Interviews de M. Jack Lang, député PS et ancien ministre de l'éducation, dans "Le Parisien" le 14 octobre 1998 et à Europe 1 le 20, sur les revendications du mouvement lycéen, les conséquences de la politique menée par François Bayrou lorsqu'il était ministre de l'éducation et sur la nécessité de réformer le système scolaire pour réduire l'échec scolaire et le chômage des jeunes.

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Média : Emission Journal de 8h - Europe 1 - Le Parisien

Texte intégral

14 octobre -  Le Parisien

Bernard MAZIERES
Quelles sont les causes du ras-le-bol des lycéens ?

Jack Lang
- Il y a, d'abord, une demande de reconnaissance. Je crois que les lycéens expriment un certain nombre d'angoisses. On pourrait parler d'un mal-être propre à l'adolescence. Mais je suis persuadé que la cause principale est la régression imposée à l'Education nationale par près de cinq ans de gouvernement conservateur.

Bernard MAZIERES
La faute à la droite, c'est un peu court, non ?

Jack Lang
Lycéens et professeurs paient le prix de l'inaction de François Bayrou rue de Grenelle. II a supprimé des postes, taillé dans les crédits et contribué à un immobilisme coupable. Cette vérité doit éclater.

Bernard MAZIERES
L'actuel gouvernement n'a rien à se reprocher ?

Jack Lang
On ne peut pas réparer en quelques mois la totalité des erreurs ainsi commises. Il ne suffit pas d'appuyer sur un bouton, Mais le gouvernement est plus que jamais décidé à accorder à l'éducation une priorité absolue.

Bernard MAZIERES
Même absolution pour Claude Allègre ?

Jack Lang
Oui. Mais, par expérience, je sais que lorsque l'on s'exprime fortement comme il le fait avec son tempérament, et il en a, on peut provoquer la foudre.

Bernard MAZIERES
Comprenez-vous les revendications lycéennes ?

Jack Lang
Il est difficile de les cerner. Ici, ils manifestent contre le FN. Ailleurs, contre de mauvaises conditions matérielles. Dans un autre endroit, pour obtenir plus de professeurs. D'une manière générale, ils souhaitent un meilleur lycée. Leurs demandes sont légitimes.

Bernard MAZIERES
Les lycéens peuvent-ils être manipulés ?

Jack Lang
Que des professeurs et des syndicats puissent être solidaires des lycéens ne doit pas étonner. Mais imaginer qu'il y aurait un grand méchant loup qui tirerait les ficelles, c'est une absurdité.


20 octobre - Europe1

J.-P. Elkabbach
J. Lang vous avez reçu l'Oscar de l'homme de la nuit pour ce que vous avez apporté à la techno, aux musiques nouvelles. Vous êtes surtout ancien ministre de l'Education nationale. La journée sera-t-elle bonne? En tout cas elle s'annonce chaude et dangereuse non ?

Jack Lang
« Je crois que toutes les précautions ont été prises pour que la manifestation se déroule pacifiquement. Et je crois qu'il faut se réjouir de cette mobilisation de la jeunesse. Elle montre ainsi sa capacité à prendre en main son destin, à s'auto-organiser et à vouloir peser sur le cours des choses. Elle exprime des revendications simples et concrètes: sa soif de savoir, son appétit de réussite scolaire et, plus profondément peut-être un besoin d'espérance, de dépassement de soi, un besoin de nouvelles frontières. »

J.-P. Elkabbach
Donc les jeunes qui vont défiler, pour vous, donnent l'exemple ?

Jack Lang
« Oui, parce qu'on ne construit pas un pays moderne, vivant et créatif sur la passivité des citoyens. Et c'est un moment réjouissant lorsqu'une fraction de la jeunesse se porte en avant pour exprimer ses sentiments. »

J.-P. Elkabbach
Vous avez le sentiment que L. Jospin et C. Allègre pensent que ce sont des jeunes qui vont soutenir leur politique ?

Jack Lang
« Je le crois. Je pense que cet événement est un formidable levier pour les changements que nous attendons les uns et les autres. »

J.-P. Elkabbach
Vous avez toujours soutenu le mouvement des lycéens, et on vous considère un peu comme une mascotte. Est-ce que vous serez dans les cortèges ?

Jack Lang
« Non, je serai à l'Assemblée nationale où d'autres activités me retiennent. »

J.-P. Elkabbach
Pourquoi pas ?

Jack Lang
« Je n'ai pas à courir ici ou là. Je serai un observateur attentif et plein de sympathie pour le mouvement en cours. »

J.-P. Elkabbach
Les lycéens politisés récitent les arguments - quand on les entend parler - des jeunesses socialistes. Le ministre est un socialiste. Est-ce qu'en ce moment les socialistes ne sont pas muets et coincés ?

