Articles de Mme Arlette Laguiller, porte-parole de LO, dans "Lutte Ouvrière" les 12, 19 et 26 mai 1995, sur le programme de Jacques Chirac et Alain Juppé, la situation sociale et l'appel de LO à créer un nouveau parti "pour la défense des exploités".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Lutte Ouvrière

Texte intégral

Lutte Ouvrière : 12 mai 1995

L'élection est passée, restent le chômage, l'exclusion, les bas salaires.

Imposons un plan d'urgence pour la défense des travailleurs et des chômeurs !

Jacques Chirac élu, nous ne tarderons pas à constater le peu de valeur de ses promesses sur les salaires, le chômage et le logement. Mais les travailleurs n'ont pas à désespérer, car ils n'auraient rien eu à attendre de plus du socialiste Lionel Jospin. L'autre socialiste Mitterrand nous l'a prouvé depuis des années !

Il va donc nous falloir imposer à Chirac, comme nous aurions eu à les imposer à Jospin, les revendications essentielles, vitales, du monde du travail, sans lesquelles la misère va s'aggraver pour tous les salariés et surtout les chômeurs.

Les mesures de Chirac pour l'emploi sont ridiculement insuffisantes pour diminuer ne serait-ce qu'un peu le chômage. 2 000 francs à tous les employeurs qui embaucheront un chômeur de longue durée. L'État paiera, bien sûr, et cela fera tout au plus embaucher de préférence un chômeur de longue durée plutôt qu'un autre. Et pour financer cela, il y a gros à parier que Chirac amputera dans les budgets sociaux de l'État.

Il recommandera peut-être au patronat d'augmenter un peu les salaires, pour marquer son arrivée, et de dépasser les 2 à 3% annuels habituels. Mais cela n'ira guère plus loin et cela ne changera pas le niveau de vie des travailleurs.

Pour le logement. Chirac s'occupera peut-être des sans-abri car ce ne sont pas les plus nombreux. Il leur construira des logements provisoires, peut-être même préfabriqués comme ceux qu'on a vus après la guerre. Mais il n'améliorera pas l'habitat de toutes les classes populaires qui en auraient besoin. Il n'augmentera pas les fonds pour les HLM, il en a trop besoin pour subventionner le patronat et lui permettre de maintenir ses profits.

C'est vrai, il faudra imposer à Chirac et au patronat tout ce que nous aurions déjà dû imposer depuis des années, que ce soit aux gouvernements Chirac et Balladur, ou Rocard et Bérégovoy.

Il faudra imposer à Chirac l'augmentation générale et substantielle des salaires de 1 500 F mensuels, ce qui représente 25 % pour les salaires les plus bas, ce que Mai 68 avait réussi à imposer. Il faudra surtout imposer des mesures immédiates pour créer des emplois en nombre suffisant.

Il faudra imposer que l'État embauche dans les services publics, en priorité là où on a diminué les effectifs depuis des années. Il y a des besoins non satisfaits : logements, transports en commun, santé, action sociale, et la liste est longue. Il y aurait de quoi occuper les cinq millions de travailleurs sans emploi sous-employés et offrir une perspective à tous les jeunes. Pour l'argent, il faudra prendre sur les énormes profits du patronat.

Il faudra donc des grèves, des mouvements sociaux, des luttes politiques aussi pour imposer tout cela.

Robert Hue a déclaré au soir du deuxième tour que les 2 600 000 voix qui se sont portées sur son nom au premier tour « vont constituer un point d'appui » pour « le développement des luttes sociales indispensables ».

Cela pourrait être vrai, mais ce n'est pas avec le Parti Socialiste que les militants communistes pourront faire cela. Tout au plus pourraient-ils servir d'appoint aux municipales à des candidats socialistes dont beaucoup ne représentent pas plus les intérêts des travailleurs que les candidats de droite.

Par contre c'est avec nous, Lutte Ouvrière qu'ils pourraient être un véritable point d'appui pour les luttes sociales car s'ils peuvent le faire avec 2 600 000 électeurs, ils pourraient le faire encore lus avec le renfort des 1 600 000 qui ont voté pour moi.

C'est justement pour permettre cette unité qu'il manque, à côté du Parti Communiste, un parti représentant vraiment les intérêts politiques de l'ensemble des travailleurs, des chômeurs, des jeunes et des exclus.

C'est pourquoi Lutte Ouvrière appelle tous ceux qui ont voté pour ma candidature au premier tour, à prendre contact moi pour aider à créer un tel parti, plus que jamais indispensable.


Lutte Ouvrière : 19 mai 1995

Chirac a son programme, le monde du travail doit imposer le sien !

La passation de pouvoir entre Mitterrand et Chirac s'est faite, a-t-on insisté, en toute simplicité, et pour tout dire, en douceur. Protocole symbolique, mais qui n'est pas sans signification. Il illustre la continuité, remarquée à juste titre par la grande majorité des commentateurs, entre le nouveau locataire de l'Élysée, Chirac, représentant avoué de la droite, et celui qui quitte les lieux, Mitterrand, représentant d'une prétendue gauche qui a impulsé, quatorze ans durant, une politique similaire à celle que Chirac promet de mener. Tantôt avec des gouvernements de gauche. Tantôt avec des gouvernements de droite.

