Texte intégral
Texte dépêche 6 mars 1995
Raymond Barre a annoncé qu'il n'était pas candidat à l'élection présidentielle, lundi dans une déclaration à I'AFP.
"Les conditions ne me paraissant pas à l'heure actuelle réunies pour la mise en œuvre de la politique que je crois nécessaire, j'ai décidé de ne pas être candidat à l'élection présidentielle", déclare l'ancien Premier ministre.
"Je souhaite en outre ne pas compliquer une situation politique complexe et confuse", ajoute le député (app UDF) du Rhône, soulignant qu'il n'en "continuera pas moins à suivre avec vigilance l'évolution de la France dans le seul souci de l'intérêt national".
Cette décision laisse le champ libre à Valéry Giscard d'Estaing, qui doit de son côté indiquer mardi soir sa propre décision.
Messieurs Barre et Giscard d'Estaing, qui ont "longuement" discuté de la situation de la France et de l'élection présidentielle en janvier, s'étaient à nouveau entretenus jeudi au téléphone. Il avait été convenu que l'ancien Président laisserait son ancien Premier Ministre annoncer d'abord sa décision.
Lundi 6 mars 1995
TF1
P. Poivre d'Arvor : Voilà, nous nous retrouvons maintenant dans un "Face à la Une" parce que nous sommes maintenant à 7 semaines du premier tour et que la campagne présidentielle s'accélère et un autre "Face à la Une", demain soir également, puisque nous recevrons demain voir Valéry Giscard d'Estaing. Nous avons déjà reçu successivement Alain Juppé, Jack Lang, Édouard Balladur, Philippe de Villiers, Robert Hue, Jacques Chirac, Bernard Tapie et donc ce soir M. le Premier ministre Raymond Barre qui a annoncé tout à l'heure, à la déception d'un certain nombre de gens, qu'il ne serait pas candidat. Alors, est ce dans votre tête vous l'avez été un moment et qu'est-ce qui vous a fait qu'à un moment vous vous êtes dit : je ne veux pas y aller. Est-ce que ce sont des sondages trop faibles ou est-ce que c'est une réflexion de fond ?
R. Barre : J'ai longtemps réfléchi, je pensais que la candidature à la Présidence de la République n'avait un sens que si j'avais le sentiment que je pouvais mener l'action qui me paraît nécessaire, une action de redressement , une action d'adaptation à ce siècle nouveau dans lequel nous allons entrer, or je me suis rendu compte, que la politique que je préconise, que les recommandations qui sont les miennes, s'ils peuvent rencontrer un intérêt intellectuel se heurtent à des intérêts et à des conservatismes puissants.
P. Poivre d'Arvor : Vous avez gardé un mauvais souvenir de la campagne de 88 ?
R. Barre : Non, ce n'est pas un mauvais souvenir de la campagne de 88, je vois l'évolution de la société française et je constate que dans un certain nombre de domaines, il y a un refus d'accepter les transformations nécessaires, or elles sont indispensables, c'est ce que je me suis efforcé de dire : j'ai participé à de nombreuses émissions depuis décembre dernier mais j'ai senti que les choses n'étaient pas mûres, alors, faire de la figuration ça ne m'intéresse pas, c'était, et ce c'est la raison pour laquelle j'ai préféré renoncer à ma candidature. La seconde raison, qui est aussi importante que la première, est que je trouve le climat qui règne à l'heure actuelle détestable et que je ne souhaitais pas compliquer la situation déjà compliquée qui existe et ajouter à la confusion qui existe car cela fait très mauvais effet, aussi bien aux Français qu'à l'étranger, voilà mes deux raisons essentielles.
G. Carreyrou : M. Barre, est-ce que vous n'avez pas trop attendu. Je n'explique : lorsque Jacques Delors a renoncé à être candidat est-ce qu'il n'y avait pas un formidable créneau pour quelqu'un comme vous qui est du centre, qui est libéral et Européen, qui est libre des partis, indépendant d'esprit, est-ce que vous n'avez pas finalement raté ce coche.
R. Barre : Non, je ne le crois pas et vous savez j'ai interrogé des sondeurs qui m'ont dit qu'ils étaient incapables de me donner une réponse sur ce point. Je ne le crois pas parce que contrairement à ce que certains pensent, je ne suis pas un substitut parfait de Jacques Delors, ce n'est pas parce que Jacques Delors ne se présente pas qu'il y a un créneau pour moi, nous sommes quand même assez différents, bien que j'ai beaucoup d'estime pour lui…
R. Namias : Il a un peu le même discours que vous, ou vous le même que lui lorsqu'il a annoncé qu'il n'était pas candidat.
