Texte intégral
Le Monde : 11 avril 1995
Q. : A moins de deux semaines de l'élection présidentielle, vous êtes placé, comme en 1988, en quatrième position. Considérez-vous cela comme un échec ?
R. : La partie n'est pas jouée. Les trois premiers candidats ont bénéficié d'un avantage médiatique considérable, ils ont été en quelque sorte « établis » comme candidats officiels et ils ont bénéficié du quasi-monopole de l'espace médiatique. On a dit aux Français : « Il y a des petits candidats, il ne faut pas s'en occuper. Et il y a trois candidats importants, c'est entre ceux-là que tout se joue. »
Ces candidats ont tous les trois la préoccupation de ne pas parler du passé parce qu'ils partagent ce que j'appellerai un bilan de faillite, dans lequel apparaît clairement leur impuissance à résoudre les problèmes qui se sont posés au pays pendant les deux dernières décennies. Ces candidats sociaux-démocrates ont en commun, aussi, l'abandon de la référence nationale, qui est probablement de loin le fait politique le plus essentiel de cette campagne électorale. De la gauche, cela ne nous étonne pas outre mesure, parce qu'elle a été parfois patriote, mais elle a été plus généralement internationaliste. Mais de la droite, surtout quand elle se réclame du général de Gaulle, c'est plus étonnant.
Q. : Vous n'acceptez pas la répartition actuelle des candidats telle qu'elle ressort des sondages ?
R. : Imaginons que j'arrive à un point derrière le deuxième… Ne serais-je pas fondé à penser que l'élection a été faussée par le fait que ce deuxième aura bénéficié de vingt fois, trente fois plus de publicité que moi ?
Q. : Par avance, vous mettez en cause le résultat du premier tour ?
R. je suis six points derrière, non, évidemment. Mais si je suis près, oui.
Q. : En 1988, la campagne a souvent tourné autour de vos thèses. Comment expliquez-vous que cette fois ce ne soit pas le cas ?
R. : Alors comment expliquera-t-on que j'aie un résultat meilleur que la dernière fois ?
Q. : Vous dites que votre résultat sera supérieur à 14,5 % ?
R. : Je pense qu'il l'est déjà. Je ne peux pas l'affirmer puisque c'est un résultat aléatoire, mais je pense que je suis au-dessus de 15 % …
q. : Considérez-vous que Philippe de Villiers peut vous ôter les voix qui vous permettraient de figurer au second tour ?
R. : Cela a beaucoup moins d'importance que le fait d'avoir été absent ou écarté de la compétition médiatique. Les politologues qui ont analysé la campagne européenne ont estimé qu'il n'y avait pas plus d'un ou deux points donnés à de Villiers qui pouvaient venir du Front national. Aujourd'hui, la situation est très différente, M. de Villiers n'a plus les soutiens dont il bénéficiait, je ne suis pas sûr qu'il passe la barre des 5 %.
Q. : Même au-dessous de 5 % ; ces points-là ne vont-ils pas vous manquer ?
R. : C'est possible. Et je dois dire qu'il n'est pas illégitime de ma part d'espérer que les électeurs votent utile. M. de Villiers n'a pas présenté un programme d'une grande originalité. A l'immigration près, dont il parle extrêmement peu, il a copié grosso modo le programme du Front national.
Q. : Vous dénoncez régulièrement le conformisme de la pensée, mais comment définissez-vous votre anticonformisme ?
R. : C'est que j'ai des positions qui sont presque radicalement différentes de celles de la classe politique, de l'établissement dominant le pays.
Q. : Jacques Chirac aussi dénonce la pensée unique.
R. : Jacques Chirac ! Ça, c'est du bidon. C'est le langage électoral. Jacques Chirac dénonce l'énarchisme, mais il est énarque. Il dénonce des hauts fonctionnaires, or il est haut fonctionnaire… Il est l'archétype de ce qu'il combat. Mais il ne combattra encore que quelques jours. Cela fait partie de la convention, aimable d'ailleurs, de la campagne électorale. Jacques Chirac ne se sentira pas du tout impliqué par les promesses qu'il a faites.
