Texte intégral
Le journal des présidentielles : janvier 1995
Le journal des présidentielles : En renonçant à se présenter, Jacques Delors a créé un vide, comment les socialistes vont-ils se sortir de cette situation ?
Henri Emmanuelli : La décision de Jacques Delors a créé une déception forte chez les militants et les sympathisants socialistes et au-delà d'eux. Pourtant Jacques Delors avait pris la précaution de dire que sa décision n'était pas arrêtée et j'avais moi-même incité à la prudence. Mais les gens étaient persuadés qu'il serait candidat. D'où un certain désarroi. Aujourd'hui nombreux sont ceux qui ont le sentiment – à tort – que les choses sont irrémédiablement perdues. Moi je ne le pense pas parce que je crois que les Français ne sont plus fascinés par Edouard Balladur et qu'ils n'adhèrent plus à la politique de droite. Si nous arrivons à dégager un candidat qui bénéficie d'un large soutien du PS et, comme je le souhaite, de soutiens extérieurs, je suis sûr que l'élection n'est pas perdue. Mais il me faut un peu de temps pour laisser décanter la situation à l'intérieur du parti et puis aussi pour consulter à l'extérieur. J'ai donc besoin de plus de huit jours !
Le journal des présidentielles : Est-ce que vous ne regrettez pas aujourd'hui d'avoir au congrès de Liévin fait un appel vibrant à Delors en rassemblant les socialistes derrière lui ?
Henri Emmanuelli : À Liévin, les socialistes ont été rassemblés non pas derrière l'appel à Jacques Delors, même s'ils étaient quasiment unanimes à souhaiter sa candidature, mais sur un texte qui a été voté à 92 %. Et si certains, très peu nombreux, ont voté ce texte avec des arrière-pensées, c'est leur problème, pas celui des militants.
Le journal des présidentielles : Mais justement ce texte n'a-t-il pas été le problème de Jacques Delors qui pouvait penser se retrouver en porte-à-faux avec la ligne du parti ?
Henri Emmanuelli : Il y a deux ou trois personnes qui parlent au nom de Jacques Delors sans avoir été mandatées pour cela. Jacques Delors m'a dit de lui faire l'amitié de penser que l'orientation politique du parti n'avait rien à voir avec sa décision. Et je le crois.
Le journal des présidentielles : Avez-vous compris les explications de Jacques Delors ?
Henri Emmanuelli : J'ai dit que nous respections ses motivations personnelles mais que nous ne partagions pas son analyse politique de la situation. Les combats ne sont jamais perdus d'avance et si un homme est élu président de la République, cela veut dire que la majorité de Françaises et de Français qui a voté pour lui est prête à donner une majorité à celui qu'elle vient d'élire.
Le journal des présidentielles : Tout de même, n'était-ce pas démobilisateur d'affirmer qu'il n'aurait pas pu avoir de majorité ?
Henri Emmanuelli : Il a donné son sentiment, point ! La subjectivité n'est pas la réalité… La page Delors est donc tournée. Pour le remplacer certains parlent d'un « candidat commun », d'autres d'un « candidat unitaire »…
Même si je l'aurais souhaité, je ne pense pas qu'il puisse y avoir un candidat unique de la gauche. On n'est ni en 1965 ni en 1974. Mais je souhaite tout de même, et c'est pour cela que je vais consulter, que le candidat désigné par les socialistes ne soit pas le candidat des seuls socialistes. C'est l'objectif recherché.
Le journal des présidentielles : Déjà des noms circulent, Lang, Joxe… Qui sortira du chapeau socialiste ?
Henri Emmanuelli : Il y a quatre à cinq personnes qui peuvent répondre aux critères nécessaires. Mais si j'ai demandé du temps c'est pour pouvoir faire en sorte qu'il y en ait le moins possible à l'arrivée.
Le journal des présidentielles : Les récents propos de Michel Rocard sur le PS « champ de ruines » ne sont-ils pas gênants dans ce contexte ?
