Articles et interview de M. Bernard Stasi, vice-président du CDS, dans "Démocratie moderne" du 24 novembre 1994, à France 2 le 11 décembre et dans "Le Monde" du 23, sur la non-candidature de J. Delors, et sur la difficile recomposition politique à laquelle il aurait été amené, et sur les positions de M. Pasqua vis-à-vis de M. de Villiers.

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Média : DEMOCRATIE MODERNE - France 2 - Le Monde

Texte intégral

Démocratie Moderne : 24 novembre 1994
Signal d'alarme !

Charles Pasqua est un récidiviste. Quelques jours avant l'élection européenne, en « dédouanant » la liste conduite par Philippe de Villiers, il avait enlevé tout scrupule et donné bonne conscience à ceux des électeurs de la majorité qui, tentés de voter pour cette liste, hésitaient encore à le faire. Il en était résulté une perte de 4 ou 5 points pour la liste menée par Dominique Baudis.

Voici que quelques mois plus tard, au moment où il fonde un nouveau parti, Philippe de Villiers est gratifié d'un message par lequel le ministre d'État, se félicitant de son initiative, lui fait savoir que de nombreux électeurs de la majorité pensent comme lui. On ne saurait être plus aimable et plus encourageant.

Si, en lui adressant une chaleureuse missive, Charles Pasqua avait simplement vous saluer, en la noble personne du chef vendéen, le champion autoproclamé de la morale et de la vertu, on se contenterait d'en sourire. Mais on sait que l'hommage pasqualien s'adressait à l'ancien compère du combat contre le Traité de Maastricht, au pourfendeur de ces funestes lubies européennes qui, selon l'un et l'autre, conduiront, si les Français ne réagissent pas à temps, notre malheureux pays à la catastrophe.

Outre la fidélité à ses propres convictions, le ministre de l'Intérieur a sans doute de bonnes raisons de donner un coup de chapeau, et un coup de main à Philippe de Villiers. Nous avons, nous, me semble-t-il, de fortes raisons d'être inquiets. Et d'excellentes raisons pour anticiper, avec ardeur, au débat sur l'Europe.

Oui, il est inquiétant, pour la solidarité de la majorité et pour la continuité de la politique européenne, qu'un membre éminent du gouvernement manifeste, publiquement, son soutien à un homme qui ne cesse de dénoncer la politique européenne mise en œuvre par ledit gouvernement comme étant gravement préjudiciable aux intérêts de notre pays.

Certes, Charles Pasqua n'est pas (pas encore ?) candidat aux élections présidentielles. Il est, néanmoins, de ceux dont la voix se fera fortement entendre tout au long de la campagne et dont le soutien pèsera lourd au profil de tel ou tel concurrent.

On peut donc redouter que le ou les candidats de la majorité ne succombent à la tentation de tenir un discours fort modérément européen, afin d'obtenir les faveurs de Charles Pasqua et de Philippe de Villiers, sans oublier Philippe Seguin.

Il nous appartiendra alors de relever le défi. C'est-à-dire de rappeler, à temps et à contretemps, que, dans ce monde instable, dangereux et tumultueux, la France n'a rien à gagner à se replier sur ses peurs et sur son passé. Qu'au moment où l'Europe, qui doit s'élargir sans se diluer, est à la croisée des chemins, la France a tout à perdre à laisser à l'Allemagne seule la tâche de montrer la voie et l'honneur d'entraîner ses partenaires.

Si, par malheur, nous ne parvenions pas à empêcher de dangereuses dérives, nul ne pourrait dissuader ceux des Français pour lesquels l'Europe est au cœur des convictions politiques – ils sont plus nombreux qu'on ne le croit pas – d'apporter leurs suffrages, en dehors de toute considération partisane, à celui qui leur apparaîtrait le plus déterminé à permettre à la France d'accomplir pleinement son destin européen.