Q. : Quand il dit qu'il est le candidat que vous attaquez le plus, il a raison.
R. : C'est bien normal, c'est celui qui est en tête !
Q. : Vous l'attaquiez même quand il ne l'était pas.
R. : C'est de la légitime défense. Jacques Chirac a dit qu'il préférait être battu sans le Front national qu'élu avec lui. Il lui arrivera encore la même chose. Les scénarios de M. Chirac ne sont jamais très variés.
Q. : Interrogés par Le Monde, tous les candidats à l'élection présidentielle ont rendu public le montant de leur impôt sur le revenu. Vous n'avez pas répondu favorablement à cette sollicitation. Pourtant, vous avez indiqué que vous étiez prêt à le faire. Monsieur Le Pen, quel est le montant de votre dernier impôt ?
R. : 80 000 et quelques francs. C'est beaucoup moins que MM. Chirac et Balladur, qui sont logés, nourris, blanchis par la République.
Q. : En 1988, Alain Juppé avait déclaré, en parlant du second tour : « La clef de l'élection, c'est le report des voix du Front national. » Pensez-vous que la situation se présente de la même manière en 1995 ?
R. : Je croyais que c'était le report des voix de M. Raymond Barre… Si j'étais à la place de M. Chirac, j'aurais très peur, parce que, dans le fond, même s'il arrive en tête, M. Balladur risque d'obtenir plus de voix que M. Barre. Et alors, ou bien il est deuxième et il y a un combat fratricide, ou bien il est troisième et il est éliminé, mais les reports risquent d'être redoutables.
Q. : Le 1er mai, vous donnerez votre position pour le second tour. Votre choix sera-t-il plus aisé s'il s'agit d'une confrontation droite-gauche ou d'un duel entre deux candidats de la majorité ?
R. : Ma tentation, aujourd'hui, serait de répondre que je suis en dehors de ce jeu-là, mais il y aura une campagne de second tour. Il ne faut pas oublier que la logique des institutions conduit les candidats à présenter un autre programme que leur programme que leur de premier tour. Pour rassembler, ils sont obligés de faire un certain nombre de concessions. C'est à partir de ce programme que, personnellement, je me définirai.
Q. : François Léotard dit qu'en 1988 il y a eu des discussions entre le Front national et les chiraquiens. Ceux-ci disent qu'en 1995 Le Pen a une certaine tendresse pour Edouard Balladur, qui le lui rendrait bien. Finalement, vous avez eu des accointances avec les deux camps ou les deux ont eu des accointances avec vous ?
R. : Je n'ai pas eu d'accointances. Mon mot d'ordre a été : « Pas une voix pour François Mitterrand ! » M. Chirac a, paraît-il, été ulcéré parce que j'ai parlé du candidat résiduel ce n'était pas péjoratif, c'était celui qui restait… Mais l'expérience a prouvé qu'avec ce mot d'ordre les reports s'étaient mieux faits en faveur de M. Chirac, en venant du Front national, que de M. Barre.
Q. : Ne pensez-vous pas que les dirigeants de partis politiques devraient, comme les PDG des grandes entreprises, quitter leurs fonctions à partir d'un certain âge ? A soixante-dix ans, en l'occurrence.
R. : Je ne crois pas que ce soit nécessaire. Généralement les partisans de ces mesures le sont quand ils sont quadragénaires et ils changent assez rapidement d'opinion quand ils deviennent septuagénaires.
Q. : Il n'en demeure pas moins que votre parti est comme tous les autres. Derrière vous, il y a des dirigeants qui piaffent.