Henri Emmanuelli : Je ne souhaite pas polémiquer avec Michel Rocard mais j'observe que ses propos ont suscité des réactions très vives et pour le moins défavorables parmi les socialistes.
Le journal des présidentielles : Quel est le calendrier du PS dans les semaines qui viennent ?
Henri Emmanuelli : La plate-forme présidentielle sera arrêtée à la mi-janvier puis une convention nationale de désignation du candidat se tiendra soit le 28 janvier, soit le 4 février, après consultation de tous ceux qui veulent bien me voir à l'intérieur comme à l'extérieur du parti. Je leur dirai : nous avons une responsabilité historique, celle de faire en sorte que les Français aient un véritable choix et donc qu'il y ait un candidat au second tour. Et pour que le candidat de la gauche soit présent au second tour, il faut qu'il bénéficie d'un soutien aussi large que possible. Si, en revanche, tout le monde se fait plaisir au premier tour, le résultat c'est qu'il n'y aura pas de choix pour les Français.
Le journal des présidentielles : Vous êtes premier secrétaire du PS, votre nom est évoqué comme candidat possible d'autant que beaucoup semblent se dérober. Qu'en est-il ?
Henri Emmanuelli : Je ne peux empêcher personne de parler. Mais je ne pense pas que tout le monde se dérobera !
Le Monde : 25 janvier 1995
Le Monde : Toutes vos déclarations avaient laissé accroire que vous ne seriez jamais candidat. Quelles sont les raisons qui vous ont amené à vous raviser ?
Henri Emmanuelli : Je n'envisageai pas, le 11 décembre, lorsque Jacques Delors a fait connaître son choix, ni même le 4 janvier, quand Lionel Jospin s'est déclaré, cette candidature. Simplement, j'ai acquis la conviction qu'après la décision négative de Jacques Delors, le problème changeait complètement de nature. Nous n'avions plus, face à M. Balladur, le candidat providentiel qu'aurait pu être Jacques Delors. J'ai pensé que, face à l'actuel Premier ministre, dont la popularité repose davantage sur la résignation que sur l'adhésion, il nous fallait essayer de construire rapidement une dynamique d'espoir qui ne pouvait être qu'une dynamique de rassemblement.
Avec l'accord du bureau national de mon parti, j'ai engagé les consultations nécessaires. Au fur et à mesure, j'ai acquis la conviction que cette dynamique de rassemblement pouvait naître. Non pas avec tout le monde, mais avec un nombre de partenaires suffisant pour que l'on passe de l'attentisme pessimiste à une phase de mouvement, conformément aux objectifs stratégiques définis au congrès de Liévin.
Ma candidature s'inscrit donc dans cette perspective, qui est celle du rassemblement à l'intérieur comme à l'extérieur du PS. Je mesure l'ampleur de la tâche, mais je crois que, si nous le voulons, nous pouvons, tous ensemble, surprendre une droite déchirée et sans autre projet que de s'emparer de tous les pouvoirs en cachant aux Français la régression sociale et politique qui les menace.
Le Monde : Certains vous reprochent de passer sous les fourches Caudines de Radical.
Henri Emmanuelli : Le 3 février, nos militants voteront dans les sections, et personne d'autre ne votera à leur place. Je ne comprends pas ce reproche. On dit également que vouloir une candidature commune serait en réalité une manœuvre contre tel ou tel d'entre nous. Je trouve curieux que l'on me reproche de vouloir le rassemblement après m'avoir présenté comme un sectaire. Je ne m'en offusque pas : c'est le risque d'être devant, c'est-à-dire à l'endroit où les coups pleuvent et où l'air présente le plus de résistance. Mais je garde le cap. Et si le cap doit être modifié, il faut que ce soit sur la base d'un choix politique et non sur des considérations de personnes.
Le Monde : Peut-on imaginer la constitution d'une confédération de la gauche ?