Jack Lang
« On aimerait quelquefois que la gauche plurielle, volontiers si volubile, rappelle quelques vérités premières, et soit moins muette ; et, en particulier, c'est assez étonnant que, dans ce monde, hélas sans mémoire, on oublie de rappeler cette vérité que pendant quatre années, M. Bayrou à la tête de l'Education nationale a mené une politique d'immobilisme et d'inaction. L'élan qui avait été donné par L. Jospin en 1988, que j'ai essayé, pendant un an, de prolonger en 1992 a été brisé en 1993. Je prends un seul exemple : en 1992, dernière année du gouvernement de la gauche avant les élections, nous avions créé 4 000 postes dans les lycées. Supposez que cela ait été fait de la même manière pendant quatre ans ensuite, il y aurait eu 16 000 postes de plus. Au lieu de quoi : Bayrou, et le Gouvernement de l'époque, a amputé des crédits, supprimé des postes, abrogé le premier plan anti-violence, supprimé la délégation nationale à la vie lycéenne. Et nous, aujourd'hui, on paye en partie, en grande partie, le prix. »

J.-P. Elkabbach
Autrement dit, les jeunes qui vont manifester tout à l'heure manifestent plus contre Bayrou que contre Allègre ? Ils ne savent pas qui est Bayrou !

Jack Lang
« Justement, le devoir des adultes est un devoir de pédagogie et d'information. »

J.-P. Elkabbach
Est-ce que c'est juste de vous en prendre comme cela à F. Bayrou ? Est-ce que c'est bien de dire : ce n'est pas nous, m'sieur, c'est l'autre ?

Jack Lang
« Je n'ai pas dit : ce n'est pas nous. Je dis : il faut faire comprendre que l'Education nationale ne se change pas en appuyant sur un bouton, que c'est une entreprise de longue haleine ; qu'aujourd'hui nous devons reprendre la marche en avant qui a été gravement interrompue voici 4 ans ou 5 ans. »

J.-P. Elkabbach
Vous savez ce qu'on reproche à C. Allègre : de lancer beaucoup de réformes dans les mots et de ne pas les appliquer, de ne pas les faire ?

Jack Lang
« Je crois qu'il est important qu'un ministre puisse aussi dire les choses, bousculer les tabous, remuer les conservatismes. Moi, je préfère ce style - même s'il comporte parfois des inconvénients - à celui de certains autres dirigeants qui, à mon goût, son parfois trop précautionneux ou trop prudents. »

J.-P. Elkabbach
Même dans votre parti ?

Jack Lang
« Eventuellement dans mon parti. »

J.-P. Elkabbach
Vous pensez donc que C. Allègre a raison. Et vous le soutenez en tous cas ?

Jack Lang
« Je crois que le mouvement d'aujourd'hui peut être, je le répète, un levier salutaire pour un changement, un tremplin pour d'autres réformes: d'abord, il y aura le débouché concret, demain - d'après ce que j'ai pu entendre - aux revendications matérielles ; et surtout personnellement j'appelle de mes vœux un changement profond du système de l'Education, une sorte de révolution intellectuelle de l'école à l'université. Et en particulier, il y a une question première ou en tout cas qui doit revenir au premier plan de l'actualité: l'échec scolaire. L'échec scolaire au lycée, l'échec scolaire à l'université : 75 % d'étudiants se trouvent après la deuxième année sur le carreau. »

J.-P. Elkabbach
Est-ce que, là, c'est de l'autocritique de l'homme de gauche, parce que vous êtes restés quand même 12 ans au pouvoir, vous auriez pu réduire ce nombre de jeunes qui échouent et qui finissent au chômage ?

Jack Lang
« Une démocratisation importante a été entreprise, mais c'est un chantier sans cesse inachevé qu'il faut reprendre sur d'autres bases. Je crois qu'on ne forme pas un jeune pour l'an 2010 comme on formait un jeune pour les années 1950. C'est l'esprit général qui doit être transformé : substituer à l'esprit de passivité, l'esprit d'initiative ; remplacer la compétition individuelle par l'esprit d'équipe ; faire une plus grande place à l'expérimentation, et une plus grande place à l'éducation de la sensibilité. D'une manière plus générale, je dirais, au-delà de l'Education nationale : j'espère que l'on sera capable, au cours des prochains temps, d'établir avec la jeunesse de ce pays de nouveaux rapports. »

J.-P. Elkabbach
Vous soutenez C. Allègre, vous souhaiteriez qu'il aille encore plus loin, et en même temps que le Gouvernement et peut-être le pays mettent beaucoup de Claude Allègre et peut-être de Jack Lang dans le moteur ?