R. Barre : Oui, mais attention, il n'a pas le même discours que moi et je n'ai pas le même discours que lui car ce qui compte c'est le contenu du discours, or les idées qui sont les miennes ne sont pas…
R. Namias : Non mais sur le fait qu'il n'aurait pas une majorité et pas les moyens de gouverner…
R. Barre : Moi je ne dis pas que, je ne dis pas que je n'aurai pas une majorité, on peut toujours se présenter et dissoudre l'Assemblée nationale et avoir une majorité. La question que je me posais était, et même avec une majorité, est-il possible de faire un certain nombre de réformes, que je considère comme essentielles, c'est ça.
P. Poivre d'Arvor : Et parmi les autres raisons qu'il avançait, il donnait son âge, vous avez à peu près le même âge que lui, ça n'a pas été une raison…
R. Barre : Oui, mais écoutez-moi je ne pense pas à l'âge parce que tant que je me sens vivace, bien sûr à tout moment la faux du destin peut s'abattre mais ce n'est pas l'élément essentiel.
G. Carreyrou : M. Barre, est-ce qu'il n'est pas un peu dommage, en termes généraux pour ce pays qu'on ait vu successivement des hommes ayant quand même une envergure d'hommes d'État : on a vu Jacques Delors, on voit aujourd'hui Raymond Barre, peut-être demain, qui sait, Valéry Giscard d'Estaing, est-ce que ces hommes d'expérience, est-ce que ce n'est pas dommage pour la démocratie française, finalement, ce gâchis ?
R. Barre : Oui, mais je crois que nous sommes responsables, je crois que nous ne considérons pas l'accession au pouvoir suprême comme un élément normal d'une carrière qui s'est poursuivie depuis plusieurs années. Nous avons, je pense, la notion du service. Or, je vous assure que détenir une fonction et sentir que l'n ne peut pas agir comme on le souhaite, c'est très frustrant.
C. Chazal : Justement est-ce que votre examen de la situation, cet examen que vous faites aujourd'hui, vous conduit à penser qu'il ne peut pas y avoir aujourd'hui de candidat issu de l'UDF ?
R. Barre : Je ne me prononcerai pas sur la question de l'UDF, il y a un électorat que l'on a baptisé UDF, ce qui s'est passé c'est que les État-major des composantes de l'UDF ont choisi de soutenir M. Balladur. Que pensent les électeurs UDF eux-mêmes, c'est une autre question, mais je ne peux pas vous renseigner là-dessus.
P. Poivre d'Arvor : Et vous n'avez harmonisé votre position avec le Président de l'UDF, Valéry Giscard d'Estaing ?
R. Barre : Non.
P. Poivre d'Arvor : Vous avez parlé avec lui, quand même…
R. Barre : Oui, étant donné les relations que nous avons depuis longtemps il est normal que nous avons échangé nos vues sur la situation et sur ce que lui comme moi nous pouvions envisager de faire, mais je ne peux dire que lui, comme moi nous avions cherché à représenter l'UDF. Ce n'était pas mon cas.
P. Poivre d'Arvor : Et il vous a fait part de sa décision ?
R. Barre : Non, non, je crois…
P. Poivre d'Arvor : Donc vous la découvrirez demain soir ?
R. Barre : Il m'a dit qu'il allait vous le dire, qu'il allait parler demain soir à cette émission et je ne sais pas…
G. Carreyrou : Mais quel est le conseil que vous lui donneriez ce soir, après tout vous êtes son ami, son ancien premier Ministre, vous avez une idée de la question…
R. Barre : M. Carreyrou, j'ai beaucoup de considération pour M. Giscard d'Estaing et je crois qu'il a rendu de grands services au pays mais lorsqu'il s'agit d'une décision aussi importante que la décision de se présenter à l'élection présidentielle, je crois que c'est une décision strictement personnelle. Et puis il ne faut jamais oublier que les conseilleurs ne sont jamais les payeurs.
R. Namias : Pardon de poursuivre la comparaison avec Jacques Delors, j'espère qu'elle ne vous déplaît pas…
R. Barre : Ah non, elle ne déplaît pas…
R. Namias : Il a finalement choisi et il est Président du comité de soutien, encore qu'on a entendu dans le journal qu'il soutenait bizarrement mais enfin, bon, il est quand même Président du comité de soutien de Lionel Jospin. Est-ce que vous, à un moment donné, vous allez soutenir ouvertement une candidature, et je vais jusqu'au bout, est-ce qu'au moins avant le 23 avril vous direz pour qui vous allez voter.
R. Barre : M. Namias, je ne souhaiterais pas m'engager avant le premier tour. De deux choses l'une, ou bien ce que je dis n'a pas d'importance et pourquoi parler ? Ou bien ce que je dis a de l'importance, et dans le climat actuel n'est-ce point chercher à attiser les tensions ou les passions.
