Interviews de M. Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne et membre du PS, à France 2 le 24 janvier et dans "La Tribune Desfossés" du 2 février 1995, sur l'Europe comme thème prioritaire de la campagne de l'élection présidentielle, la présidence française de la Communauté européenne, l'Union économique et monétaire, la monnaie unique et la construction de l'Europe politique.

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Média : France 2 - La Tribune Desfossés

Texte intégral

France 2 : mardi 24 janvier 1995

B. Masure : Aviez-vous peur de vous perdre dans cette tour de babel qu'est la Commission européenne ?

J. Delors : Non. Mais, en allant à Bruxelles, dans un climat d'europessimisme en 1984, je n'étais pas sûr de mon coup. J'avais à peu près le même trac que lorsqu'on m'avait confié la médiation dans la grève des mineurs en 1983 : est-ce que je saurais trouver le bon équilibre du point de vue social, économique, et ramener la paix sociale ? Trouverais-je les bons moyens de mettre les pays d'accord pour lancer l'Europe ?

B. Masure : La France est présidente de l'Europe depuis le 1er janvier pour 6 mois. Avec la campagne pour la présidentielle, l'Europe ne va-t-elle pas être la grande perdante ?

J. Delors : J'avais proposé aux présidences allemande et française d'intervertir. Ils m'ont répondu que l'ordre était prévu dans le Traité et qu'ils en restaient là. Je pense que la politique au jour le jour de l'Europe n'aura pas à souffrir de cela.

B. Masure : Quelles devront être les priorités de la présidence française ?

J. Delors : La France elle-même a précisé ses points. Je suis d'accord avec elle. Tout d'abord, continuer mon livre blanc sur la croissance et l'emploi, en faire un instrument, une référence pour le dialogue, pour la réflexion, pour l'action, tant au niveau national, qu'européen. Ensuite, essayer, peu à peu, de pacifier toute la grande Europe, c'est le sens du pacte de stabilité en Europe. Toute la région Est de l'Europe est particulièrement fragile. Elle n'a pas le même passé que nous, elle a été victime de traités, de bouleversements de populations, de statuts de minorités, de changements de frontière. Il faut essayer de stabiliser ces pays et, en même temps, de les préparer à entrer aussi dans l'Union européenne. Troisièmement, il s'agit de défendre la culture européenne qui est un grand sujet puisqu'aujourd'hui, vous le savez mieux que quiconque ici, puisque la télévision a pris une si grande importance nous devons maintenir l'expression de nos cultures, de nos langues, dans la production cinématographique et audiovisuelle.

B. Masure : Avant on disait « Europe = emplois ». On a le sentiment qu'on n'a pas vu grand chose venir…

J. Delors : Le bulletin de santé de l'Europe est bon par rapport à il y a 10 ans. Non pas simplement parce qu'on est passé de 10 à 15 ou parce que nous sommes les premiers donateurs d'aide humanitaire au monde, mais parce qu'aujourd'hui l'Europe est mieux capable de se défendre qu'il y a 10 ans. Seulement voilà, le monde a changé plus vite que nous : 2,5 milliards d'êtres humains, notamment en Asie, se réveillent, veulent leur part du gâteau, produisent et, donc, il faut s'adapter à ce monde. Sans l'Europe où en serions nous ? Par conséquent, il est normal, que cette Europe – qui est plus vivante qu'il y a 10 ans – soit plus critiquée qu'il y a 10 ans. Je ne prend pas le flot des critiques pour un signe de mauvaise santé, bien au contraire.

B. Masure : Le thème européen n'est-il pas curieusement absent de ce début de campagne présidentielle, peut-être du fait de votre absence ?

J. Delors : Oui, parce que dans l'électorat de droite, qui, a priori, sociologiquement, est majoritaire, il y a plus que des divergences sur l'Europe. Le candidat qui veut se faire élire doit être assez flou dans ce domaine pour conquérir ces voix. Il est évident que si j'avais été candidat j'aurai parlé comme d'habitude plus franchement et plus sèchement, quitte à ne pas gagner. Mais je crois que sur un sujet comme l'Europe on ne peut pas se contenter d'ambiguïtés car il s'agit d'une aventure extraordinaire qui n'est jamais arrivée. Songez que des vieux pays comme la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Italie et d'autres, sont prêts à s'associer ensemble ! Auparavant, ils n'avaient jamais réussi et ils se faisaient la guerre. Cela nous coûtait très cher et explique le déclin de l'Europe. C'est une aventure formidable qui mériterait – ce n'est pas le seul sujet – d'être au premier rang de la campagne électorale.

