Interview de M. Edouard Balladur, Premier ministre et candidat à l'élection présidentielle de 1995, dans "Paris-Match" du 27 avril 1995, sur ses goûts littéraires, la cohabitation, la politique du franc fort, le chômage et l'Europe.

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Média : Paris Match

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Balladur face à Katherine Pancol

Katherine Pancol : Auriez-vous pu arrêter votre carrière politique pour vivre une passion, et laquelle ?

Édouard Balladur : Je suis entré tard dans la vie politique. Ce qui ne veut pas dire que le temps de la passion soit passé pour moi. J'ai des passions : l'art, la lecture, les grands voyages… Mais de ce point de vue, c'est mal parti.

Katherine Pancol : Imaginons que vous gagniez le gros lot au Loto. Qu'en faites-vous ?

Édouard Balladur : Je serais très embarrassé. Personne ne croira que je l'aie gagné d'une façon innocente. J'en ferais don à une oeuvre pour les handicapés et à une oeuvre contre le sida.

Katherine Pancol : Êtes-vous un familier des ordinateurs ?

Édouard Balladur : J'en ai eu un, il y a très longtemps. Je m'en suis servi, mal. Mais j'y suis arrivé. C'était un Macintosh.

Katherine Pancol : Si un de vos proches vous avouait qu'il se drogue, quelle serait votre réaction ?

Édouard Balladur : J'en serais infiniment affligé pour lui, et je ferais tout ce que je peux pour l'aider. J'ai souvent pensé à la situation des parents confrontés à ce problème. Ce doit être une épreuve terrible. On est éperdu du désir d'aider. Mais, en même temps, on a du mal à savoir que faire, comprendre, aider, être présent, disponible…

Katherine Pancol : Si vous pouviez changer quelque chose en vous, qu'est-ce que ce serait ?

Édouard Balladur : Personne n'est totalement satisfait de soi. Mais je peux peut-être garder secret ce qui ne me plaît pas en moi… Une chose : j'aurais aimé être encore plus en mouvement que je ne le suis intérieurement. C'est souvent le reproche que je me fais. Je n'aime ni l'immobilité de l'esprit, ni le conformisme, ni les certitudes qu'on ne remet jamais en cause.

Katherine Pancol : Aimeriez-vous être plus proche des gens ?

Édouard Balladur : On ne l'est jamais assez. Peut-être ai-je, plus que d'autres, du mal à extérioriser mes sentiments, tout en restant naturel, authentique. En tout cas, il faut toujours essayer de changer. Il ne faut jamais être satisfait de soi, ni de ce qu'on fait. Chaque fois qu'on est satisfait, les choses ne marchent pas.

Katherine Pancol : Doutez-vous parfois des décisions que vous prenez ?

Édouard Balladur : Je ne doute pas quand je décide. Mais j'ai toujours le souci de vérifier ensuite que c'est bien ce qu'il fallait décider, et que je ne me suis pas trompé. Il faut toujours se remettre en cause, être ouvert à la critique.

Katherine Pancol : Vous arrive-t-il de faire votre autocritique ?

Édouard Balladur : C'est un exercice auquel je me livre volontiers. Une fois par semaine, je me demande : qu'est-ce qui a marché, qu'est-ce qui n'a pas marché, qu'est-ce qui aurait pu marcher mieux ? Et cela dans tous les domaines : politique, personnel, familial. Je n'aime pas les choses trop sûres, trop stables, trop figées.

Katherine Pancol : Demain, une mère de huit enfants vient vous demander de l'aider financièrement à élever sa famille. Que faites-vous ?

Édouard Balladur : Tout ce que je peux, comme vous, certainement. Mais quand on fait quelque chose de bien, mieux vaut ne pas en parler.

Katherine Pancol : Vous êtes-vous déjà promené, seul, en banlieue ?