Il ne s'agit pas pour nous, au moment où commence la campagne, d'exercer je ne sais quel chantage. Mais parce que nous voulons, à l'occasion de la prochaine élection présidentielle, faire gagner, à la fois, la majorité, la France et l'Europe, il nous paraît nécessaire, il nous paraît urgent de lancer un avertissement… et peut-être, déjà de tirer le signal d'alarme.


France 2: Dimanche 11 décembre 1994

B. Masure : Votre réaction.

B. Stasi : Je regrette le fait que J. Delors ne se présente pas. Avec J. Delors comme candidat, la campagne présidentielle aurait eu une certaine tenue, une certaine dignité, une certaine qualité. Je le regrette, car l'Europe qui est un problème fondamental aurait été au cœur de la campagne. Je le regrette, car la menace de la victoire de J. Delors aurait obligé la majorité à s'unir autour d'un candidat unique. Sans J. Delors, cela risque d'être la foire d'empoigne.

B. Masure : P. Méhaignerie avait déclaré hier : si J. Delors est candidat, il faudra un candidat unique de la majorité. Maintenant, la bataille va pouvoir s'ouvrir dans vos rangs ?

B. Stasi : C'est ce que l'on peut craindre. Une des raisons pour lesquelles j'ai souhaité la candidature de J. Delors, c'est que cela aurait obligé la majorité à s'unir autour d'un seul candidat. Il y aura peut-être plusieurs candidats de la majorité. Ce qui est indispensable, c'est que cela ne soit pas une guerre avec tous les coups permis. Il faut qu'il y ait une certaine bonne conduite entre les éventuels nombreux candidats de la majorité si l'on veut que la majorité l'emporte. Il ne faut pas croire que parce que J. Delors n'est pas candidat c'est obligatoirement la victoire du candidat de la majorité.

J.-M. Carpentier : C'est joué pour E. Balladur ?

B. Stasi : Je ne pense pas que ce soit joué pour qui que ce soit. C'est certainement plus facile pour E. Balladur ou pour le candidat de la majorité, mais il ne faut pas croire que tout est permis, que l'on peut dire n'importe quoi, notamment sur le plan européen. Si J. Delors avait été candidat, il était absolument indispensable – nous étions un certain nombre à l'avoir dit – que les candidats de la majorité aient un discours européen clair, et qui manifeste la volonté d'engager la France dans une politique européenne volontariste. Sinon, les électeurs de la majorité attachés à l'Europe auraient été tentés de voter pour J. Delors. Le fait que J. Delors ne soit plus candidat ne veut pas dire que sur le plan européen il faut dure n'importe quoi et que les candidats de la majorité se laissent aller à une démagogie anti-européenne qui serait contraire aux intérêts de la France, mais néfaste aussi pour les candidats de la majorité.


Le Monde : 23 décembre 1994

Un rêve impossible

La recomposition politique, ce ne peut être le ralliement du centre, ou d'une partie du centre, à la gauche. Elle ne peut être réalisée que par le rassemblement, au centre, de tous ceux qui partagent les mêmes valeurs, celles de la démocratie chrétienne et de l'humanisme laïque.


Est-ce seulement le hasard qui a réuni, dans le même week-end, l'élection de François Bayrou à la tête du parti centriste et le renoncement de Jacques Delors à se lancer dans la campagne présidentielle ? C'est sans doute aussi la prise de conscience, chez de nombreux responsables politiques, d'une forte et double vérité : il est impossible de rassembler le centre en s'appuyant sur la gauche ; c'est au centre, c'est à l'initiative du centre que doivent se rassembler ceux qui refusent non seulement les excès des extrêmes, mais aussi les dogmatismes de la gauche et de la droite.

Certes, les sondages de ces dernières semaines et les études d'opinion révélaient que Jacques Delors, en raison du symbole européen qu'il représente mais aussi de sa rigueur morale, séduisait une bonne partie de l'électorat centriste – et même au-delà. Tout permet cependant de penser que, pendant la campagne, le soutien bruyant d'un Parti socialiste, très affaibli, mais tout émoustillé dans la perspective d'une victoire redevenue possible, sans même évoquer le ralliement probable du Parti communiste après le premier tour, auraient détourné de Jacques Delors bon nombre d'électeurs qui avant le début de la campagne considéraient le président de la Commission européenne comme un personnage pas très clairement identifié dans le paysage politique français.