B. Masure : Sentez-vous une réelle volonté européenne de l'actuel gouvernement ?

J. Delors : La plupart des responsables politiques français sont européens. Mais il y a plusieurs manières de concevoir l'Europe, et c'est là où il y a des divergences. La façon dont je conçois la construction européenne n'est pas la même, je dois le dire, que celle d'E. Balladur.

B. Masure : Quelles différences ?

J. Delors : Moi, je pense que nous devons consentir, dans certains domaines, à partager la souveraineté avec d'autres, de façon à être plus forts et je dirais même, à mieux faire rayonner la France. D'autres considèrent que c'est une voie dangereuse eu inacceptable.

B. Masure : Qu'allez-vous faire, vous allez partir à la retraite, vous allez présider une fondation européenne ?

J. Delors : J'étais heureux que les hommes politiques de gauche comme de droite de tous les pays aient reconnu ma contribution à l'Europe et à sa relance. Ceci est pour moi une satisfaction. Je continue, je continuerai à travailler pour l'Europe. Sous quelle forme ? Je ne sais pas encore, mais je serai très présent – notamment après la campagne présidentielle pour démontrer qu'une certaine conception de l'Europe est partagée, à la fois, par des hommes de gauche, du centre, et de droite, car il y va de l'intérêt supérieur de la France.

B. Masure : Le 11 décembre vous avez annoncé que vous renonciez à vous engager dans la course à l'Elysée. Est-ce que le matin, dans votre salle de bains, vous chantiez : Non rien de rien, je ne regrette rien ?

J. Delors : Absolument ! Evidemment, je réfléchissais la nuit, car le jour je travaillais. Pendant que vous, vous vaquiez aux affaires françaises, moi je m'occupais des affaires européennes quatorze heures par jour. Il m'arrivait de me réveiller la nuit, et je me disais : quand même, il faut que je me décide ! J'ai fait une analyse personnelle – que vous connaissez – une analyse politique. Et sur cette analyse je n'ai rien à redire. Je n'aurai pas eu la majorité qui m'aurait permis de faire ce que j'avais promis aux Français.

B. Masure : Votre décision est irrévocable ?

J. Delors : Oui, c'est irrévocable, ne serait-ce que pour apporter de la clarté et de la simplicité dans le jeu.

B. Masure : Dans son dernier livre, J-P. Winter pense que vous risquez de subir une dépression après votre non-candidature, êtes-vous dépressif ?

J. Delors : Je ne me suis jamais allongé sur un divan, et c'est peut-être pour cela d'ailleurs que je me poile très bien.

B. Masure : Si vous aviez maintenu votre candidature, le PS ne serait pas assimilé à un champ de ruines ?

J. Delors : Je ne crois pas que c'est un champ de ruines. Je voudrais délivrer un message d'optimisme à l'intention des électeurs socialistes, ou de sensibilité socialiste, et des militants. Je le fais au nom de mon expérience et de ma bonne connaissance de tous les partis politiques en Europe. Le Parti socialiste français est absolument riche d'hommes et de femmes de qualités, de compétences, de capacités de dévouement. Il serait quand même trop ridicule de voir cela mis à bas, alors que, je le répète, ce parti par ses adhérents, par ses militants et par ses responsables soutient la comparaison avec tous les partis politiques que je connais. Par conséquent, ne nous fâchons pas – comme disait un film célèbre – et acceptons après tout, ces primaires dans un parti, et faisons-le en respectant l'autre, et en sachant que ce qui les sépare, ce qui vous sépare chers camarades, est moins important que ce qui vous sépare de la droite ! Alors réfléchissez un instant, et puisqu'il n'y a plus que ce mode-là pour désigner votre candidat, faites-le tous, clairement, consciemment, et ensuite vous verrez, vous retrouverez un outil politique capable de mener vos idées au succès.

