Giesbert : Les affaires continuent à tomber sur la classe politique, le gouvernement a fait voter une loi sur le financement des partis. Est-ce que ce sera suffisant pour en finir avec la corruption ?
Raymond Barre : Il faudra qu'on tranche dans le vif. Nous avons eu, pendant ces vacances, l'affaire Halphen. Que voulez-vous ? Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé, on le saura mais c'est louche. Les Français se disent que cette affaire n'est pas claire.
F.-O. Giesbert : Vous dites qu'il y a peut-être manipulation ?
Raymond Barre : Mais je ne sais pas. En tout cas, pour quelqu'un qui observe, il se dit qu'il y a quelque chose qui se passe. Ce n'est pas normal tout ça. Par ailleurs, il se rappelle qu'un jour auparavant, il y a deux responsables des enquêtes financières à la police judiciaire qui sont brusquement promus. Ce qui signifie que ces personnalités ne suivent plus les dossiers qu'elles avaient en main.
F.-O. Giesbert : Donc le gouvernement intervient dans les affaires ?
Raymond Barre : Je ne sais pas si le gouvernement intervient. Ce que je dis simplement, c'est qu'il y a des faits troublants et qu'il faudrait en finir. Cela, les Français le comprennent aussi.
F.-O. Giesbert : Vous dites à Édouard Balladur : assurez l'indépendance de la justice ?
Raymond Barre : Je pense que le Premier ministre est décidé à assurer l'indépendance de la justice. Mais je redis que l'on ne prendra jamais assez de mesures pour qu'il soit clair que l'indépendance de la justice soit assurée. Toutes les fois que, d'une façon ou d'une autre, il apparaîtra que les choses sont biaisées, vous verrez qu'il y aura un sentiment de malaise en France. C'est ce malaise qui existe aujourd'hui et c'est pour cela, je crois, qu'il faut trancher dans le vif.
F.-O. Giesbert : Il y a aussi un malaise avec la Corse. Ces derniers jours, plusieurs crimes ont ensanglanté l'île. Avez-vous le sentiment que l'État français est encore chez lui en Corse ?
Raymond Barre : Non, c'est le problème de l'État. Mais d'ailleurs, c'est une question générale qui se pose. L'État s'est affaibli au cours de ces dernières années et la Corse n'est qu'un exemple de cet affaiblissement de l'État. Évidemment, c'est un exemple grossissant. Il faudra remettre les choses en ordre. J'ai parlé, un jour, de l'ordre républicain : nous avons besoin de retrouver l'ordre républicain.
F.-O. Giesbert : Depuis le 1er janvier, la France préside l'Union européenne. Qu'est-ce qu'elle doit faire pour donner un nouvel élan à l'Europe ?
Raymond Barre : Ne cherchons pas tous les six mois à donner un nouvel élan à l'Europe. Cherchons à réaliser ce qui a été décidé. Nous avons à appliquer le traité de Maastricht concernant l'Union économique et monétaire. Faisons-le !
F.-O. Giesbert : On y arrivera ?
Raymond Barre : Pourquoi pas ? Il s'agit de prendre, chez nous, les décisions qui nous permettent de remplir les critères de convergence. Une fois que les Français et les Allemands auront rempli ensemble ces critères, pourquoi voulez-vous que les autres ne souhaitent pas avancer avec nous ? Nous sommes une pièce maîtresse du dispositif. Il faut poursuivre l'effort que nous accomplissons dans le domaine de la politique étrangère : coordination des politiques étrangères. À cet égard, je suis heureux qu'enfin l'Union européenne se soit décidée à dire quelque chose au sujet de la Tchétchénie car le silence qui entourait les évènements de Tchétchénie me paraissait de plus en plus pesant et oppressant. En troisième lieu, il faut s'occuper de la Défense européenne. Des premiers efforts ont été accomplis, il faut les poursuivre. Voilà ce que nous devons faire, il est inutile de chercher à faire toujours mieux. Essayons de bien faire ce que nous avons à faire.
F.-O. Giesbert : Nos dirigeants paraissent assez pessimistes sur l'avenir en général, on ne parle que d'exclusion, de réquisitions. Vous voyez des raisons d'espérer ?
Raymond Barre : Parlons de l'exclusion. J'avais parlé de la sensiblerie sociale et j'y reviens : tout le monde sait qu'au moment des vacances de Noël et des grands froids, il y a des problèmes de sans domicile fixe, de gens mal logés. N'est-il pas possible de prendre son temps un peu à l'avance et d'essayer de planifier l'action à mener plutôt que de décider brusquement des réquisitions pour faire face à la situation de ceux-là ?
F.-O. Giesbert : Et y-a-t-il des raisons d'espérer ?
Raymond Barre : Oui. Je vais vous donner la raison d'espérer : avez-vous vu, à la télévision, les images concernant les 100 000 jeunes qui s'étaient assemblés à Paris, qui ont été accueillis à Paris et qui ont donné une impression d'ardeur, de courage et de foi qui m'a personnellement profondément impressionné.
F.-O. Giesbert : Vous avez aussi loué des locaux comme Édouard Balladur ?
Raymond Barre : Non, écoutez, soyons sérieux. Vous m'avez posé une série de questions sérieuses et voilà que vous retombez immédiatement dans les pires déviations microcosmiques !