Texte intégral
Date : 11 avril 1995
Source : Europe 1 – Édition du matin
F.-O. Giesbert : Nous voilà en dernière ligne droite, toujours confiant ?
A. Juppé : Confiant mais décidé à faire campagne jusqu’au bout ; rien n’est jamais joué.
F.-O. Giesbert : Vous avez le sentiment que la campagne intéresse les Français ?
A. Juppé : Absolument et il suffit de voir la foule qui vient dans les réunions publiques et aussi tous les sondages montrent que les Français suivent précisément, avec beaucoup d’attention, l’exposé des projets en présence.
F.-O. Giesbert : Le débat ne tourne-t-il pas un peu en rond ?
A. Juppé : Je ne trouve pas, je crois que le débat est de qualité. On y aborde beaucoup de vrais sujets qu’il s’agisse de la situation sociale de la France, de la lutte contre le chômage, de l’avenir de notre système éducatif J. Chirac, sur tous ces points, a apporté beaucoup d’idées neuves.
F.-O. Giesbert : Croyez-vous que le débat a permis de bien distinguer, de bien évaluer les projets des uns et des autres ?
A. Juppé : C’est ce que je pense. En tout cas, les candidats se sont employés à le faire. Nous avons encore devant nous la campagne officielle qui permettra de préciser certaines idées, certaines propositions.
F.-O. Giesbert : Depuis qu’il est en position de favori, J. Chirac en prend « plein la figure ». Y-a-t-il une critique qui vous paraît justifiée, une seule ?
A. Juppé : Je soutiens J. Chirac et je ne suis pas venu ici pour vous dire voilà les critiques qui sont justifiées. Ce qui me frappe, le plus souvent, c’est de voir, d’abord vous avez raison de le dire, le bloc de tous les autres candidats contre J. Chirac.
F.-O. Giesbert : C’est normal quand on est favori…
A. Juppé : Oui, enfin on pourrait, de la part de certains, s’attendre à d’autres comportements.
F.-O. Giesbert : Vous pensez à qui ?
A. Juppé : Aux autres candidats de façon générale. Ce qui m’a beaucoup amusé, c’est que quand on est à bout d’arguments, il n’en reste plus qu’un : la démagogie. Ce qui n’est pas une critique très sérieuse. Une proposition démagogique, c’est en général une proposition qu’on trouve bonne, qu’on aurait aimé faire le premier, qu’on se mord les doigts de n’avoir pas fait le premier et que donc on qualifie de démagogique à défaut d’autres critiques, d’autres arguments.
F.-O. Giesbert : Un homme qui connaît bien Chirac, un ami de trente ans si vous voyez ce que je veux dire, parle souvent de la démagogie de Chirac. Pensez-vous, comme Balladur, qu’il fait trop de promesses ?
A. Juppé : Je viens de vous répondre sur l’argument de démagogie. J. Chirac a proposé un programme cohérent et sérieux. Lui a fait très peu, pratiquement pas de promesses chiffrées. Beaucoup d’autres candidats ont dit : 60 000 francs ici, quelques milliards par là et ainsi de suite. Jamais J. Chirac ! Je crois que sa seule promesse chiffrée, c’est le 1 % pour le budget de la culture, ce qui n’est pas de nature à remettre en cause les finances publiques.
F.-O. Giesbert : N. Sarkozy a parlé, toujours à propos de Chirac, de « comble de la démagogie ». Et il l’a même accusé, je cite, « de déstabiliser le climat social dans son ensemble ».
A. Juppé : Pas de commentaire à faire, je n’ai pas l’intention de m’engager sur ce terrain de polémique qui ne sert à rien.
F.-O. Giesbert : Mais ça vous paraît justifié ?
A. Juppé : Je vous ai répondu tout à l’heure et à l’instant. On ne va pas reposer éternellement la même question. Ce qui prouve, du reste, que l’argumentation des autres candidats est un peu faible puisqu’elle se résume à ce seul argument que vous venez d’utiliser trois fois. J’aimerais bien que l’on parle des projets de J. Chirac, de ce qu’il a développé devant 17 000 jeunes, dimanche dernier, et ça, c’était un événement fort dans la campagne qui montre qu’aujourd’hui, car c’est ça l’essentiel, c’est ça qui va se jouer dans les quinze derniers jours, aux yeux des Français, celui qui incarne le mieux la fonction de président de la République, c’est J. Chirac. À la fois parce qu’il a une capacité de rassemblement que les autres n’ont pas et en même temps parce qu’il a une stature internationale qu’à mon avis, les autres n’ont pas non plus. C’est cela qui explique qu’il fait la course en tête aujourd’hui.
F.-O. Giesbert : Êtes-vous sûr que les propositions de J. Chirac en matière de protection sociale sont bien raisonnables ?