Édouard Balladur : Oui. Il ne faut pas s'imaginer que le problème des banlieues est récent. Il a toujours existé. Quand j'étais beaucoup plus jeune, je me rendais régulièrement dans une banlieue, toutes les semaines. À Saint-Ouen. J'y rencontrais des jeunes de mon âge pour discuter avec eux, parler de livres, faire des sorties au cinéma. Cela s'appelait les « équipes sociales ». Je me souviens qu'une fois, j'avais une vingtaine d'années, j'avais voulu les emmener voir une pièce au théâtre Hébertot. Ils n'avaient pas beaucoup de moyens, et moi non plus. Je suis allé voir Jacques Hébertot, qui m'a reçu gentiment. Je lui ai expliqué que je voulais emmener cinq ou six jeunes avec moi pour voir sa pièce – je crois que c'était « Des souris et des hommes », de Steinbeck – et que j'avais besoin qu'il me donne des places gratuites. Il a réfléchi un moment et m'a dit : « Jeune homme, vous n'allez pas m'amener des femmes avec des manteaux de fourrure et des colliers de perles ? » Je lui ai répondu : « Vous jugerez vous-même !

Katherine Pancol : J'ai un ami qui s'appelle Farid. Il a 28 ans et habite dans une cité à Colombes. Il m'a dit de vous dire : « Moi, j'ai l'impression d'avoir été biffé de la carte. » Il se sent sacrifié. Comment lui venir en aide quand on sait que dans ces cités les deux principaux moteurs économiques sont la drogue et le vol ?

Édouard Balladur : C'est une situation angoissante et qui ne sera pas réglée rapidement. En deux ans, j'ai déjà doublé les crédits de la politique de la ville, et multiplié par deux les contrats de ville. Ces quartiers reproduisent tous les problèmes de la société : la drogue, la coexistence conflictuelle d'hommes et de femmes de cultures différentes, les mauvaises conditions de logement, des liens familiaux difficiles, le chômage des jeunes, l'insécurité, l'absence des services publics… tout y est. Bref, il y a là conjugaison de toute une série de négligences et d'égoïsme qui ont duré trop longtemps. Ce n'est pas en un an qu'on va régler tout ça. Raison de plus pour s'y attaquer tout de suite, ce que nous avons fait. Il faut persévérer, amplifier l'effet, mobiliser toutes les bonnes volontés. Ce n'est pas uniquement une affaire de crédits. C'est une façon d'être, une atmosphère morale à recréer dans notre pays. On a déjà fait des efforts pour rénover les logements, animer les quartiers, rendre l'espoir aux jeunes. À Chanteloup-les-Vignes, à Dammarie-les-Lys, au Plessis-Trévise, ailleurs… La situation dans les banlieues est une urgence nationale, sociale ; pas seulement parce que l'exclusion d'une partie de la population qui a perdu l'espoir met la société en danger, mais surtout parce que c'est un devoir, humain, moral.


Balladur face à Irène Frain

Irène Frain : Monsieur le Premier ministre, pouvez-vous me réciter les cinq premiers vers d'un poème ?

Édouard Balladur : Je lis et je relis Rimbaud presque une fois par an, c'est le poète que je préfère, et de très loin. Mais je suis incapable de réciter un seul de ses vers, même du « Bateau ivre ». Je n'apprends jamais par coeur. Un moment, je m'étais dit qu'il fallait que je m'astreigne à apprendre dix vers par jour. Je ne l'ai pas fait.

Irène Frain : Est-ce que vous lisez tous les jours ?

Édouard Balladur : Une heure le matin et une heure le soir. En ce moment, j'ai terminé le dernier roman de Garcia Marquez, j'ai presque terminé « Le premier homme », de Camus. J'ai racheté « Belle du seigneur », que j'ai lu il y a trente ans. En général, j'essaie de ne pas relire. Je suis tellement angoissé par tout ce que j'ignore que je me dis que cela m'empêche de découvrir des choses nouvelles ! Pour « Belle du seigneur », quelqu'un m'en a parlé et j'ai eu envie de le relire. J'ai commencé par la fin, les cent dernières pages. Et cela m'a fait la même impression que la première fois, où j'avais trouvé la fin languissante.

Irène Frain : Au moment où François Mitterrand, à la fin de son septennat, semble affirmer, dans une ultime intervention télévisée, que le fondement du pouvoir est indissociable de la culture, comment ressentez-vous le fait que l'intelligentsia française semble majoritairement apporter ses voeux et son soutien à Jacques Chirac ?

Édouard Balladur : En êtes-vous sûre, madame ? Simplement je n'ai pas cherché à constituer des comités de soutien ni à organiser des pétitions. Je n'aime pas plus enrégimenter qu'être enrégimenté.