C. Chazal : Vous avez entendu les Balladuriens qui quand même appelaient à votre soutien.
R. Barre : Mais je suis très étonné d'ailleurs d'entendre le porte-parole des Balladuriens qui s'est adressé à moi après avoir dénoncé mon parcours solitaire.
C. Chazal : Oui, François Léotard.
R. Barre : Ayant oublié qu'il y a des compagnies dont je ne me réjouirai pas.
G. Carreyrou : Mais quand même vous ne vous prononcez pas avant le premier tour…
R. Barre : Ceci dit, non, je peux très bien attendre le second tour.
G. Carreyrou : Alors ça veut dire qu'au second tour par exemple vous choisirez, si c'est entre un des candidats de la droite et le candidat de la gauche, est-ce que vous avez déjà ce soir une position claire ?
R. Barre : Il est normal que, je ne voterai pas pour le candidat de la gauche, s'il est au second tour.
P. Poivre d'Arvor : Alors je reprends le calendrier, sur le premier tour, le citoyen Raymond Barre, il sait quand même pour qui il va voter ?
R. Barre : Ah, il ne sait pas encore tout à fait.
P. Poivre d'Arvor : Ah bon !
R. Barre : Non, non, non, non. Jusqu'ici il n'a pas encore une vue claire de ce qui est proposé, des programmes, il y a beaucoup de programmes, il y a une querelle de chiffonniers sur les chiffres, et puis, je voudrais savoir.
P. Poivre d'Arvor : Qui a raison dans la querelle de chiffonniers à votre avis ?
R. Barre : Oh, écoutez là je suis incapable de vous le dire, très honnêtement, incapable de vous le dire, mais ce qui compte pour moi, c'est un certain nombre de points fondamentaux, je ne veux pas m'étendre longuement devant vous mais je peux vous dire qu'il y a par exemple deux urgences à mes yeux : la première, c'est de restaurer la dignité de l'État, il est triste de voir la déliquescence dans laquelle se trouve à l'heure actuelle le gouvernement. On n'a jamais vu ça jusqu'ici. Il faudra, au lendemain de l'élection présidentielle qu'il y ait une attitude claire sur ce point, en particulier qu'il y ait un gouvernement qui en soit un. Il y a une deuxième urgence, capitale, c'est de mettre en œuvre un plan d'assainissement de nos finances publiques et de nos finances sociales, non pas du tout comme certains le disent, parce qu'il faut respecter Maastricht, j'ai eu déjà l'occasion d'expliquer : il y a huit pays qui doivent être d'accord pour faire la monnaie européenne. Moi ce que je souhaite c'est que la France ne soit pas un pays qui soit pas un pays qui soit incapable à ce moment-là de remplir les conditions nécessaires et par conséquent se trouver en État d'infériorité vis-à-vis de l'Allemagne. C'est ça ma préoccupation. Et puis, si vous permettez, je voudrais voir clairement qu'est-ce qui est envisagé dans un cas ou dans un autre ou dans d'autres cas encore en ce qui concerne la réforme de l'État, en ce qui concerne la mise en ordre de l'État providence qui se développe dans des conditions préoccupantes je voudrais savoir qu'elle est la politique à l'égard de notre système d'éducation et de nos universités car c'est tout l'avenir de la jeunesse qui se joue là, je prends ces trois problèmes parce que ce sont des problèmes-clé, or, je ne voudrais pas que là-dessus il y ait des déclarations générales et pas, que le sentiment ne soit pas donné que l'on va agir.
P. Poivre d'Arvor : Bon, alors, cela dit, sur ces trois points, avec votre sagesse, votre expérience…
R. Barre : Laissons la sagesse de côté M. Poivre…
P. Poivre d'Arvor : Vous êtes capable de faire un test comparatif entre un homme que vous avez combattu en 88 lors de la dernière élection, Jacques Chirac, et Édouard Balladur dont vous avez soutenu l'action depuis deux ans.
R. Barre : Permettez-moi de vous dire que je n'ai pas combattu Jacques Chirac, je défendais une politique différente, la campagne était sévère, je me permets de dire que je fus plus maltraité que je n'ai maltraité.
P. Poivre d'Arvor : Vous dénonciez l'État RPR : lequel d'entre eux est le plus représentatif de l'État RPR ?
R. : Barre : À l'époque, vous vous souvenez que c'est M. Mitterrand qui a dénoncé l'État RPR, moi j'avais simplement avancé l'idée de l'Etat impartial.
C. Chazal : Vous l'avez dénoncé presque le premier, au moment des privatisations.
R. Barre : Oui, au moment des privatisations j'ai dénoncé le fait que l'État n'était pas impartial.
G. Carreyrou : Vous avez déjà répondu à la question que je vous ai posée sur l'un des deux candidats dominants, disons du pôle de la droite et le candidat de la gauche. Si le deuxième tour est entre M. Balladur et M. Chirac deux hommes que vous connaissez très très bien, quel est votre pesanteur ?