Henri Emmanuelli : Je ne le crois pas. Mais je sais aussi qu'on se rassemble plus facilement après une victoire qu'au lendemain d'une défaite. Par le passé, je me suis trouvé engagé dans des politiques de rassemblement de la gauche qui traçaient des perspectives stratégiques et politiques qui se sont révélées victorieuses et qui se situent bien au-delà de toute considération sur les personnes. Ne régressons pas.
Le Monde : Comprenez-vous la réaction des militants qui disent que jamais ils ne voudront avoir la même carte que Bernard Tapie ?
Henri Emmanuelli : La question ne se pose pas. Il existe aujourd'hui une possibilité d'amorcer un mouvement, mais nul ne sait jusqu'où il ira. En toute hypothèse, aucun militant ne verra jamais son propre parti se transformer sans avoir été l'acteur et le décideur de ce changement. Quant à Bernard Tapie, il est Bernard Tapie et s'assume comme tel. Plutôt que de se focaliser sur sa personne, mieux vaudrait s'interroger sur les raisons qui lui valent une popularité certaine parmi un électorat qui est naturellement celui de la gauche.
Le Monde : N'avez-vous pas le sentiment que votre candidature n'a fait qu'ajouter à la confusion ?
Henri Emmanuelli : Je suis candidat au rassemblement de la gauche. Je ne suis pas candidat à une aventure personnelle. Mais je sais que le Parti socialiste montre une extraordinaire capacité à se troubler et à renouer avec frénésie avec ses divisions. C'est pourquoi, en tant que premier des socialistes, je me devais de prendre mes responsabilités. Ma place est à la tête du combat pour défendre leurs idées.
Considérer qu'un vote dans un parti démocratique est un jeu de massacre est, au demeurant, fort préoccupant. Si le système politique français se porte mal, c'est aussi parce que les partis politiques vont mal. Et si l'on veut régénérer le système politique français, il faut d'abord régénérer les organisations qui prétendent le structurer. Voter n'est pas un drame. Voter est une nécessité. Le parti doit réapprendre cette évidence s'il veut reprendre sa marche en avant Voter est d'autant plus nécessaire que je suis obligé de constater que l'unanimité du parti, comme je le craignais, cache des comportements et des choix très différents. Tout cela n'est pas sain.
Le Monde : Imaginez-vous encore possible que les deux autres candidats, Lionel Jospin et Jack Lang, s'effacent devant leur premier secrétaire ?
Henri Emmanuelli : On m'a suggéré de réunir un comité des sages qui irait dans ce sens. Si j'avais le sentiment que cela soit productif, je le réunirais volontiers. Mais sur quelles bases ? Et comment opposer au vote des militants, qui me paraît être la seule source de légitimité dans notre parti, le choix de tel ou tel comité ? Ce serait contraire à mes engagements et à la démocratie.
Le Monde : Que répondez-vous à ceux qui prétendent qu'à Liévin, le congrès vous avait mandé uniquement pour tenir le parti en vue des prochaines élections ?
Henri Emmanuelli : Si d'aucuns peuvent penser qu'au congrès de Liévin, je n'avais reçu qu'un mandat de gestion administrative, je dis très clairement qu'ils se sont trompés d'homme. Je ne suis le valet de personne.
Le Monde : Vous considérez donc votre candidature comme naturelle ?
Henri Emmanuelli : Je la qualifierais plutôt de logique et de nécessaire, dans l'intérêt de la gauche.
Le Monde : Comprenez-vous le désarroi des militants devant le spectacle offert par votre parti aujourd'hui ?
Henri Emmanuelli : Je peux le comprendre, mais je pense qu'en prenant cette initiative, je peux leur épargner un désarroi plus grand. Qu'ils se rassurent : le 5 février, ils auront un candidat, et un seul.
Le Monde : Êtes-vous assuré qu'il n'y aura plus d'autres candidats à gauche dès l'instant où le PS aura désigné le sien ?