B. Masure : Votez-vous L. Jospin comme M. Aubry ?

J. Delors : Je m'abstiens de faire de la politique par procuration et d'intervenir dans le débat. Ce que j'ai dis le 11 décembre, reste vrai. Lorsque le Parti socialiste aura désigné son candidat et si celui-ci désire mon aide, elle lui est acquise d'avance.

B. Masure : Si on ne vous demande rien, vous restez chez vous ?

J. Delors : Absolument. C'est une question de pudeur. Cela veut dire qu'il n'est pas d'accord avec moi et que je serais plutôt gênant. J'ai horreur de gêner les gens.

B. Masure : Vous disiez que le PS était riche d'hommes et de femmes, mais on l'impression que tout cela est valable pour 2002 et qu'en 95, du fait de votre renoncement, la gauche est dans l'impasse ?

J. Delors : Vous voulez me donner mauvaise conscience. Si le parti socialiste est riche, il l'est pour aujourd'hui et pas seulement pour demain. Encore une fois, une primaire à l'intérieur d'un parti est un mode démocratique. On peut le faire en respectant les, autres.

B. Masure : Selon vous la présidentielle est jouée à droite ?

J. Delors : Une présidentielle n'est jamais jouée, je vous renvoie aux trois dernières expériences et aux sondages qui ont jalonné ces campagnes. La véritable élection se fait dans les urnes.


La Tribune Desfossés : 2 février 1995

La Tribune : Que faire, selon vous, pour améliorer l'image incertaine de l'Europe dans l'opinion publique ?

Jacques Delors : La diminution du degré de confiance de l'opinion à l'égard de l'Europe depuis quatre ans est attribuable, à mon sens, au climat de récession économique. Car il y a une corrélation constante, dans les enquêtes d'opinion publique, entre le moral des peuples d'un côté et la situation et les perspectives économiques de l'autre. Mais cette explication ne nous dispense pas de rechercher des remèdes à ce problème. Et ce, dans trois directions. D'abord réfléchir au contenu même de la construction européenne et à son fonctionnement. En second lieu, examiner le comportement des États dont les représentants ont une fâcheuse tendance à tirer la couverture à eux et à faire de l'Union européenne, sinon de la Commission, un bouc émissaire dès que quelque chose ne va pas. Enfin, il faut se pencher sur la vie interne de nos démocraties et sur la distance croissante qui s'établit entre ceux qui gouvernent et l'opinion publique. Certains parlent de crise de la représentation politique… Mais n'imputons pas tous ces problèmes à l'Europe.

La Tribune : Depuis quelques semaines en France, le débat sur l'Europe se focalise sur la monnaie unique et sur la date de son introduction : 1997 ou 1999. Est-ce pour vous un faux débat ou bien le signe que la classe politique prend soudain conscience des contraintes de Maastricht ?

Deux observations à faire sur ce point. La première c'est qu'après la chute de crédibilité de l'union monétaire consécutive aux deux attaques contre le SME de septembre 1992 et d'août 1993, le climat s'est retourné et, dans les salles de marché et les établissements financiers, la perspective de l'union monétaire redevient crédible. D'ailleurs, vous pouvez constater que, très souvent, les analyses de situation économique d'un pays sont faites d'après les critères de Maastricht. C'est une réalité d'autant plus prégnante que les échéances se rapprochent. Ma deuxième observation est plus négative. Il est évident que les candidats actuellement déclarés à la présidence de la République ne veulent pas se prononcer d'une manière claire sur l'avenir de l'Europe parce qu'ils ont peur de perdre une partie de leur électorat. Donc, place à l'ambiguïté ! Personnellement, je regrette que l'Europe ne soit pas un des thèmes dominants du grand débat que, franchement, les Français attendent.

La Tribune : Mais estimez-vous qu'un homme politique qui serait résolument déterminé à pousser l'intégration européenne devrait nécessairement appeler le pays à tout faire pour être prêt en 1997, notamment en ce qui concerne le critère du déficit public ?