Irène Frain : La culture de François Mitterrand est ultra-française. Et la vôtre ?

Édouard Balladur : Elle l'est aussi, même si je connais la littérature américaine et russe. L'anglaise et l'allemande, beaucoup moins. Depuis quelque temps, j'essaie de découvrir la littérature sud-américaine. J'aime le côté très poétique de ces romans, le côté étrange, un peu fou.

Irène Frain : Entre un film français de qualité moyenne et un excellent film américain, lequel choisissez-vous ?

Édouard Balladur : Ce qui est excellent. Je préfère donc un bon film à un film moyen, même s'il est américain.

Irène Frain : Même si vous devez voir, à ce prix, plus de films américains que de français ?

Édouard Balladur : Il n'est pas interdit de faire d'excellents films français ! La preuve, on en fait, et beaucoup !

Irène Frain : Si vous aviez à choisir entre deux projets, construire les colonnes de Buren au Palais-Royal et entreprendre la sauvegarde du Mont-Saint-Michel, que décideriez-vous ?

Édouard Balladur : Le Mont-Saint-Michel. Parce que c'est urgent et qu'il est menacé de devenir une presqu'île. Depuis le temps qu'on en parle, je suis le premier Premier ministre à l'avoir décidé.

Irène Frain : Donc, entre le patrimoine qui est menacé et le patrimoine qui est à construire, vous choisissez…

Édouard Balladur : Je vous arrête, pas du tout. Je réponds à l'exemple précis que vous prenez. Le Mont-Saint-Michel, c'est unique en Europe. C'est quelque chose d'extraordinaire. Il faut le sauver, et le faire vite. Je n'ai rien de passéiste. J'aime l'art moderne.

Irène Frain : Dans l'art moderne, votre peintre préféré c'est Soulages ?

Édouard Balladur : Oui, j'aime beaucoup Soulages, parmi les peintres vivants. Mais aussi Nicolas de Staël et Kandinsky. J'aime les peintres très abstraits.

Irène Frain : C'est curieux de votre part…

Édouard Balladur : Pourquoi ?

Irène Frain : On pouvait imaginer que vous répondriez Poussin.

Édouard Balladur : Mais j'admire beaucoup Poussin aussi. Il ne faut pas avoir des a priori dans l'esprit. Je suis allé voir l'exposition Poussin le jour de la fermeture. C'était merveilleux !

Irène Frain : Vous êtes assez éclectique ?

Édouard Balladur : Oui. J'aime un beau masque nègre, j'aime une belle statue classique, j'aime l'art abstrait – pas tout, d'ailleurs. Je suis un esprit libre. Je ne me crois pas obligé de tout aimer. J'ai le droit de dire ce que je n'aime pas, soit classique, soit moderne.

Irène Frain : Entre Voltaire et Rousseau, vers qui va votre coeur ?

Édouard Balladur : J'aime bien Voltaire, pas beaucoup Rousseau. Je l'ai beaucoup aimé quand j'avais 15 ans C'est un très grand écrivain, mais je ne lui trouve pas l'esprit jeune.

Irène Frain : Si la Bibliothèque nationale de France et l'Opéra Bastille se transformaient en gouffre insondable de l'argent public, décideriez-vous de les fermer ?

Édouard Balladur : Non. On peut toujours s'organiser pour que quelque chose ne soit pas un gouffre insondable. La seule vraie question, c'est de mettre en place des équipes capables de bien gérer ce type d'établissement. Par exemple, pourquoi l'Opéra Bastille serait-il nécessairement condamné au déficit ? Cela peut marcher !

Irène Frain : Considérez-vous que les films de violence à la télévision font partie de ce que Jean-Paul II appelle la « culture de mort », et pensez-vous qu'un président de la République doive intervenir pour réduire leur importance, voire pour les interdire ?

Édouard Balladur : Il y a beaucoup de violence à la télévision. Beaucoup trop, et ça insensibilise les enfants et les adolescents. Je pense qu'il faudrait programmer ces films plus tard, dans la soirée, être plus insistant dans les avertissements qu'on fait passer.