Chirac a affirmé dans sa déclaration d'investiture qu'il voulait restaurer la cohésion de la France, dans un pays qui, a-t-il dit, « à ses cicatrices, ses inégalités, ses exclus », précisant que l'emploi serait sa préoccupation de tous les instants. Un refrain souvent entendu durant sa campagne et qui recouvre non pas la volonté de contraindre le patronat à embaucher, quitte à ce que cela réduise ses profits, mais plutôt l'intention d'accorder encore plus de dégrèvements sur les charges sociales ainsi que des subventions nouvelles aux patrons. Tout comme l'avaient fait les socialistes de 1981 à 1986, et de 1988 à 1993, et tout comme l'avaient naturellement fait Chirac, de 1986 à 1988, et Balladur de 1993 jusqu'à aujourd'hui.

Le gouvernement n'est pas encore formé que la presse chiffre déjà le montant des cadeaux qu'il s'apprête à faire aux patrons. Le journal Le Monde estime que ce gouvernement, très probablement présidé par Juppé, « devrait baisser les charges sociales d'environ 50 milliards de francs et relever d'autant la TVA ». Cela signifie que l'on va prendre pour l'essentiel l'argent dans la poche des travailleurs – puisque la TVA pèse directement sur les produits de consommation – pour le transférer sur les comptes en banque des patrons. Sans aucune garantie que cela crée le moindre emploi, comme l'a prouvé le passé récent. Drôle de traitement pour réduire les factures et effacer les cicatrices !

C'est pourquoi les travailleurs, s'ils ne veulent pas continuer à faire seuls les frais de la crise, doivent se préparer à imposer au futur gouvernement les mesures d'urgence que la situation met à l'ordre du jour.

Il faut mettre un coup d'arrêt à l'augmentation du chômage et, pour cela, réquisitionner les entreprises qui licencient, à commencer par celles qui font des profits.

Avec l'argent que Chirac va distribuer aux patrons, sous forme de dégrèvements de charges sociales, l'État ferait mieux de créer lui-même des emplois, et il faudra le contraindre à le faire.

Les 1 500 F d'augmentation mensuelle pour tous que les luttes sociales récentes ont mis à l'ordre du jour, il faudra les imposer au gouvernement et au patronat, si nous ne voulons pas nous contenter de beaux discours et de quelques miettes.

La transparence des comptes des entreprises, du patrimoine des grands patrons et des élus, il faudra la faire entrer dans les faits, si nous ne voulons pas qu'une petite minorité de parasites continue à bâtir, légalement et illégalement, des fortunes sur le dos de ceux qui produisent les richesses de cette société.

Chirac a son programme pour le septennat qui commence. Le monde du travail doit avoir la volonté de le faire aboutir.

Mais cette volonté ne suffira pas, si les travailleurs ne peuvent pas compter, dans les luttes sociales à venir, sur un parti qui ait vraiment comme seul but de défendre les intérêts des exploités.

Ce pari n'existe pas aujourd'hui. Ce ne peut évidemment pas être le PS qui, au gouvernement, s'est comporté comme un parti bourgeois comme les autres. Ce ne peut pas être non plus le PCF, qui a montré qu'en échange de quelques ministères, il pouvait, lui aussi, soutenir une politique opposée aux intérêts des travailleurs.

Ce parti, ce ne peut pas être non plus Lutte Ouvrière, qui est un groupe trop petit pour pouvoir jouer ce rôle. Mais, en revanche, il pourrait se construire à partir des 1 600 000 personnes qui se sont reconnues dans le programme que j'ai défendu durant la campagne électorale, si ne serait-ce que quelques dizaines de milliers d'entre elles étaient prêtes à le construire avec nous.

C'est le sens de l'appel que j'ai lancé un soir du premier tour.

Les élections municipales peuvent être une occasion, pour tous les travailleurs qui sont d'accord avec cette perspective, de faire entendre leur voix. Il faut que partout où cela sera possible se présentent des listes se plaçant résolument sur le terrain de la défense des intérêts des exploités, et que tous ceux qui le peuvent nous aident à y parvenir.

La fête que Lutte Ouvrière organise à Presles (dans le Val-d'Oise) lors du week-end de la Pentecôte, les 3, 4 et 5 juin, sera aussi l'occasion d'un grand rassemblement politique qui permettra à tous ceux qui pensent qu'il faut construire ce parti dont la classe ouvrière a tant besoin, de se rencontrer et de débattre de ce projet.

Le troisième tour social que craignent les possédants, il faut se préparer à le gagner !


Lutte Ouvrière : 26 mai 1995

Aides au patronat sous prétexte d'aider l'emploi : dans le neuf de Chirac-Juppé il n'y a que du vieux !