M. Barre : Eh bien je vous le dirai à ce moment-là…
G. Carreyrou : Vous ne le direz pas avant ?
M. Barre : Non, non je ne le dirai pas avant.
M. Chazal : Et est-ce que vous pouvez faire un pronostic aujourd'hui sur le deuxième tour. Est-ce que vous pensez que la gauche a des chances de gagner ?
R. Barre : Je ne peux pas vous dire, Madame, parce que j'ai l'impression que tout est très volatile et que lorsqu'il s'agit du choix des hommes on peut assister à des variations de l'électorat extrêmement rapides, je me suis rendu compte de cela en ce qui concerne l'analyse des problèmes, on voit bien quelles sont les réactions possibles des divers groupes de population vis-à-vis de tel ou tel problème, telle ou telle solution, vis-à-vis des hommes il y a une très grande volatilité.
P. Poivre d'Arvor : Est-ce que vous êtes de ceux qui trouveraient malsain qu'il n'y ait pas de candidat de gauche au second tour ?
R. Barre : Vous savez ce sont les Français qui décident. Il n'y a pas malsain ou pas malsain, les Français vont choisir et nous aurons une situation qui découlera des votes qu'ils auront émis, je ne veux pas, pour ma part entrer dans des discussions de ce genre. Nous en sommes en démocratie, tout peut arriver.
R. Namias : M. Barre, le 6 mars 95, c'est un jour qui va marquer pour vous, est-ce que c'est la fin de votre parcours politique, vous avez annoncé votre non candidature ; qu'est-ce qu'il peut y avoir derrière, pour vous sur le plan politique ?
R. Marre : Je ne crois pas qu'une carrière politique doive être conçue simplement du point de vue des objectifs que l'on peut se fixer, je dois vous dire que je ne me suis pas fixer dans la vie l'objectif de devenir Premier ministre, je le suis devenu ; en 1988, j'étais candidat à l'élection présidentielle après que les circonstances s'y prêtaient. Je me suis interrogé cette fois-ci parce que ce n'est pas moi qui le disais mais on me présentait comme un présidentiable, il était donc normal que je réfléchisse à ce que je ferai. Je vous dirai que je me suis toujours efforcé, dans la mesure où l'on me prêtait un certain intérêt, où l'on me demandait mon avis, de l'exprimer dans le sens de l'intérêt national ; je continuerai à le faire, il n'y a pas de raison…
R. Namias : Vous n'avez pas un petit pincement au cœur à l'idée même que vous ne serez pas sous les sunlights, à la télévision, pour défendre vos idées.
R. Barre : Mais ce soir je suis sous les sunlights et, figurez-vous que depuis ce matin j'ai une quantité d'invitations.
G. Carreyrou : Donc ce ne sont pas les adieux de Fontainebleau pour Raymond Barre, là.
R. Barre : Ah, je ne crois pas, enfin ce n'est pas une défaite que j'ai reçue, c'est une aventure que je n'ai pas voulu tenter.
P. Poivre d'Arvor : Et vous vous voyez faire des conférences, écrire des livres ; vous imaginez déjà ce que sera votre.
R. Barre : Je fais déjà ça, je fais déjà ça, mais je suis député de Lyon, ne l'oubliez pas et…
P. Poivre d'Arvor : Vous pourriez être maire de Lyon, être candidat ?
R. Barre : Je suis très attaché… Maire de Lyon c'est autre chose vous savez…
P. Poivre d'Arvor : Ce n'est pas dans votre idée pour l'instant ?
R. Barre : Non, non c'est autre chose. Je suis Député de Lyon.
R. Namias : C'est une bonne question, vous riez, mais c'est une très bonne question.
R. Barre : C'est une bonne question, je reconnais que c'est une bonne question, mais je suis Député de Lyon pour le moment.
P. Poivre d'Arvor : Bon, mais ça pourrait être plus éventuellement ?
R. Barre : Oh, non, non, non.
G. Carreyrou : Vous vous déciderez quand pour Lyon ?
R. Barre : Ah, non, ne commencez pas à me dire, parce que vous allez me pourchassez en me disant, alors le moment est venu que vous me disiez ce que vous voulez faire.
P. Poivre d'Arvor : Bon, on vous posera la question après le second tour et puis on attend demain bien sûr la réponse de Valéry Giscard d'Estaing pour savoir s'il va occuper la place que vous laissez libre ce soir. Merci M. le Premier ministre d'avoir accepté notre invitation. Nous nous retrouverons donc demain, avec Gérard, Claire et Robert. Bonne soirée à tous. Merci.