Irène Frain : Il semble que ce soit la répétition tout au long de l'année d'un certain nombre d'actes violents sur les écrans de télévision.

Édouard Balladur : … qui développe la criminalité ?

Irène Frain : Non, qui enlève aux enfants la compréhension de ce qu'est la mort ou un geste de violence. Ils finissent par ne plus avoir l'idée de la culpabilité liée au crime.

Édouard Balladur : Oui. C'est pourquoi il faut prendre davantage de précautions. Un groupe de personnalités indépendantes devrait être invité à faire des propositions. Un président de la République doit se préoccuper de l'état moral de la nation. Spécialement de celui de la jeunesse, mais en appelant toute la société à prendre conscience de sa responsabilité !


Balladur face à Laurence Masurel

Laurence Masurel : Pourquoi autant de grèves et de revendications salariales en pleine campagne ? Cela signifie-t-il qu'il n'y aura pas d'état de grâce pour le prochain président ?

Édouard Balladur : Cela veut dire surtout qu'il faut que tout le monde se montre responsable pendant la campagne électorale et ne fasse pas naître des illusions qui ne manqueront pas d'être déçues.

Laurent Masurel : Vous voulez dire que Chirac et Jospin, vos deux principaux adversaires, font un peu monter la mayonnaise ?

Édouard Balladur : Oui.

Laurence Masurel : Cela vous inquiète ?

Édouard Balladur : Ce qui m'inquiète toujours, c'est l'écart qu'il y a entre les promesses et la réalité. C'est mauvais pour la démocratie. Moi, je suis partisan de prendre des engagements, mais des engagements qu'on est sûr de pouvoir tenir.

Laurence Masurel : C'est la ligne de votre campagne.

Édouard Balladur : Exactement. Ne pas décevoir.

Laurence Masurel : Avez-vous donc l'intime conviction d'être celui qui peut faire naître la France de l'an 2000 ?

Édouard Balladur : Oui. À la fois pour les ambitions que j'ai pour elle et pour la méthode de gouvernement qui est la mienne. J'ajoute que je le pense aussi pour les résultats qui ont été obtenus.

Laurence Masurel : Pouvez-vous nous dire aujourd'hui si la cohabitation avec François Mitterrand vous a gêné pendant ces deux années ? Trop bien élevé, vous n'avez peut-être pas osé attaquer suffisamment fort le bilan de quatorze ans de socialisme, à cause de cette cohabitation.

Édouard Balladur : La situation que j'ai trouvée était exceptionnellement difficile. La plus difficile depuis la guerre. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il n'y a eu que moi pour accepter cette responsabilité. Ce qu'on oublie aujourd'hui. Quoi qu'il advienne, j'aurai en tout cas une satisfaction, c'est de laisser la France en meilleur état que je ne l'ai trouvée. Sur tous les plans : économique, social, la sécurité, l'emploi, la protection sociale, etc.

Laurence Masurel : Promettez-vous aux Français qui vous éliront à la sortie du tunnel dans cinq ans ? Dites-vous, en quelque sorte, aux Français : donnez-moi le temps de terminer mon travail…

Édouard Balladur : Je n'ai jamais dit terminer. Je considère que la situation étant assainie, la croissance étant de retour – à condition qu'on ne la casse pas, bien entendu –, nous pouvons maintenant engager une nouvelle phase de façon beaucoup plus active. Je pense qu'effectivement, dans les cinq ans qui viennent, on peut diminuer d'un tiers le chômage dans notre pays, ce qui sera sans précédent depuis vingt ans. Et ce qui aidera, entre autres, à résoudre ces problèmes de la jeunesse et des banlieues. Je dis bien, aidera. Cela ne veut pas dire que toute sera résolu pour autant. Ce n'est jamais moi qui vous dirai : élisez-moi et, dans deux ans, il n'y aura plus un seul SDF. Dire cela serait totalement étranger à ma conception de la politique et de la vérité.

Laurence Masurel : Vous êtes toujours très raisonnable !

Édouard Balladur : Je veux surtout être sincère. J'ai de grandes ambitions pour la France, mais je ne veux surtout pas tromper sur le chemin à parcourir. Il faut que la croissance reparte durablement pour notre pays. Si elle repart durablement, on en aura eu en 1994, en 1995, et on en prévoit déjà pour 1996. Si on ne casse pas cette croissance, alors beaucoup de choses seront possibles, on pourra faire beaucoup de progrès pour l'égalité des chances et un meilleur emploi.