A. Juppé : Si j’en étais pas sûr, je ne soutiendrais pas J. Chirac. Je ne suis pas un zozo. SI je soutiens J. Chirac c’est parce que j’ai confiance en le sérieux de ses propositions et dans l’effort de réflexion qu’il a fait sur tous ces sujets. Ce n’est pas par aveuglement. Que dit J. Chirac sur la protection sociale ? Pour rétablir l’équilibre des comptes sociaux, la première façon d’agir, c’est de faire reculer le chômage. Je voudrais poser une question : ceux qui refusent cette logique, est-ce qu’au fond d’eux-mêmes, ils ne disent pas qu’en vérité ils ne sont pas capables de faire reculer le chômage ? Je crois que c’est ça le fond du problème. Si on veut vraiment faire reculer le chômage ? Je crois que c’est ça le fond du problème. SI on veut vraiment faire reculer le chômage, on sait que c’est la première manière de rééquilibrer les comptes sociaux car on sait, aujourd’hui, de manière incontestable, que s’il y a 120 milliards de déficit dans les comptes de la Sécurité sociale, c’est d’abord et avant tout à cause du chômage. Une fois de plus, J. Chirac a mis le doigt sur la vraie explication et sur le vrai remède à apporter. Il ajoute une deuxième chose : il faut faire des réformes et il a en particulier proposé une réforme de la gestion de l’hôpital dont on sait que c’est l’essentiel, en tout cas 40 % de la dépense de santé. Voilà un exemple très caractéristique d’approche responsable, cohérente et sérieuse, du financement de la Sécurité sociale.
F.-O. Giesbert : Il semble qu’il y ait un problème entre Chirac et les personnes âgées qui sont généralement pour Balladur. Comment expliquez-vous cela ?
A. Juppé : Je conteste ce phénomène. J’ai vu J. Chirac à Bordeaux par exemple, u milieu des personnes âgées et ça se passait très bien.
F.-O. Giesbert : Je pense aux sondages…
A. Juppé : J’ai lu en effet une étude du Monde qui dit des choses et d’autres sondages aussi. Ce qui m’a frappé, dans la réunion de dimanche devant les jeunes, c’est que le discours que J. Chirac tient aux jeunes, il est à mon avis, de nature à frapper positivement les personnes âgées. Elles se disent : « voilà enfin un homme qui est prêt à prendre en compte les problèmes de nos jeunes ». Et je crois que le premier souci des personnes âgées c’est certes le pouvoir d’achat de la retraite, et là-dessus J. Chirac a pris des engagements très clairs, mais c’est aussi l’avenir du pays et celui de la jeunesse. Et qui est mieux à même de donner une espérance à la jeunesse de France que J. Chirac. Ça aussi c’est un discours adressé aux personnes âgées.
F.-O. Giesbert : Un mot sur Jospin : n’avez-vous pas tort de l’ignorer ? N’est-il pas en mesure de créer la surprise ?
A. Juppé : Je ne l’ignore pas du tout, vous ne m’écoutez peut-être pas M. Giesbert ce que je regrette. Dans toutes mes interventions, je ne manque pas de rappeler que M. Jospin, c’est la vieille recette de 81, même pas mise au goût du jour. Quand vous pensez qu’il a été jusqu’à ressortir l’alliance entre socialistes et communistes qui a un curieux parfum d’années 80. Non, c’est le passé et en réalité, on voit bien, aujourd’hui, que la seule personnalité qui puisse incarner le changement nécessaire dans la vie politique française, c’est J. Chirac. Du reste, parmi les qualités de J. Chirac, il y en a une aussi qui me frappe : je faisais allusion à cette enquête du Monde. J’ai sous les yeux un article paru hier soir dans Le Monde : « J. Chirac candidat inter catégoriel ». C’est peut-être un peu compliqué comme formule, ça veut dire quoi ? Que c’est J. Chirac qui a le plus de capacités de rassemblement dans toutes les couches de la société française. Et je vais même vous lire un passage de cet article : « il ressort de notre étude que J. Chirac rassemble un éventail d’électeurs assez largement répartis, tandis que ceux d’É. Balladur se recrutent en priorité chez les conservateurs et ceux de L. Jospin chez les progressistes ». J. Chirac est dans toutes les catégories sociales, ça n’est pas un candidat de droite ou de gauche, c’est quelqu’un qui s’est élevé au nom des valeurs républicaines, au-dessus de ces vieux clivages.
F.-O. Giesbert : Vous avez l’air tranquille, ce matin, sûr de vous. Qu’est-ce qui pourrait encore inverser la courbe ?
A. Juppé : Je ne vais pas faire de spéculation. Je cherche à continuer, à aider à la dynamique créée par J. Chirac et je vais le faire avec d’autres, en continuant à aller sur le terrain.