Henri Emmanuelli : Je le souhaite, je l'ai toujours souhaité. Je suis entré au Parti socialiste à Épinay, un parti dirigé par un homme, François Mitterrand, que je ne connaissais pas et pour lequel, à l'époque, comme beaucoup de jeunes de ma génération, je n'avais pas d'attirance particulière parce qu'il était un homme de la IVe République. Mais cet homme disait : je veux rassembler la gauche, parce que c'est Je seul moyen de battre la droite. Je me suis engagé en disant : je viens adhérer à l'union de la gauche.
Aujourd'hui, je parle de rassemblement, parce que je suis profondément persuadé que la gauche doit résister en permanence à la tentation de l'émiettement et qu'elle n'a la possibilité d'offrir aux Français une alternance crédible que si elle est rassemblée le plus largement possible. Au second tour, le désistement des communistes ne posera pas, je l'espère, de difficultés. Le problème, c'est bien le premier tour.
Le Monde : Ceux qui vous sont hostiles invoquent votre mise en examen dans l'affaire Urba, qui vous amènera à comparaître à Saint-Brieuc en mars.
Henri Emmanuelli : J'ai beaucoup réfléchi à propos de l'affaire Urba, pour laquelle j'ai été mis en examen, non pas pour des actes que j'aurais commis personnellement, mais du fait de mon appartenance à la direction du PS. Contrairement à ce que je lis depuis deux ans, je n'étais pas seulement trésorier du Parti socialiste. J'étais, à l'époque, le numéro deux, chargé de la coordination, de l'organisation, de la trésorerie.
Il faut être clair. Puisque c'est le Parti socialiste qui est mis en cause, soit tous les socialistes qui ont eu des responsabilités sont solidaires, soit on tombe dans la théorie du bouc émissaire, qui serait Henri Emmanuelli. Je ne pense pas que ce soit une théorie moderne. Elle n'est juste ni moralement ni pénalement. L'affaire Urba est un problème politique qu'on essaie de régler au plan pénal, à travers un homme, sans pouvoir lui imputer le moindre acte délictueux. J'ai beaucoup de difficultés à accepter cette logique-là, et je m'en expliquerai devant les Français.
Le Monde : Quelles conclusions tireriez-vous si vous n'étiez pas choisi comme candidat du parti ?
Henri Emmanuelli : Quand on sollicite la confiance et qu'on ne l'obtient pas, il faut en tirer toutes les conséquences.
Le Monde : Estimez-vous envisageable que Raymond Barre, y compris Jusque dans vos rangs, puisse reprendre d'une certaine façon le flambeau de Jacques Delors ?
Henri Emmanuelli : Je n'ai pas très bien compris ce fantasme microcosmique, comme dirait M. Barre. M. Barre est un homme respectable, comme l'est M. Balladur ou M. Chirac, mois ils appartiennent tous à la même famille politique, qui n'est pas celle de la gauche. M. Barre est un fidèle des rencontres de Davos, le nec plus ultra du libéralisme économique. Sauf à ne rien comprendre à rien, j'imagine mal que ce !lambeau puisse être le nôtre.
Le Monde : Quels seront les véritables enjeux de cette campagne ?
Henri Emmanuelli : Il faut que la gauche tienne un discours de vérité et formule des propositions d'urgence face à une droite qui, toutes tendances confondues, va être contrainte au mensonge, puisqu'elle va prôner la résignation à une régression sociale qu'elle maquille en adaptation nécessaire. Cette campagne doit être aussi le début d'un sursaut de volonté. Il n'est pas vrai que cette régression sociale soit fatale. Il faut faire des propositions concrètes pour que les Français réapprennent le rôle de la volonté et des choix politiques dans la maîtrise de leur destin. Il faut enfin leur faire comprendre que leur système politique est archaïque et les convaincre d'instaurer une démocratie plus réelle. Une campagne présidentielle doit être un débat de société. À la gauche d'y veiller.