R. : Vraiment ? Vous croyez ? c'est vous qui lancez ces bruits, qui nourrissez ces ambitions secrètes (rire) ! Nous allons entrer dans une période agitée ; sans être millénariste, on peut percevoir les premiers signes d'affrontements divers. J'ai peut-être tort, mais je pense qu'à ce moment-là il vaut mieux un capitaine qui a encore les bras solides pour tenir la barre plutôt que des gens qui ont moins d'expérience.
France 2 : mardi 11 avril 1995
E. Leenhardt : D'après les sondages, vous êtes crédité de 12 à 13 % des voix, c'est une stabilisation ?
J.-M. Le Pen : C'est bien meilleur que ça ne l'était en 88 où je rappelle que j'ai fait, e jour de l'élection, 14,4 %. Par conséquent, je suis assez optimiste d'autant que par différence avec 88, il y a encore un tiers des électeurs qui n'ont pas choisi et qui sont instables. Ce qui se comprend, compte tenu du fait qu'ils n'arrivent pas à départager leurs opinions sur trois candidats qui, dans le fond, ont à peu près la même politique.
A. Chabot : Est-ce que, comme Monsieur Mégret, vous demandez à P. De Villiers de se retirer ?
J.-M. Le Pen : Monsieur Mégret n'espérait pas que Monsieur De Villiers se sacrifierait sur l'autel de la patrie ou de la droite nationale. Ce n'est pas le genre. Ce que je voudrais dire à un certain nombre d'électeurs, c'est que déjà dans des circonstances identiques, certains qui trouvaient que nous n'étions pas assez à droite, avaient présenté un candidat. Le résultat était qu'il y a eu un député socialiste de plus et malheureusement un député du FN en moins. Alors je pense que les gens se résigneront à voter utile même s'ils aiment bien Monsieur De Villiers qui, dans le fond, est un nouveau venu et nous ne l'avons pas attendu pour défendre les valeurs dont il prend aujourd'hui le drapeau.
J.-M. Carpentier : Mais si malgré cela vous n'êtes pas présent au deuxième tour, vous avez déjà dit que vous annonceriez le 1er mai qui vous soutiendrez. Quelles sont les concessions précises qui vous feront soutenir plutôt l'un que l'autre ?
J.-M. Le Pen : Je n'ai pas d'exigence. Comme tous les citoyens j'attendrai et j'entendrai les discours qui seront faits car il y a une campagne du deuxième tour. Il ne suffit pas d'avoir fait 20 ou 25 % des voix, il faut faire plus de 50. Et il faut donc rassembler des Français, des électeurs et j'attendrai de savoir comment les candidats qui restaient en liste, éventuellement si je n'étais pas moi-même candidat au deuxième tour, et je ne veux pas anticiper cette période. « Carpe diem » je goutte chaque jour l'un après l'autre.
J.-M. Carpentier : Vos électeurs ont déjà anticipé parce que, d'après les enquêtes d'opinion que nous avons, 40 % des électeurs du FN du Premier ministre iraient chez J. Chirac.
J.-M. Le Pen : Faites-moi l'honneur de penser que mon opinion a peut-être une certaine importance pour les électeurs qui auront voté pour moi.
A. Chabot : Mais vous dit : les candidats présents au second tour devront faire des concessions. Qu'est-ce que c'est des concessions ?
J.-M. Le Pen : Ils devront faire des concessions ils devront établir un programme de rassemblement plus large que celui qu'ils ont réuni au premier tour. C'est la règle du jeu.
J.-M. Carpentier : Quelle es la mesure qui pourrait vous faire choisir l'un plutôt que l'autre ?
J.-M. Le Pen : D'abord un recul sur la position fédéraliste européenne qui me paraît mortelle pour notre pays, contraire d'ailleurs à notre Constitution et à nos lois fondamentales. C'est aussi une ouverture des institutions vers le peuple par le référendum d'initiative populaire et l'élargissement du droit au référendum. Et c'est l'institution d'un mode de scrutin démocratique, proportionnel qui permettrait à toutes les familles politiques d'être représentées au parlement. Ce qui est bien le moins.