Jack Lang
« La jeunesse attend de nous - au-delà des revendications immédiates qui, je l'espère, seront satisfaites dans les prochains jours - un souffle qui offre à la jeunesse de nouvelles frontières, de nouveaux horizons, de nouvelles aventures collectives. Par exemple, on parle beaucoup d'Europe. A chaque fois que j'entends parler les uns et les autres d'Europe, on parle d'Europe sociale, ce qui est bien, d'Europe économique, ce qui est bien, mais jamais ou quasiment jamais on ne parle de l'Europe de l'éducation, de l'Europe des universités, de l'Europe de la jeunesse, de cette nouvelle frontière intellectuelle avec l'avenir. »

J.-P. Elkabbach
C'est formidable, on entend déjà la tête de liste socialiste aux élections européennes s’exprimer ! C'est vous qui avez suggéré à L. Jospin, ou l'a t-il envisagé devant vous, pour vous ?

Jack Lang
« Je ne suis candidat à aucune tête de liste. Je ne suis candidat à rien. Et la question première n'est même pas là. La question première est : quelle Europe veut-on ? Avec qui ? Sur quelles bases et quelles forces ? »

J.-P. Elkabbach
Au passage, si on vous le proposait, est-ce que cela se refuse ?

Jack Lang
« La question ne se pose pas dans ma tête aujourd'hui. »

J.-P. Elkabbach
Le Premier ministre va remanier son gouvernement, il a proposé des noms au Président. de la République qui va nommer sans doute aujourd'hui les nouveaux et les mutés. Est-ce que vous pensez qu'il y a un problème Allègre ?

Jack Lang
« Absolument pas. Je crois qu'il est là, à son poste. Qu'il ait pu, à un moment ou un autre commettre telle ou telle maladresse... qui n'en commet pas ? Moi, je préfère un ministre qui commet des maladresses parce qu'il va de l'avant à un ministre qui reste les bras croisés, qui a peur de son ombre et qui ne bouge rien. Non, on attend des dirigeants du pays, au contraire, qu'ils aillent de l'avant, qu'ils bousculent, qu'ils ouvrent de nouvelles portes, de nouvelles pistes. De ce point de vue, là, C. Allègre est un bon ministre. »

J.-P. Elkabbach
Ce matin, à travers la manif de jeunes, c'est de la part de J. Lang un appel à toute la gauche pour qu'elle se réveille ?

Jack Lang
« Non, la gauche et en mouvement, elle est en transformation. Simplement, je suis de ceux qui souhaitent qu'on maintienne clair et net le cap de l'audace réformatrice, en particulier qu'on s'attaque avec beaucoup de vigueur aux inégalités sociales : nous avons évoqué tout à l'heure l'échec scolaire mais on pourrait penser aussi - c'est un autre sujet - à la situation dans les banlieues : je ne suis pas sûr que nous ayons imaginé jusqu'à présent la politique qui permettrait d'éviter qu'on aille dans le mur. Aujourd'hui, dans les banlieues, cela ne va pas. »

J.-P. Elkabbach
On m'en voudrait, ayant parlé de remaniement de ne pas vous poser la question de savoir si vous avez envie ou si vous seriez tenté par un retour dans un Gouvernement, même de L. Jospin.

Jack Lang
« Ministre je l'ai été, j'en ai épuisé les charmes. Etre dans un gouvernement, cela suppose que l'on vous confie une mission pour laquelle on est en mesure d'apporter au pays quelque chose de fort. Et, là, où je suis, je suis heureux. »

J.-P. Elkabbach
Aiguillon de la majorité. Mais je vais vous poser une dernière question: parce qu'on chuchote - je ne sais pas si c'est vrai - qu'à la réunion du groupe PS, des députés socialistes vont proposer de couper en deux les crédits prévus pour le Musée des Arts premiers qui est cher au Président de la République. Est-ce que vous êtes d'accord, vous, si la proposition qui est faite de couper en deux ces crédits ?

Jack Lang
« C'est un brillant député socialiste - A. Montebourg que j'aime beaucoup - qui propose cette idée. J'ai souvent approuvé ses initiatives, notamment pour réformer profondément les tribunaux de Commerce, mais là, je lui dis amicalement, non. S'il cherche de l'argent pour financer l'Education nationale, que l'on taxe les privilégiés, les spéculateurs et non pas la culture. On ne va quand même pas financer la culture par la culture. Et par principe, j'ai toujours soutenu les projets culturels positifs, et avant 1981... »

J.-P. Elkabbach
Et les grands travaux ?

Jack Lang
« …j'ai soutenu le Centre Pompidou - nous étions dans l'opposition. Je n'oublie pas que J. Chirac a soutenu le Grand Louvre. J'estime qu'il y a aujourd'hui, vis-à-vis du Président de la République, un devoir d'élégance et de reconnaissance. Par ailleurs le projet qu'il a imaginé est un beau projet. Il faut le réaliser. »

J.-P. Elkabbach
Donc on ne touche pas au Musée des Arts premiers ?

Jack Lang
« J'estime, non seulement qu'on ne doit pas y toucher, mais on doit en faciliter la réalisation. »

J.-P. Elkabbach
C'est bon, d'être indépendant ?

Jack Lang
« Je l'ai toujours été, et je continuerai à l'être. »