F.-O. Giesbert : Vous êtes également tout miel ce matin. Vous tendez déjà la main aux balladuriens pour le second tour ?
A. Juppé : Je n’ai pas du tout fait une campagne au vinaigre, je laisse ça à d’autres.
Date : 19 avril 1995
Source : France Inter
A. Ardisson : Racontez-nous votre journée d’hier car je suis très impressionnée.
A. Juppé : Oh, est-ce bien nécessaire, c’est vrai que j’ai commencé de bonne heure, d’abord par une réunion à Matignon sous la présidence du Premier ministre. Au sujet de la Bosnie, puis j’ai pris le Concorde pour New-York. J’ai rencontré le secrétaire général des Nations unies, je me suis exprimé au nom de l’Union européenne et des six pays associés devant la conférence de prorogation du traité de non-prolifération. C’est très important d’ailleurs. Puis j’ai rencontré mes collègues américain, britannique et allemand. J’ai fait une conférence de presse, j’ai repris le Concorde et je suis rentré hier soir vers 23 h 30 à Paris.
A. Ardisson : Qui visiez-vous le plus dans les avertissements que vous avez lancés ?
A. Juppé : Nous visions les belligérants car leur obstination est la principale cause du blocage actuel de la situation. Je visais aussi la communauté internationale parce qu’il n’y a pas en réalité de cohésion entre les grandes puissances. Si nous avions la même volonté d’aboutir à un résultat nous y parviendrions. Mais les Russes, d’un côté, encouragent le régime de Belgrade à se montrer maximaliste ; de l’autre côté, les États-Unis ne font pas preuve de la détermination nécessaire pour inciter le gouvernement de Sarajevo à reconduire la cessation des hostilités. C’est la raison pour laquelle la France a dit maintenant qu’il faut vraisemblablement le pays qui a fait le plus pour essayer de trouver une solution en Bosnie. C’est nous qui maintenant sur le terrain le plus gros contingent de Casques bleus. C’est nous, hélas, qui avons payé le prix du sang le plus élevé et c’est la diplomatie française qui a fait le plus de propositions pour essayer de trouver une issue.
A. Ardisson : Les États-Unis ne cherchent-ils pas seulement à faire lever l’embargo ?
A. Juppé : C’est plus compliqué que cela. L’administration américaine est sincèrement convaincue que ce serait la politique du pire mais il y a encore, au Congrès américain, des responsables qui pensent que ce serait se donner bonne conscience. En réalité, ce serai la reprise des hostilités et un engrenage dont on ne sait pas où il pourrait s’arrêter. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé, hier, au Conseil de sécurité, une résolution donnant l’injonction aux parties de proroger le cessez-le-feu et de reprendre la discussion. J’ai sous les yeux, ce matin, une dépêche de New-York qui indique que le secrétaire d’État américain souscrit aux objectifs du projet de résolution française. J’espère qu’il va être voté dans la journée ou d’ici demain.
A. Ardisson : Est-ce que cette résolution donnera davantage de moyens aux Casques bleus pour se défendre ?
A. Juppé : Quand je parle des objectifs de cette résolution, c’est le cessez-le-feu prorogé au-delà du 30 avril. C’est la reprise des discussions entre les parties et c’est enfin le renforcement de la FORPRONU et nous demandons au secrétaire général des Nations unies, dont c’est la responsabilité, de faire des propositions pour renforcer le dispositif de protection des Casques bleus. Nos Casques bleus sont des hommes courageux, et la France a donné l’exemple en Bosnie. Cependant on ne peut les exposer à de véritables assassinats comme cela s’est passé la semaine dernière avec, d’ailleurs, une origine très difficile de déterminer. Il y a de fortes présomptions pour que l’un de ces assassinats, au moins, soit le fait d’un tireur bosniaque. Peut-on continuer à défendre des populations alors que certains éléments assassinent nos Casques bleus.
A. Ardisson : Comment expliquez-vous que ce thème de la guerre en ex-Yougoslavie ait été si peu évoqué par les différents candidats ?
A. Juppé : C’est un sujet extraordinairement difficile et depuis deux ans, au quai d’Orsay, nous y avons dépensé beaucoup d’énergie et, d’ailleurs, les responsables internationaux le savent. J’observe aussi qu’à part quelque isolés, il y a, de façon générale, une sorte d’accord sur ce qu’il faut faire et sur ce qu’a été la politique de la France depuis deux ans.
A. Ardisson : Avec la polémique autour des déclarations de J.-D. Trichet, le problème de l’empiétement du politique sur la Banque de France et réciproquement. Qu’en pensez-vous ?