Laurence Masurel : Aujourd'hui, la France affiche toujours de graves déficits. Peut-elle continuer à vivre au-dessus de ses moyens, à crédit, sans risquer de périr ?

Édouard Balladur : La France ne peut pas vivre durablement au-dessus de ses moyens. C'est pourquoi je propose qu'on réduise les déficits publics, et qu'on ne considère pas qu'on doit continuer à dépenser sans se préoccuper des déficits, qu'il s'agisse de l'assurance maladie, du budget de l'État, des comptes sociaux, etc. Car, à terme, ce serait insupportable. D'où la politique de réduction des déficits que j'ai engagée.

Laurence Masurel : La France peut-elle choisir une autre politique que celle du franc fort ?

Édouard Balladur : La politique que j'ai choisi en 1993 – lutte contre les déficits et maintien de la stabilité de la monnaie – a réussi. La croissance est revenue. Le chômage commence à diminuer. Pourquoi voulez-vous qu'on lui substitue une autre politique qui, si je le comprends bien, aurait pour conséquence d'aggraver les déficits et d'affaiblir la monnaie ? Eh bien ! je prends le pari que ce serait désastreux pour notre économie, et pour le chômage. Et que ça mettrait la France totalement en marge de l'Europe.

Laurence Masurel : Le gouverneur de la Banque de France, Jean-Claude Trichet, a envoyé au président de la République, au Premier ministre, une lettre en forme d'avertissement aux autres candidats, à vos adversaires !

Édouard Balladur : C'est une lettre classique qu'il envoie en mars, ou avril. Je crois que c'est le rapport annuel du gouverneur de la Banque de France.

Laurence Masurel : M. Chirac lui a répondu vertement…

Édouard Balladur : Il a eu tort. J'ai répondu moi-même aujourd'hui qu'il ne faut pas, sous prétexte qu'on est en campagne électorale, qu'on se mette à polémiquer avec la Banque de France, car le seul résultat serait d'affaiblir le franc, dont d'abaisser le pouvoir d'achat de la France.

Laurence Masurel : Jacques Chirac répond, en résumé, que le gouverneur de la Banque de France n'a pas à dicter la politique monétaire du pays !

Édouard Balladur : Cela signifie-t-il qu'il ne veut pas réduire les déficits et ne pas mener une politique économique responsable ? Il vaudrait mieux qu'il le dise, et qu'il en avertisse les Français.

Laurence Masurel : Pouvez-vous nous énumérer vos cinq priorités.

Édouard Balladur : Il y en a quatre. La première priorité, c'est l'emploi et la situation des salariés. Je n'ai pas attendu la campagne électorale pour m'en préoccuper. Deuxièmement, l'égalité des chances, la protection sociale, la formation de la jeunesse. Troisièmement, les libertés, les droits des femmes, la décentralisation, l'extension du référendum. Quatrième priorité, l'Europe. Je la crois essentielle à la prospérité de la France. Et j'ai proposé une série de mesures à prendre dans les six premiers mois. On me dit parfois que tous les candidats ont les mêmes priorités. Mais tout le monde ne le dit pas de la même manière. Le son n'est pas le même.

Laurence Masurel : Comment peut-on vivre aujourd'hui avec le SMIC à 6 090 francs ?

Édouard Balladur : Vous me posez la question qu'on pose à tous les politiques. La réponse, vous la connaissez comme moi, c'est qu'on ne vit pas bien. Que je suis le premier, il y a quatre ans, à avoir dit qu'il fallait augmenter les salaires réels des catégories les plus modestes, et que je suis le premier à avoir réduit, ou à être en train de réduire, de 10 % le coût des salaires les plus modestes en abaissant les charges, ce qui dégage une marge, éventuellement pour augmenter les salaires les plus modestes. Je l'ai proposé il y a quatre ans, et je suis le premier à l'avoir réalisé.

Laurence Masurel : Votre rêve serait évidemment d'augmenter le SMIC une fois élu ?