J.-M. Carpentier : Plutôt J. Chirac ou E. Balladur ?
J.-M. Le Pen : Je n'ai pas de préférence dans ce domaine. Les deux me sont également suspects puisqu'ils font une politique que je critique et que je combats.
A. Chabot : Monsieur Mégret parlait d'idées communes que vous défendiez avec P. De Villiers ?
J.-M. Le Pen : Non, c'est Monsieur De Villiers qui a un programme qui a été copié sur le nôtre, à l'immigration près, parce qu'il a quand même des prudences de jeune fille. Mais à cela près, il a mis ses pieds dans nos traces et il parasite un peu la candidature de la droite nationale qui serait alternative avec celle d'un des trois candidats sociaux-démocrates qui, à quelques nuances près, font la même politique. Voyez-vous une différence entre la politique que fait E. Balladur et celle que faisait Monsieur Bérégovoy ? Personnellement, je n'en vois pas.
A. Chabot : Mais voyez une différence entre le programme de J. Chirac et celui d'E. Balladur ? Eux disent que ce sont deux lignes différentes.
J.-M. Le Pen : Je ne crois pas aux programmes électoraux quand ils sont si différents de la pratique politique précédente. Je demande aux électeurs de ne pas se fier à ce que dit J. Chirac pendant sa campagne mais à la politique qu'il a incarnée pendant les 20 dernières années. Politique qui a abouti à plus d'immigration, plus de chômage, plus de fiscalisme, plus de dénatalité et plus de corruption.
J.-M. Carpentier : Est-ce que vous êtes favorable à des augmentations de salaires immédiates dans les entreprises ?
J.-M. Le Pen : J'ai été le premier, au mois de septembre, quand j'ai annoncé mon programme, lors de la fête des Bleu-blanc-rouge à demander que le SMIC soit porté à 7 000 francs. J'ai donc été – dans ce domaine comme dans tant d'autres – le précurseur.
J.-M. Carpentier : Vous soutenez les luttes sociales ?
J.-M. Le Pen : Ça dépend les conditions dans lesquelles elles se déroulent. Par exemple, déclencher actuellement un conflit des PTT me paraît extrêmement grave et même en péril l'expression du suffrage pour beaucoup d'électeurs qui ne vont pas recevoir les documents électoraux.
A. Chabot : Vous proposez un salaire parental de 6 000 francs.
J.-M. Le Pen : Oui, égal au SMIC.
A. Chabot : Comment le finance-t-on, lorsqu'on dit, comme vous, que l'on supprime l'impôt sur le revenu ?
J.-M. Le Pen : On le finance parce que les gens qui resteraient à la maison et seulement ceux qui le souhaitent bien sûr, ce sont des gens qui laisseraient un poste libre, qui permettraient donc d'embaucher un chômeur. Or un chômeur, ça coûte beaucoup plus que 6 000 francs par mois à la collectivité nationale. On gagnerait de l'argent et on relancerait dans notre pays, par une politique familiale hardie, une natalité qui est absolument nécessaire si la France veut continuer à exister comme nation vivante et libre.
A. Chabot : Au cours de vos meetings, vous utilisez des sosies de chanteurs. Mylène Farmer proteste contre l'utilisation d'une de ses chansons alors que, je la cite : « elle condamne les méthodes et l'idéologie du Front national ». Elle va porter plainte contre vous. Pourquoi ne demandez-vous pas l'autorisation à ces chanteurs d'utiliser leur image ?
J.-M. Le Pen : C'est son problème. Qu'elle porte plainte ! Pour utiliser un sosie on n'a pas du tout besoin de demander l'autorisation. Vous remarquez que grâce à cela, j'aurais connu le nom de Mylène Farmer, je n'en avais jamais entendu parler. Par conséquent, cela ne me gêne pas. Il y a des artistes que j'emploie, que l'organisation de la campagne emploie et que vous reverrez d'ailleurs à Toulouse jeudi prochain, et à Paris le jeudi prochain avec un spectacle encore plus fourni et plus sympathique.