Non, je pense que celui qui voudrait défende des thèses comme les miennes en matière européenne devrait annoncer la couleur sur tous les plans. Et non pas simplement parler du test monétaire. Et je suis sûr que le candidat qui le ferait serait surpris des soutiens qu'il recueillerait. Car, au-delà des variations conjoncturelles, les Français demeurent profondément attachés à la construction européenne pour une raison simple : ils se rendent bien compte que, dans le monde tel est aujourd'hui, la France ne peut pas, seule, défendre ses intérêts et promouvoir ses idées. D'où l'importance d'une action commune des pays européens chaque fois qu'ils ont des intérêts ou des buts en commun.

On l'a constaté encore au Forum de Davos, le monde anglo-saxon reste incrédule sur la monnaie unique. L'idée étant que ni les gouvernements, ni les opinions publiques ne se rendent compte des implications réelles de l'union monétaire en termes d'harmonisation des politiques économiques. Selon certains, les ajustements qui ne pourront plus se faire par le taux de change se feront sur l'économie réelle et se paieront immédiatement sous forme de chômage accru ou de baisse de niveau de vie. Qu'en pensez-vous ?

C'est une question centrale que l'on ne peut éluder. Tout d'abord, dans le monde anglo-saxon, la préférence doctrinale reste aux changes flottants. Je vous rappelle qu'il a fallu des années pour que les experts du FMI acceptent l'idée que le système monétaire européen pourrait être utile. Bien entendu, l'existence d'une monnaie unique en Europe entraînera une dynamique en faveur d'un ordre monétaire mondial plus fixe, plus stable. Beaucoup de gens n'y ont pas Intérêt. Mais derrière cela, il y a une vraie question. Si demain, faute d'un progrès politique de l'Europe, la seule institution véritablement puissante dans le domaine économique et monétaire devait être la banque centrale européenne, le système serait déséquilibré et les opinions publiques ne l'accepteraient pas. Face à la banque centrale indépendante, il faut donc une sorte de gouvernement économique représenté par un conseil des ministres et une Commission ayant entre eux un degré réel de coopération et de consensus sur les finalités du développement économique et social. Et au-dessus des deux, un Conseil européen composé des chefs d'État et de gouvernement qui doit assumer la responsabilité de ce développement en y intégrant des critères trop souvent absents des « canons classiques » de la politique monétaire. Comme la possibilité pour chacun de se voir offrir un emploi, la couverture des besoins essentiels liés aux aléas de la vie, sans oublier les indispensables biens collectifs : éducation, santé, transport. Il faut donc qu'il y ait cet équilibre. Pour reprendre une formule classique, on ne tombe pas amoureux ni d'un taux de croissance, ni d'une monnaie unique. Moi, j'ai utilisé encore l'approche par l'économique en 1984 et 1985 parce que c'était la seule possibilité de relancer l'Europe. Mais aujourd'hui, le débat est politique. Les citoyens y sont prêts car, avec le marché intérieur – la libre circulation des biens, des services et des capitaux –, chacun est concerné, dans sa vie professionnelle, par la dimension européenne et attend que l'Europe lui apporte un plus. Nous sommes maintenant dans une période où la priorité doit être à une vision politique équilibrée de l'Europe, confonde aux grandes traditions du modèle de société européen.

La Tribune : L'Europe politique, c'est quand même un processus assez long ?

J. Delors : Non, plus maintenant. L'histoire est simple. Après l'échec d'un projet politique, la Communauté européenne de défense (1955), les pères de l'Europe ont repris leur démarche par l'économie. D'où le traité de Rome instaurant le marché commun. Depuis, l'économie a été le fer de lance. Mais aujourd'hui, la création du marché intérieur, l'intégration croissante de nos économies, la perspective d'une monnaie unique, appellent une réflexion et des décisions claires sur l'Europe politique, sur l'équilibre des objectifs poursuivis et des pouvoirs.

