Texte intégral
Intervention de Jacques Chirac
Colloque "La Croix-L’Evénement"
Vaincre l'exclusion
Paris
Lundi 27 mars 1995
Mesdames, Messieurs,
Vous m'avez invité à traiter cet après-midi devant vous de l'exclusion. C'est-à-dire de la question la plus sensible, la plus grave, la plus difficile à laquelle est confrontée notre société. Parce qu'elle met en jeu la capacité de survie du corps social. Et, par là même, l'avenir de notre communauté nationale.
Aujourd'hui, en effet, la découverte est brutale : notre société désormais exclut plus vite qu'elle n'intègre. Souterrainement, insidieusement, la précarité s'est élargie aux dimensions d'une souffrance collective. Elle s'est nourrie de toutes les fragilités pour changer d'échelle, de visage et de sens. Non seulement les phénomènes d'exclusion sont devenus massifs, mais surtout, au-delà de la pauvreté économique, ils mettent en cause la participation à la vie sociale. Et par là, le lien qui unit chacun à autrui. Et la République s'affaiblit, quand un nombre grandissant de nos concitoyens vit comme en exil à l'intérieur même de notre pays.
La pauvreté a repris sa marche en avant. Cinq millions de Français, privés d'emploi, survivent plus qu'ils ne vivent, grâce à des allocations minimales versées par la collectivité. Trois millions d'illettrés. Une précarité affective et un isolement grandissant pour beaucoup, en raison du relâchement des solidarités familiales et de la montée des égoïsmes individuels. Deux millions trois cent mille mal-logés et sans-abri. Et une montée des comportements d'errance particulièrement révélatrice de la dislocation qui menace notre corps social.
Fugue d'enfants de plus en plus nombreux et de plus en plus jeunes. Errance des "sans domicile fixe", de plus en plus visibles dans nos rues. Ce ne sont plus aujourd'hui, dans la très grande majorité des cas, les clochards traditionnels, d'âge mûr. Mais des personnes jeunes, souvent qualifiées, qu'une rupture familiale ou professionnelle a brutalement jetées dans la rue. Et de plus en plus souvent des femmes seules, en situation d'extrême détresse. En un peu plus d'un an, le Samu social, que j'ai créé l'hiver dernier à Paris, aura recueilli 42 000 personnes.
Nous le voyons bien, la fracture sociale n'est pas un risque. C'est une réalité et la blessure est profonde.
Nous vivons en fait une triple crise. Celle du travail. Celle de la ville. Et, en définitive, celle de la citoyenneté elle-même.
Crise du travail d'abord. Chacun en connaît les données : un taux de chômage de près de 13 % : un million trois cent mille chômeurs de longue durée, en progression de 30 % en deux ans ; un jeune sur quatre à la recherche d'un travail. Mais les chiffres ne disent pas tout.
Le travail est dans nos sociétés beaucoup plus qu'une source de revenus. Il confère à chacun sa dignité ; il conditionne l'intégration. Celui qui perd son travail perd en fait son identité. Ce qui est vrai du chômage en général l'est, plus encore, du chômage de longue durée qui ajoute à l'inactivité la déqualification progressive et le désespoir.
Bien sûr, la crise du travail est commune à l'ensemble des pays développés. Mais il y a une crise spécifiquement française. Car plus que partout ailleurs, nous avons automatisé, robotisé, privilégié la productivité, au détriment de la présence humaine, y compris dans les secteurs abrités de notre économie. Nous le payons aujourd'hui très cher.
Deuxième crise à l'origine des phénomènes d'exclusion : celle de la ville.
Hier on évoquait la cité pour désigner la communauté des citoyens. La ville était le lieu où se forgeaient nos valeurs, où s'exprimaient nos libertés. On en parle désormais pour évoquer les grands ensembles où la République se défait.
Cités sans visage et sans âge. Habitat vertical. Insuffisance d'équipements sociaux et culturels. Et, plus encore, absence d'activité économique. L'exclusion en vient alors à se développer en tâche d'huile, de l'individu à la famille, de la famille au quartier, et pour ainsi dire à se nourrir d'elle-même. Rien d'étonnant à ce que certains quartiers de nos grandes villes soient devenus des sous-continents à la dérive, où notre société abdique ses lois.
Troisième crise, la plus lourde de conséquences sans doute : la crise des valeurs de la République.