Le nouveau Premier ministre nommé par Chirac, Alain Juppé, s'est livré avec son discours de politique générale devant l'Assemblée à un exercice obligé ; après tout, c'est à cela que sert un Premier ministre. Il a pu déverser un flot de paroles dont il espère qu'elles lui permettront, au moins pour quelques semaines, d'avoir l'air de quelqu'un qui propose vraiment de faire du neuf. Mais il ne propose évidemment que les mêmes vieilles recettes, pratiquées et re-pratiquées dans tous les sens par les gouvernements précédents, de droite ou de gauche. Et ce n'est tout de même pas avec cela qu'il pourra donner le change très longtemps.

Car il n'est évidemment pas nouveau, le « contrat Initiative emploi » dont Chirac avait fait un de ses thèmes de campagne et consistant à favoriser l'embauche de chômeurs de longue durée par des dégrèvements de charges sociales. Tous les gouvernements ont pratiqué ces dégrèvements, qui se sont ajoutés les uns aux autres, sous prétexte de favoriser les embauches. Mais ils n'ont fait que favoriser le remplacement de salariés par d'autres plus mal payés et revenant moins cher.

Il n'est pas nouveau non plus, le « Contrat d'Accès à l'Emploi » qui, lui, s'adressera aux jeunes de moins de vingt-cinq ans au chômage, contrat dont on ne connaît pas encore les détails mais qui ne sera qu'une mouture de plus des contrats censés aider à l'emploi des jeunes qui se sont succédé depuis des années. Rien de tout cela n'a enrayé la montée du chômage et on ne voit pas pourquoi il en serait autrement aujourd'hui.

Alors évidemment, pour faire du neuf, il reste à Juppé les phrases, mais même dans ce domaine il a déjà du mal : « remettre en marche le moteur de l'intégration sociale », « réformer notre système d'éducation et de formation », « construire une France plus forte », libérer les forces vives du pays », tout cela sonne le déjà entendu.

Pour faire énergique, il déclare ouvrir des « fronts » de lutte contre le chômage, tout comme il avait parlé auparavant de « déclarer la guerre » à ce fléau par une mobilisation de tout l'appareil d'État. À commencer par les préfets qui seraient tenus de… faire le point sur leurs résultats dans le domaine de l'emploi, et auraient même une « responsabilité personnelle ». Mais derrière tout ce cliquant il n'y a rien.

Juppé demandera peut-être des comptes aux préfets, mais cela souligne surtout qu'il n'en demandera aucun aux patrons. Ce sont pourtant eux et pas les préfets qui sont censés créer des emplois, et c'est à eux qu'on s'apprête à redistribuer des aides sous forme d'allègements de charges.

On sait déjà que le nouveau gouvernement consacrera au moins 50 milliards de francs du budget de l'État à ces aides. Les patrons consultés ne se disent pas encore satisfaits pour autant, préférant déjà s'inquiéter du « coup de pouce » au SMIC promis par Juppé pour le 1er juillet et même pas chiffré précisément. Ils préféreraient, voyez-vous ça, qu'on s'engage vers une baisse voire une suppression du SMIC, si souvent évoquée mais qui ne vient pas assez vite à leur goût !

Quant à savoir d'où l'État sortira l'argent, alors que depuis des mois le déficit du budget ne cesse de se creuser, Juppé attend pour le dire. C'est à la fin juin ou au début juillet que l'on connaîtra le « collectif budgétaire » destiné à financer ses mesures. Après tout, entre temps il y a encore des élections municipales à passer, et à tant faire il préfère reporter l'annonce de mesures impopulaires. Augmentation de la TVA, relèvement de taxes et sans doute de tarifs publics, restrictions de crédits, le tout pour le bilan global qui serait paraît-il de quelques 80 milliards de Francs, on comprend qu'il préfère attendre quelques semaines pour annoncer tout cela…

Au fond tout cela est claire et sans surprise. Il y a bien une déclaration de guerre dans les paroles de Juppé, mais ce n'est pas la guerre au chômage, c'est la continuation de la même guerre menée sans discontinuer par le patronat et par tous les gouvernements précédents : une guerre à la classe ouvrière, une guerre à tout le monde du travail pour imposer les désirs, les priorités du patronat, pour se servir du chômage afin d'imposer la baisse des salaires, des charges et plus généralement des obligations des employeurs, pour tenter de rendre les travailleurs plus malléables, plus mobiles, plus disponibles et pour moins cher, sous prétexte de concurrence internationale et de lois du marché.

Alors, à cette guerre menée par patrons et gouvernants à l'ensemble des travailleurs et des chômeurs, il faudra bien que ceux-ci répondent en menant la leur, pour la défense urgente de leurs intérêts, pour imposer l'augmentation des salaires et l'interdiction des licenciements, pour imposer l'embauche dans les services publics et pour faire payer le patronat au lieu de continuer à lui verser l'argent de l'État à fonds perdus.

Les ministres, désormais censés s'arrêter aux feux rouges, auront peut-être en fait du mal à se passer d'escorte !