A. Juppé : Que cela chauffe parce que nous somme en fin de campagne, il n’est pas normal que cela prenne ce tour qui est un tour maintenant quasiment haineux. Si É. Balladur dépensait pour combattre L. Jospin, le dixième de l’énergie qu’il met à attaquer J. Chirac, je crois qu’il aurait des meilleures chances d’être présent au deuxième tour. Il lui reste trois ou quatre jours. Il faut que chacun soit à sa place. Le gouverneur de la Banque de France est à sa place lorsqu’il dit ce qu’il faut faire pour défendre la monnaie. Mais les hommes politiques sont à leur place lorsqu’ils disent quelle politique économique ils souhaitent conduire pour faire reculer le chômage. Personne ne conteste l’indépendance de la Banque de France mais il faut que le pouvoir politique joue son rôle. C’est ainsi que se pose le problème. Quant à mettre la monnaie au cœur du débat, soyons sérieux. Si le franc peut, aujourd’hui, de temps en temps, avoir des difficultés, cela n’a rien à voir avec la campagne électorale française. Chacun est bien conscient de ce qui se passe aux États-Unis et de la chute du dollar qui a atteint son niveau historique le plus bas vis-à-vis du yen. C’est une crise mondiale et de grâce – je l’ai déjà dit – quand on est un homme d’État, on ne met pas la monnaie au centre du débat.
A. Ardisson : Mais on ne peut pas accepter que le gouverneur prêche dans le désert pendant que le pouvoir politique suit la politique qu’il veut ?
A. Juppé : Je n’ai pas dit cela. Je gouverneur dit ce qu’il a à dire. D’ailleurs, il avait dit, il y a quelques semaines, que la situation, en France, n’était pas satisfaisante du point de vue des déficits budgétaires et cela avait irrité du côté du quai de Bercy et du ministère des finances. C’est donc au gouverneur de dire ce qu’il a à dire mais la responsabilité de la politique économique vis-à-vis du peuple français est du ressort des hommes politiques car ce sont les hommes politiques qui sollicitent les suffrages. C’est le principe de base de la démocratie. Que chacun reste à sa place et tout fonctionnera bien.
A. Ardisson : Ne croyez-vous pas qu’après l’élection, il faudra revenir à des conceptions plus raisonnables en matière économique que ce que l’on peut dire en campagne ?
A. Juppé : Parce que vous trouvez que les conceptions pendant la campagne ne sont pas raisonnables. Moi, je les trouve très raisonnables. Je trouve que la campagne est très bonne à condition de ne pas déformer ce que disent les candidats. De ce point e vue, je voudrais prendre un petit exemple qui m’a beaucoup frappé hier, É. Balladur utilise des arguments de mauvaise foi. Dans son entretien au Monde, hier, il met en cause J. Chirac en lui reprochant, je cite, « de dire que le problème des salaires peut se régler de façon générale et systématique ». Je me suis reporté au discours de J. Chirac, au discours du 17 février. J. Chirac avait dit alors « je ne propose pas, c’est clair, une politique générale de relance par les salaires, toutes nos entreprises n’en ont pas les moyens ». Donc É. Balladur fait dire à J. Chirac exactement le contraire de ce que dit J. Chirac. Je dis que cela est une campagne de mauvaise foi et que ce n’est pas loyal de placer le débat sur ce terrain-là. Si J. Chirac est élu, je peux vous dire que ça va changer. Ce sera la première fois qu’accédant à cette charge, par définition, il aura les mains libres pour conduire la politique que les Français l’ont chargé de conduire. Et je peux vous dire que parce que sa réflexion profonde l’y a conduit, il changera ce qui doit être changé dans ce pays. Si ce n’était pas lui, on continuerait ce qui se passe aujourd’hui.
A. Ardisson : Actuellement, selon notre enquête à l’étranger, c’est vous qui rassurez plus que J. Chirac, qu’en pensez-vous ?
A. Juppé : J’ai entendu tout à l’heure Q. Dickinson dire que les eurocrates manquaient d’enthousiasme vis-à-vis des différents candidats, mais vous avez déjà vu un eurocrate enthousiaste sur quoi que ce soit ? N’allons pas essayer de savoir si Bruxelles élit Pierre, Paul ou Jacques. Ce sont les Français qui vont se décider. Cela dit, l’Europe c’est important J. Chirac a une vision de l’Europe et il est le seul à avoir fait des propositions concrètes dans la perspective du grand rendez-vous de 1996. Et c’est pour cela qu’au total, je le vois bien dans mes contacts avec mes homologues européens, on envisage son arrivée à l’Élysée avec beaucoup de confiance. Mais je le répète, c’est aux Français de décider.
A. Ardisson : Je crois que vous voyez R. Barre, ce soir : est-ce pour le convertir ?
A. Juppé : Je suis à Lyon cet après-midi et j’ai pensé qu’il était courtois d’aller saluer R. Barre qui est député de Lyon. Nous avons énormément de choses à nous dire.