La Tribune : Mais beaucoup de gens prétendent, notamment en Allemagne, que cette Europe poétique doit découler de la monnaie unique, contrainte majeure sur (...) mineure noté des États…

J. Delors : Oui, c'est la fameuse théorie de l'engrenage que j'ai utilisée moi-même. Mais cette approche a épuisé ses charmes et ses attraits. Maintenant, il faut dire : nous voulons construire une Europe politique, voilà les domaines dans lesquels nous acceptons de partager la souveraineté, voilà les domaines qui doivent être exclusivement de la compétence des États. Et alors l'on sortira de cette confusion des esprits. Par exemple, il faut répondre à l'affirmation qu'il n'y a pas d'Europe sociale. Mais si ! Il y a un début d'Europe sociale, comme l'amélioration des conditions de travail ou les politiques d'aide aux régions. Cela dit, peut-on « européaniser » ou uniformiser les systèmes de sécurité sociale qui correspondent chacun à des traditions nationales ? Moi, je crois que non. Les systèmes de protection sociale, les politiques de la santé et de l'éducation sont du ressort des États nationaux, ce qui n'empêche pas d'échanger des expériences, d'avoir des coopérations, de multiplier les échanges d'étudiants… Mais il faut de la clarté dans tout cela. C'est d'ailleurs pourquoi je reste proche de l'approche fédérale qui elle seule permet, techniquement, de dire qui fait quoi, qui contrôle qui.

La Tribune : Au moment où tout le monde s'accorde sur la nécessité d'une remise à plat des systèmes sociaux, pensez-vous qu'il y a un moyen de mener ces réformes sur une base européenne ?

J. Delors : Tout d'abord, le fait que nous ayons connu une grave récession économique ne doit pas faire oublier que, grâce à l'impulsion du marché unique, nous avons créé neuf millions d'emplois nouveaux de 1985 à 1991 alors que, de 1981 à 1984, nous en avions détruit 2,5 millions. Simplement, le monde est allé plus vite que nous, de nouveaux pays émergent. D'où le livre blanc de décembre 1993. C'est un document original qui fixe un cadre d'analyse et de réflexion tant au niveau national qu'au niveau européen. La discussion tripartite [NDLR : sur l'emploi] qui vient de s'ouvrir Allemagne entre gouvernement, patronat et syndicats, c'est bien dans l'esprit de mes propositions du livre blanc. Cela montre la force de la coopération intellectuelle entre les pays membres. Est-ce pour autant que nous allons avoir le même système de santé en France et en Allemagne ? Pas du tout. Mais l'influence que peut avoir une discussion au niveau de l'Europe, animée par la Commission, ne doit pas être sous-estimée : la distribution des compétences n'empêche pas la synergie intellectuelle qui permet le progrès de tous.

La Tribune : Entre l'Europe du noyau dur à l'allemande, l'Europe à la carte des Britanniques, l'Europe des cercles thématiques d'Edouard Belleau, les gens ont du mal à s'y retrouver. Pouvez-vous nous expliquer simplement votre vision ?

J. Delors : Ma vision reflète la coexistence entre deux exigences impérieuses qui s'imposent à ceux qui exercent aujourd'hui des responsabilités. Le problème est de les combiner. La première est simple : nous devons étendre à l'ensemble de l'Europe les valeurs de paix et de compréhension mutuelle qui constituent le succès premier de la construction européenne. Il faut donc trouver, entre les quinze pays qui sont actuellement membres et les douze qui frappent à la porte, un cadre politique institutionnel et un cadre économique qui permette, dans l'échange et la coopération, d'accroître la sécurité de tous et la concorde entre les peuples. Mais il est évident que cette grande Europe ne pourra pas avoir les mêmes pouvoirs ni les mêmes capacités d'intervention que l'Union européenne actuelle. Sans parler de dilution, je pense en effet que l'élargissement entraînera une diminution des pouvoirs du centre. Par conséquent, cette configuration ne répond pas à ma deuxième exigence : faire en sorte que les pays européens ne soient pas marginalisés par l'histoire. Ces derniers doivent rejeter le déclin et unir leurs forces pour mener ensemble, à l'intérieur une politique de développement soutenable, équilibrée économiquement et socialement. À l'extérieur, il faut qu'ils puissent défendre leurs intérêts et promouvoir les Idéaux qui ont toujours été ceux de l'humanisme européen. Cela implique, pour les pays qui le voudront, un engagement plus fort et des délégations de souveraineté. Le reste, c'est de la bouillie pour les chats ! Nous sommes devant ces deux exigences. Je dirai en temps utile comment les satisfaire. Mais il faut poser correctement le problème. Ceux qui ne le font pas refusent en fait soit l'élargissement, soit l'approfondissement, et se cachent derrière des mosaïques incompréhensibles et impraticables.