C'est sans doute parce qu'il savait bien que ce changement d'image et cet effritement de sa cote de confiance allaient se produire qu'il a préféré renoncer à la compétition présidentielle. Le programme que Jacques Delors aurait eu l'intention de mettre en œuvre – un programme qu'aucun véritable centriste n'aurait renié – aurait compté beaucoup moins, aux jeux de nombreux électeurs, que les soutiens dont il aurait bénéficié. Et ceux-ci, en dépit de l'évidente volonté de l'intéressé de prendre ses distances par rapport au Parti socialiste, auraient fait apparaître Jacques Delors comme le héraut, pour ne pas dire l'otage, de la gauche.

La recomposition politique

Or la gauche, en France, en raison de son échec au pouvoir et de son discrédit moral, peut-être aussi parce qu'au moins une partie de la gauche apparaît encore liée, dans l'inconscient collectif, idéologiquement et moralement, aux régimes d'oppression qui se sont effondrés à l'est de notre continent, suscite une violente répulsion chez une fraction importante de l'électorat. S'il en fallait une preuve supplémentaire, on pourrait rappeler que ceux qui, venant du centre ou même de la droite, ont, à un moment ou à un autre, au cours de ces dernières années, rejoint la gauche, ne semblant guère avoir entraîné derrière eux de forts bataillons d'électeurs. Les ralliements individuels n'ont jamais déplacé d'un pouce les frontières entre la majorité et l'opposition.

Dans l'impossibilité de s'appuyer, après un éventuel succès, sur une partie suffisante du centre, Jacques Delors aurait été prisonnier de la gauche. Lorsque, dans son propos, il a manifesté son refus d'une cohabitation avec une majorité et un gouvernement ne partageant pas ses convictions et ses orientations, sans doute pensait-il aussi à cette situation-là. Jacques Delors ne voulait pas être condamné à cohabiter avec la gauche.

La veille du jour où Jacques Delors a annoncé sa décision, le CDS avait choisi de se lancer dans une entreprise ambitieuse : bâtir un centre nouveau. Un centre dont la vocation n'est pas d'être une force d'appoint, un centre dont l'ambition d'être un jour majoritaire dans le pays.

Pari difficile, sans doute. Et pourtant n'est-il pas évident qu'aujourd'hui ceux qui refusent, d'une part, le rêve égalitariste, les tentations étatistes, l'irresponsabilité dans le domaine économique d'une partie de la gauche et, d'autre part, le libéralisme à visage inhumain, l'autoritarisme et le nationalisme agressif d'une partie de la droite, ne sont pas loin de constituer, même si beaucoup d'entre eux l'ignorent, la majorité des Français ? S'ils étaient réunis dans un seul parti, celui-ci pourrait être le premier parti de France. Comme l'a dit François Bayrou, nouveau président du CDS, des responsables politiques comme Raymond Barre et Simone Veil, Edouard Balladur et Charles Million, Valéry Giscard d'Estaing et François Léotard, sans oublier, bien sûr, Jacques Delors, pourraient s'y sentir à l'aise.

La recomposition politique si souvent annoncée, depuis si longtemps espérée par certains, ce ne peut être le ralliement du centre ou d'une partie du centre, à la gauche. Elle ne peut être réalisée que par le rassemblement, au centre, de tous ceux qui partagent les mêmes valeurs, celles de la démocratie chrétienne et de l'humanisme laïque, la même volonté de faire de la société française une société plus solidaire et plus décentralisée, la même conviction que le bien-être des Français et l'avenir de la France sont de plus en plus liés aux progrès de la construction européenne.

Un jour viendra, peut-être plus proche qu'on ne le croit, où ce rassemblement sera possible, où le rêve de Jacques Delors, impossible à réaliser dans le contexte où il était enfermé, s'accomplira.