Édouard Balladur : Dès que ce sera possible, oui. C'est pour cela que je mets en oeuvre la baisse des charges sur les bas salaires, afin de dégager une marge d'augmentation du revenu effectivement perçu.

Laurence Masurel : En Mai 68, vous aviez négocié avec les syndicats les augmentations de salaire pour tous, tout de suite. D'abord 7 %, puis 3 %. Aujourd'hui, un certain nombre de candidats réclament des augmentations très conséquentes. La France serait-elle capable de digérer de telles majorations de salaire ?

Édouard Balladur : Non. Je vous rappelle qu'en Mai 68 nous étions dans une crise très profonde, qui s'est traduite par des désordres économiques qui ont entraîné une dévaluation. Qu'à l'époque la France était beaucoup moins immergée qu'elle ne l'est aujourd'hui dans l'économie et la concurrence internationales. Et que la seule conséquence qu'aurait une pareille politique brutalement décidée serait de nous mettre totalement en marge de l'Europe, et que l'Europe se fait sans nous, et sous la direction de l'Allemagne. Moi, je ne le veux pas. Nous sommes désormais dans la compétition mondiale. Nous avons 4 millions de Français qui travaillent pour l'exportation. Leur emploi en dépend. Il faut donc être très vigilant pour conserver notre capacité de dynamisme et de compétition.

Laurence Masurel : À propos de l'Europe, vous êtes le seul grand candidat à vous prononcer en faveur de la monnaie unique dès 1997 et en faveur de l'élargissement de l'Union au pays d'Europe centrale et orientale, pays Baltes, Malte et Chypre. Êtes-vous convaincu de pouvoir y arriver ?

Édouard Balladur : Si l'on part du principe qu'on ne le fera pas, eh bien ! on ne le fera pas. Il faut partir du principe qu'on doit le faire. Déjà en 1993, on avait dit qu'il ne fallait pas réduire les déficits, que je risquais de casser l'espoir de reprise. J'ai réduit les déficits, et la reprise est là. Maintenant, on me dit qu'il y a incompatibilité entre réduire les dépenses et soutenir l'emploi. C'est faux. Je crois qu'au contraire il y a une totale compatibilité. Si on peut arriver dès 1997 à résorber suffisamment le déficit, il faut en tout cas essayer. Quant à l'élargissement, ce n'est pas pour tout de suite. Il faudra le programmer de telle sorte que véritablement nous assurions une bonne défense de nos intérêts.

À propos de la monnaie européenne, je constate que les débats sur ce sujet, qui étaient théoriques, dogmatiques, politiques, se sont évaporés au profit de considérations pratiques. Le désordre monétaire nuit aux producteurs français. Producteurs industriels, producteurs agricoles. Il faut parler des choses avec précision. Même si nous réalisons la monnaie européenne avec l'Allemagne, le Benelux, le Danemark, l'Autriche… resteront à l'intérieur de l'Europe des pays qui n'entreront pas tout de suite dans la monnaie commune, l'Espagne, l'Italie, l'Angleterre, avec lesquels il faudra prendre des précautions pour que le cours des monnaies ne perturbe pas les échanges. Et restera, en dehors de l'Europe, le problème du dollar, dont le cours varie tellement que c'est un risque pour la prospérité du monde. Ces désordres monétaires, à terme, risquent de faire éclater l'Europe. Or si l'Europe éclate, ce n'est pas à nous, Français, que cela profitera. Je suis très frappé, quand je rencontre des agriculteurs, des industriels du textile, quand ils disent : « Nous avons intérêt à l'Europe, pour exporter. Si on casse l'Europe, c'est notre prospérité qui en dépendra. Et nos emplois ».

Laurence Masurel : Écrirez-vous un jour le récit de ces deux années de pouvoir, si vous ne franchissez pas le premier tour ?

Édouard Balladur : Je n'en aurai pas le temps, puisque je le franchirai…

Laurence Masurel : Quoi qu'il en soit, qu'est-ce que cela fait de commencer la course en tête et de la finir… troisième pour l'instant ?

Édouard Balladur : Elle n'est pas finie au jour où nous parlons. Elle le sera le jour du vote. Je suis très confiant. Il faut toujours s'habituer à l'idée que ce n'est pas facile. Cela me stimule. J'aime la difficulté.