La Tribune : Mais si l'on se place dans l'hypothèse d'une intégration à part entière des pays qui frappent à la porte, comment faire marcher cet ensemble de vingt-cinq membres ou plus ?

J. Delors : Non, non. Répondre aux deux questions évoquées impliquera selon moi deux cadres institutionnels différents mais compatibles entre eux. Ce sera à chaque État de répondre : oui ou non aux exigences de la grande Europe et à celles d'une Europe politiquement plus cohérente, plus puissante et plus généreuse.

La Tribune : Mais vous êtes bien en train de décrire une Europe à deux vitesses ?

J. Delors : Non, non. Ce sont deux schémas différents correspondant à deux formes d'engagements différents. En posant ainsi le problème, je reste fidèle à une approche pluraliste et démocratique. Chacun peut défendre son point de vue. Mais attention à la confusion des esprits et aux arrière-pensées de ceux qui, en fait, refusent l'idéal d'une Europe unie.

La Tribune : C'est donc là-dessus que la conférence inter-gouvernementale de 1996 doit plancher en priorité ?

J. Delors : Oui, mais il faut d'abord poser ce problème. Et j'ajouterai même que, au-delà de la grande Europe, nous avons des responsabilités particulières à l'égard de nos voisins du Sud. Qui portera le fardeau ? Les déclarations, c'est bien. Mais quand il s'agit d'ouvrir ses marchés, de faire des dons ou bien d'investir dans ces pays, c'est autre chose. L'Europe souffre de trop d'effets d'annonces. La puissance et l'influence, cela se mérite.

La Tribune : À ce stade, vous vous refusez donc à fixer des objectifs trop précis pour 1996…

J. Delors : Je veux simplement mettre un rayon de lumière dans le buisson des ambiguïtés en posant ce que je crois être les bonnes questions.

La Tribune : Mais l'intégration européenne implique-t-elle nécessairement une action volontariste des gouvernements ? Ou y a-t-il également une place pour une approche plus libérale, à l'anglo-saxonne, d'une intégration « naturelle » de l'Europe via le marché unique ?

J. Delors : La façon dont je pose le problème permet à chacun de s'exprimer. Mais nous sommes arrivés dans une période où la dominante idéologique et pratique du marché est trop forte. Puisque le marché prétend même pénétrer la sphère du politique et s'y substituer. Le politique, c'est la volonté des citoyens d'influer sur leur destin et de ne pas laisser simplement la « main invisible » résoudre leurs problèmes. D'où l'accent que je mets sur une approche politique et volontariste.

La Tribune : Quittons, pour finir, la construction européenne. À propos de la Russie, l'absence d'un État digne de ce nom fait que ce pays est actuellement en train de se transformer sous la pression d'un marché sauvage. Le déplorez-vous ?

J. Delors : La Russie est actuellement dans une situation post-révolutionnaire. Il y a eu des précédents historiques. Donc il ne faut pas simplement considérer la manière anarchique dont fonctionne l'économie. Il y a en Russie une assemblée législative élue, il y a une presse libre. Ce pays fait d'une manière difficile l'apprentissage simultané de la démocratie et de l'économie ouverte. Et œ serait travestir la réalité que d'oublier ces éléments proprement politiques. D‘autre part, la Russie est une grande puissance et entend le manifester. Vous avez là une grille d'analyse permettant de comprendre le comportement actuel de ce pays dans les événements contemporains.

La Tribune : La Russie dans l'Europe, un jour lointain ?

J. Delors : Nous avons passé avec la Russie un accord de même qualité et de même intensité qu'avec les États-Unis. Pour la première fois, j'ai vu le président Eltsine satisfait puisque nous reconnaissions le statut de grande puissance de son pays et, en même temps, nous jetions les bases d'un partenariat étroit.

La Tribune : Cela dit, avec les événements de Tchétchénie, l'accord intérimaire (économique) est quelque peu en sommeil…

J. Delors : L'esprit d'un tel partenariat est que l'on se parle franchement. Or, ce qui se passe en Tchétchénie a tout lieu d'inquiéter les Européens pour ses conséquences immédiates et tragiques comme pour son incidence sur le comportement ultérieur de la Russie.