J.-M. Carpentier : Mylène Farmer est une chanteuse qui vend des centaines de milliers de disques aux jeunes français.
J.-M. Le Pen : Je ne suis pas client, ce n'est pas ma tasse de thé.
J.-M. Carpentier : C'est ce qu'aiment les jeunes.
A. Chabot : Que ferez-vous après cette campagne ? Est-ce que vous continuerez à diriger le FN ?
J.-M. Le Pen : De la politique. Je crois que je ferai ça jusqu'à ma mort. C'est ce qui me délivrera. Quand on a une passion – et moi je suis passionnément français – je trouve que le pays est en péril grave et je me consacre à essayer de convaincre mes compatriotes qu'ils doivent en prendre conscience pour se rassembler, pour essayer de continuer à exister comme peuple et comme nation libre.
A. Chabot : D'autres membres du FN sont aussi de la politique avec passion et attendent peut-être votre départ. Est-ce qu'il n'y a pas une relève au FN ?
J.-M. Le Pen : Je ne sais pas si vous sondez les reins et les cœurs, mais moi quand j'essaye de le sonder, je ne trouve rien d'autre que la fidélité, le loyalisme et la sympathie. Pour l'instant.
J.-M. Carpentier : Vous pouvez continuer malgré un troisième échec consécutif à l'élection présidentielle ?
J.-M. Le Pen : Monsieur Chirac, et beaucoup d'autres, en ont fait ainsi. Monsieur Mitterrand je crois.
J.-M. Carpentier : Deux fois, la troisième il a gagné.
J.-M. Le Pen : Justement, il a couronné une série d'échecs par une victoire. Moi, j'ai la ténacité et la persévérance, ce sont des qualités bretonnes.
France 3 : vendredi 14 avril 1995
L. Bignolas : Votre objectif dans cette élection, on l'imagine, c'est de faire sinon mieux, aussi bien qu'à la dernière élection. Vous êtes loin des 14-15 %
J.-M. Le Pen : Je ne partage pas votre point de vue, parce que j'ai un autre sondage qui, malheureusement, est sous embargo, c'est celui qui a été réalisé et qui paraîtra demain dans Le Quotidien de Paris, et je crois savoir qu'il est beaucoup meilleur que celui du CSA dont je vous rappelle qu'il ne me donnait que 8 % il y a encore trois semaines. C'est-à-dire qu'au CSA, j'ai gagné 50 % en trois semaines. Ce qui n'est pas mal. S'il me reste encore une semaine, je peux encore faire très bien, je le crois.
L. Bignolas : Parlons du second tour. Vous avez dit hier soir que pas une voix du FN n'ira à J. Chirac. Est-ce qu'on peut dire ça…
J.-M. Le Pen : C'est la réponse du berger à la bergère. Je pense quand même que les gens qui voteront pour moi ont une certaine confiance en moi. J. Chirac n'aime pas le FN et il le dit, il n'est pas étonnant alors que le FN lui dise qu'il n'aime pas J. Chirac. J'estime que J. Chirac a une responsabilité écrasante dans une série de drames français dont le sang contaminé, dont l'immigration et par conséquent, nous ne considérons pas J. Chirac comme un bon président de la République.
L. Bignolas : Pour vous, c'est l'adversaire numéro un ?
J.-M. Le Pen : Ce n'est pas l'adversaire numéro 1, puisque tous les adversaires sont sur la même ligne, mais c'est certainement quelqu'un pour lequel le FN n'a pas de sentiment de sympathie.
L. Bignolas : Que ferez-vous de votre score au soir du premier tour ?
J.-M. Le Pen : Cela n'est pas très important. Je pense qu'il faut rester dans son temps. Nous sommes encore dans la campagne du premier tour et puis, nous aurons 15 jours pour dire ce que nous pensons dans la campagne du deuxième tour. N'épuisons pas notre plaisir.
