Texte intégral
Voici quelques mois, nous avons célébré, avec la joie et la ferveur qui convenaient, la libération de notre pays. Avec recueillement aussi. La victoire ayant d'une certaine manière racheté notre violence, les mots et les morts furent ceux d'une guerre aussi lourde que les autres, aussi affreuse sans aucun doute, mais tellement éclairée par le caractère lumineux de la Libération !
Pourquoi n'avons-nous pas dans sa pureté le même sentiment pour ce qui concerne l'anniversaire de la libération des camps ? Pourquoi notre joie se trouve-t-elle comme recroquevillée, craintive, inquiète d'elle-même ? Pourquoi nous est-il impossible – malgré la délivrance des rescapés – de trouver là, ce jour-là, en cet endroit-là un motif de joie ou même d'espérance ?
Nous ne savons pas très bien répondre à cette question, parce que cette évocation dépasse toute parole, parce que nous devinons, dans chacun de nos peuples, la part de complicité qui s'y trouve, parce que, à travers Auschwitz, c'est l'Europe qui s'est engloutie et que nous sommes là, depuis, dans un silence de noyés.
Nous savions que c'était une guerre, nous savions que c'était une occupation, nous savions que c'étaient un vainqueur et un vaincu, un armistice ou une capitulation, une armée qui gagne ou une armée qui perd. Nous ne savions pas vraiment qu'il y avait cela au fond de nous.
Nous ne savions pas vraiment que l'humanité elle-même pouvait être vaincue. Nous ne savions pas ce que pouvait être la négation absolue, formellement exprimée, de l'être humain. Nous ne savions pas ce que c'était que la programmation industrielle de la mort. Nous pensions que les morts – fussent-elles celles de la guerre – étaient accidentelles. Nous ne savions pas que l'on pouvait tuer des enfants comme des insectes et détruire une culture comme on le fait d'une infection. Et que tout cela puisse avoir été pensé, voulu, réalisé en Europe, notre partie, prolonge comme un écho notre stupeur et nous empêche de célébrer quoi que ce soit dans la quiétude d'un honneur retrouvé.
Si aujourd'hui, dans notre difficulté à célébrer un anniversaire, dans le désarroi de notre identité d'Européens, il devait y avoir un message, ce serait bien celui d'une urgence. Message venu du néant, où nous avons laissé s'abîmer nos frères juifs, tziganes, résistants, déportés qui furent dans la mort les premiers des Européens. Message d'une Europe que nous avons laissée, dans les années 30 se traduire d'elle-même, à travers l'inconscience des États, la lâcheté trop fréquente de l'esprit, l'affaissement moral des opinions flattées, l'oubli des cultures, le mépris des différences.
Auschwitz, c'est un pluriel. Non seulement parce que les lieux du massacre furent nombreux et que certains furent des bureaux français avec des listes sur les tables. Mais aussi et surtout parce que les actes qui y mènent, les renoncements qui le font accepter, les compromis qui le préparent sont de multiples étapes sur un même chemin.
Si nous acceptons sans mot dire (sans maudire ?) ce qu'à nos portes on commet, que reste-t-il de l'Europe, de sa voix, de sa nécessité, de son identité ? Si l'on décapite une femme parce qu'elle veut s'habiller comme elle l'entend, si l'on assassine un journaliste parce qu'il est journaliste, si l'on brûle une école parce que c'est une école, si l'on épure ethniquement et sélectionne physiquement, si l'on écrase une langue parce qu'elle est pariée, une mosquée ou une église, parce qu'on y prie, une ville parce qu'on y rencontre et que les Européens se taisent, que reste-t-il à dire ?
La question que nous pose Auschwitz, c'est celle du caractère précieux de l'Europe. Une Europe voulue, construite, forte et solidaire. Une Europe qui accepte comme des valeurs communes – plus importantes que celles du marché – le primat du droit, le respect de la personne, la liberté de conscience, le pluralisme des opinions, la protection des minorités, l'égalité des sexes, etc.
Si nous n'avons pas pour unique destin le libre-échange et la loi de la marchandise, peut-être retrouverons-nous une parole. Peut-être autour de nous, en Algérie ou en Bosnie, par exemple, sera-t-elle écoutée pour ce qu'elle est : une parole qui libère.
J'ai confiance dans la voix de la France d'aujourd'hui, dans cette responsabilité singulière qui lui fait présider l'Europe, dans le respect qui entoure notre politique étrangère et l'utilisation pacifique qui est faite de nos armées.
En Europe, nous ne serons jamais quittes avec Auschwitz.
Mais nous pouvons, Français d'aujourd'hui, Européens de culture et de foi, désigner un chemin, tracer une perspective d'espérance, montrer que notre mémoire est vivante et notre cœur intact. Et reprendre le mot de René Char à son ami Francis Curel : « Prends garde à ceux qui s'affirment rassurés parce qu'ils pactisent. » C'était en 1941. Puis, quatre années plus tard, au même, revenant de la déportation : « La pensée ne t'a pas effleuré de tirer du déluge ta défroque à rayures pour en faire une relique pour les tiens. »
Ni complaisance ni goût pour la relique. Mais simplement ceci : un immense, vivant et silencieux respect pour les morts, une parole qui n'oublie rien, qui ne se cache pas, ni ne se dérobe à son vrai rôle.