La perte d'espoir constitue désormais le principal risque social. Jamais il n'y a eu tant de Français à redouter que leurs enfants aient à connaître une situation plus précaire que la leur. Or, le fondement de notre pacte commun, c'était l'assurance que l'on pourrait, au sens propre du terme, "élever" ses enfants, c'est-à-dire leur offrir des perspectives supérieures à celles que l'on a soi-même connues. C'est cette assurance qui a disparu.
Autre valeur fondatrice remise en cause : l'égalité des chances et des droits. Dans le domaine de l'école tout d'abord. Plus de 100 000 jeunes sortent chaque année du système scolaire sans aucune qualification. Et les premières victimes sont bien sûr les élèves issus de milieux défavorisés qui ne disposent ni du bagage culturel, ni de l'appui familial qui pourraient compenser les dysfonctionnements du système éducatif.
Il n'en est pas autrement dans le domaine de la santé. L'accès aux soins n'est plus garanti pour plusieurs centaines de milliers de nos concitoyens. Et cela est inacceptable.
En définitive, c'est la citoyenneté elle-même qui est atteinte. Ce qui est en péril, c'est bien notre cohésion sociale et notre démocratie. Là est l'originalité du mal, et ce qui fait l'urgence d'agir.
Ma conviction est qu'il n'y a pas de fatalité. Qu'il est possible de vaincre l'exclusion. A condition de le vouloir. A condition de s'attaquer directement aux causes, et non de se contenter de traiter les effets.
Certains considèrent le chômage et l'exclusion comme des problèmes sociaux justifiant des solutions simplement réparatrices et des réformes en quelque sorte cosmétiques. Ils se contentent d'une société "en service minimum", où les exclus cessent chaque jour davantage d'être des citoyens à part entière.
Cette approche, je la récuse totalement. La lutte contre les différentes formes d'exclusion n'est pas une action parmi d'autres, une priorité parmi d'autres. Elle doit être la grande querelle de la France, l'axe central d'une mobilisation de tous pour restaurer l'idéal républicain, le modèle républicain, les valeurs républicaines.
Sommes-nous décidés, dans le monde tel qu'il est, à tout faire pour que la France reste une communauté solidaire ? Sommes-nous décidés à préserver le lien social qui fait de nous un peuple singulier, toujours au premier rang lorsqu'il est rassemblé ? Sommes-nous décidés à nous référer encore aux valeurs de la République, pour renouer les fils distendus de notre cohésion sociale ?
Voilà les vrais enjeux du débat. Les seuls qui importent, et à vrai dire les seuls qui soient légitimes.
Qu'opposer à l'exclusion sinon la force du pacte républicain qu'il nous faut resceller ? Ce que nous devons reconstruire, c'est une République fondée sur l'égalité des chances et des droits et sur la fraternité. Ce que nous devons recréer, c'est la citoyenneté pour tous.
Nous devons ainsi imaginer des voies nouvelles. Pour prévenir et combattre sur le terrain cette maladie de notre société qu'est l'exclusion.
Prévenir d'abord : par l'emploi, l'école, le logement, la santé.
Avant tout, reconquérons l'emploi pour tous.
Le temps est venu de mettre la prévention de l'exclusion au coeur des logiques d'entreprise. Il ne saurait y avoir d'un côté des entreprises qui gagnent, par un effort continu d'ajustement des effectifs, au nom des nouvelles contraintes de compétitivité. Et de l’autre, des laissés-pour- compte en nombre croissant qui ne se voient proposer qu'un chômage à durée indéterminée.
Autrement dit, il s'agit de moderniser sans exclure. De chercher d'abord, au sein même de l'entreprise, les adaptations d'organisation, de qualification, de formation nécessaires à la compétitivité. Et d'utiliser et de valoriser plus intensément et plus efficacement toutes les ressources du travail avant de procéder à des investissements qui ne viseraient qu'à substituer la machine à l'homme. Je pense en particulier à la formation continue, qui devrait être davantage orientée vers la maintenance des compétences des plus fragiles.
Cessons donc de considérer le recrutement comme un coût, et non comme un investissement rentable. Pour cela, réduisons très largement les cotisations sociales qui pèsent sur le travail, aujourd'hui surtaxé par rapport à la machine. Et finançons par l'impôt les dépenses sociales qui relèvent de la solidarité nationale. C'est ainsi que nous aiderons les entreprises à créer les emplois dont notre économie a besoin.
Nous devrons aussi multiplier de nouvelles formes d'activité, tenant compte de la transformation de notre économie et de l'essor du secteur des services, en particulier des services à la personne, encore peu développés dans notre pays. Au-delà des incitations fiscales ou financières, qui doivent être renforcées, il faut prévoir un véritable statut et une formation pour ces métiers.