L. Bignolas : Dans la campagne, un thème a été sur le devant de la scène, c'est celui du social. Est-il facile pour vous ?
J.-M. Le Pen : Tout à fait, j'étais d'ailleurs au moins de septembre le premier à demander que l'on portât le SMIC à 7 000 francs. J'étais partisan d'un relèvement des salaires les plus bas. Je propose que l'on établisse la préférence nationale pour le travail, pour le logement, pour les aides sociales, pour les allocations familiales. Je dirais qu'il n'y a pas de programme plus social que le mien dans la réalité, puisque je propose de préférer les Français aux immigrés, alors que l'immigration coûte 250 milliards par an à notre pays. Mais ça n'est pas la seule mesure que je propose. Je propose aussi qu'on rétablisse des frontières de façon à ce que l'on protège nos entreprises et donc l'emploi des travailleurs contre la concurrence qui nous est faite par des pays qui n'ont pas les handicaps que nous avons ni sur le plan fiscal ni sur le plan salarial. Et il y a beaucoup d'autres projets.
L. Bignolas : Que pensez-vous de la campagne de votre concurrent P. De Villiers ?
J.-M. Le Pen : M. De Villiers est arrivé dans la campagne un peu comme un parasite, puisqu'il prétendait ne venir que pour défendre des valeurs qui étaient largement défendues depuis plusieurs années, même plusieurs décennies par le FN et par moi-même. Et je crois que malheureusement, peut-être il y a un risque dans la candidature de Villiers, c'est que sans lui, il est évident que je serais sûrement au deuxième tour et qu'il pourrait y avoir là, une alternative entre le candidat social-démocrate, quel qu'il soit, J. Chirac, E. Balladur ou L. Jospin et une candidature nationale, dans le fond, d'un côté, l'euromondialisme, de l'autre côté, la nation et la patrie.
L. Bignolas : Pour vous, le deuxième tour idéal, c'est J. Chirac-J.-M. Le Pen ?
J.-M. Le Pen : J. Chirac-J.-M. Le Pen ou L. Jospin-J.-M. Le Pen ou E. Balladur-J.-M. Le Pen, puisque ces trois candidats ont pratiquement le même profil. Par conséquent, je crois qu'il serait bon que les électeurs, qui ont marqué une sympathie dans les sondages à De Villiers, votent pour moi de façon à permettre ma présence et surtout, la présence des idées nationales, des valeurs nationales, au deuxième tour.
L. Bignolas : Cette campagne présidentielle sera-t-elle la dernière pour vous ?
J.-M. Le Pen : Pourquoi ? Pas plus que pour n'importe quel autre. Vous savez, Jean Paul 1er a été Pape pendant 21 jours, personne ne peut dire que le prochain président de la République, si ça n'est pas moi, durera sept ans.
France 2 : mardi 18 avril 1995
D. Bilalian : Sur la Bosnie, vous êtes le seul à avoir une position très précise et directe ?
J.-M. Le Pen : Oui, et tout à fait cohérente, puisque depuis trois ans, j'affirme que la France et l'armée française n'ont pas pour vocation de constituer la gendarmerie de l'ONU, et que je pensais que la Yougoslavie pour beaucoup de raisons, était un véritable guêpier et qu'il ne fallait pas y engager l'armée française. Après tout, l'Organisation des Nations unies regroupe 120 ou 140 nations différentes. Il n'y a pas de raison que la France soit le Christ des Nations et constitue l'essentiel, à chaque fois, des gens qui ont à prendre des risques pour la politique mondiale.
D. Bilalian : Votre position, c'est : pas de soldats français ou pas de soldats des Nations unies ?
J.-M. Le Pen : C'est : pas de soldats français. D'abord parce que l'armée française a pour mission, principalement, de défendre la France et que je critique depuis longtemps, sur le plan de la politique étrangère, la propension qu'ont nos gouvernements à aller balayer devant la porte des autres alors qu'ils feraient bien de balayer devant la nôtre.
D. Bilalian : Vous avez, dans vos discours, une très haute idée de la France, et vous estime pourtant que la France doit rester dans ses frontières et ne doit pas intervenir ?
J.-M. Le Pen : Elle doit intervenir, notamment au bénéfice d'abord du pays et ensuite des pays avec lesquels nous avions es alliances. Et quand nous intervenons par exemple en Afrique, c'est en vertu d'alliances, en principe réciproques. Ce n'est pas le cas en Yougoslavie, ce n'est pas le cas dans un certain nombre de pays où l'armée française, avec le sang des Français, remplace les faiblesses de notre diplomatie. Je crois qu'il faut être là très ferme parce que nous allons vers une aggravation de cette situation et nous quitterons la Yougoslavie, mais nous la quitterons probablement après un désastre que, personnellement, je souhaiterais éviter.
D. Bilalian : On est à six jours de l'élection présidentielle. Vous continuez à faire un forcing auprès des électeurs de P. De Villiers pour qu'ils votent pour vous, en disant : si vous votez pour moi, je serai au second tour. Lui s'en défend.
J.-M. Le Pen : P. De Villiers a ses intérêts propres et la France a les siens. Moi, je pense essentiellement à la France parce que je crois qu'il faut qu'au deuxième tour, il y ait la présence d'une alternative d'une politique nationale qui est la seule qui aurait une signification face au message social-démocrate des trois candidats présélectionnés.
D. Bilalian : Quand vous appelez les électeurs de P. De Villiers à voter pour vous, vous considérez que vous avez le même électorat ?
J.-M. Le Pen : Ce n'est pas le problème. M. De Villiers a pratiquement copié son programme sur celui du FN. Il affirme qu'il fallait que ses valeurs soient dans le débat, elles y étaient depuis longtemps. Mais maintenant, il y a, à mon avis, un élément important qui est le vote utile. A quoi peuvent servir les voix des électeurs qui souhaitent qu'on parle de la France au deuxième tour de l'élection présidentielle ? C'est qu'ils reportent leur voix sur le seul tour, que la partie n'est pas jouée et que la ligne droite va réserver des surprises, parce que j'ai confiance, dans le fond, dans le sentiment des Français relativement aux responsabilités de la politique depuis vingt ans. Comment pourraient-ils voter pour des gens qui n'ont ni su ni pu faire ce qu'ils promettent d faire ?
D. Bilalian : En disant que vous n'allez pas appeler à voter Chirac, est-ce que vous n'êtes pas en train de le favoriser ? Tous les gens de gauche, si M. Jospin n'est pas au second tour, peuvent se dire que si M. Le Pen classe J. Chirac à gauche, ils vont voter pour lui.
J.-M. Le Pen : J. Chirac a pris une position d'hostilité au FN, c'est simplement la réponse du berger à la bergère. Il ne peut pas, en prenant une position hostile au FN et à électeurs espérer que ceux-ci, dans le cas où je ne serais pas là, puissent voter pour lui. Je crois qu'il l'a fait en toute connaissance de cause. C'est sa stratégie à gauche. Il y a des gens qui choisissent, comme ça, de tomber à gauche.
D. Bilalian : Quand vous dites que vous n'avez pas d'hostilité à E. Balladur, est-ce que vous ne croyez pas que vous lui rendez un mauvais service ?
J.-M. Le Pen : Le mauvais service qui consisterait à apporter à quelqu'un 15 à 20 % des voix, ce serait plutôt un service plaisant. Ce n'est pas le problème, nous ne sommes pas au deuxième tour. Je sais que les journalistes anticipent toujours et veulent participer, mais nous sommes au premier tour. Il y a là, pour les électeurs français, un acte de haute responsabilité à accomplir et ils doivent réfléchir et surtout ne pas oublier que les gens qui sont en tête de la course sont les gens qui sont responsables de la situation dans laquelle se trouve le pays.