Il est temps de privilégier le traitement économique du chômage, qui a eu trop tendance à s'effacer derrière son traitement social. Et, parce que nous sommes en état d'urgence, il faut concentrer l'effort sur ceux qui en ont le plus besoin, ceux qui risquent de s'installer dans le chômage de longue durée, antichambre de l'exclusion. C'est le sens du contrat initiative-emploi que j'ai proposé. Un contrat qui donne aux chefs d'entreprise, mais aussi aux associations, aux collectivités locales, la possibilité de créer de nouveaux métiers, de nouveaux services, de vrais emplois. Ce dispositif de grande ampleur, mobilisant tous les employeurs de notre pays, affirmera la volonté collective de la nation de refuser la culture du chômage, qui est celle de l'exclusion.
Agissons aussi dans et par l'école.
Le modèle français d'éducation fut un grand modèle. Il a permis de bâtir la France républicaine, fondée sur l'égalité, la gratuité des études et le mérite. Il a été, pendant des décennies, un extraordinaire creuset d'intégration pour tous ceux que la France accueillait sur son sol. Ne le bouleversons surtout pas. Mais, dans la fidélité à ses principes, redonnons-lui force et vigueur.
Le préalable, c'est de recréer un enseignement élémentaire de qualité. Pour promouvoir l'égalité des chances dès le premier âge, réhabilitons l'essentiel : la lecture, l'écriture, le calcul, l'histoire et la géographie, l'éducation civique. Il faut limiter le nombre d'élèves par classe, en particulier dans les quartiers difficiles des grandes villes où l'intégration par l'école exige des effectifs limités. Il faut mieux former les enseignants à leur difficile mission, et personnaliser autant qu'il est possible les cours. Les dispositifs de soutien scolaire, fondés sur des suivis individuels, à l'école comme au collège, doivent être considérablement renforcés.
Mais l'école doit changer aussi dans ses rythmes, immuables depuis cent ans. Il faut aller vers l'alternance d'activités intellectuelles, d'apprentissages sportifs, de pratiques culturelles qui permettent d'assurer une prise en charge continue et globale de l'enfant durant la journée. Aménager les rythmes scolaires, c'est limiter les risques d'échec, c'est créer les conditions d'une meilleure égalité des chances. C'est offrir à chaque enfant les moyens de sa réussite. C'est éviter de faire de l'accès à la culture un privilège quand il est un droit. C'est, enfin, favoriser l'insertion ou le retour à l'activité de milliers d'hommes et de femmes appelés à encadrer les activités culturelles et sportives au cours de cette nouvelle journée scolaire.
L'égalité des chances, c'est aussi multiplier les parcours de formation. Revalorisons donc les filières professionnelles, en y impliquant les métiers. Multiplions les passerelles pour donner une chance à chacun d'accéder à l'université durant sa vie professionnelle. Faisons de l'apprentissage et de l'enseignement technique des voies complètes de formation permettant d'accéder au plus haut niveau de compétences et de diplômes. Reconnaissons enfin à chacun, un droit à l'erreur, une deuxième chance. C'est par là, aussi, que l'exclusion reculera : parce que personne ne sera enfermé pour toujours dans l'échec d'un moment.
Faisons en sorte aussi de reconnaître à chacun un droit à être logé. Chacun le sait : la perte du toit scelle l'exclusion. Sans logement, pas d'ancrage dans la société. Sans lui, pas d’adresse et donc pas d’identité sociale. Impossible aussi de faire des projets et d’abord celui d’une famille. Cercle vicieux où tout se bloque : sans emploi, pas de logement en raison de l’incertitude des ressources ; sans logement, pas de possibilité de travail, parce qu’aucun lieu de repos. Et en définitive, comme une condamnation à une perpétuelle errance.
Briser cette spirale infernale, qui enfonce dans l'exclusion, exige de reconstituer une chaîne du logement, cohérente et complète. Pour cela, il faut certes donner aux associations les moyens financiers d'ouvrir toute l'année les centres d'hébergement au lieu de les fermer à la fin de « l'hiver administratif », multiplier les logements d'insertion, provoquer, comme je l'ai fait à Paris, en mettant en oeuvre la procédure de réquisition, la remise en occupation de logements vacants. Mais, au-delà, il faut surtout une politique du logement entièrement nouvelle.
Je pense à ceux qui voudraient acheter un logement et ne le peuvent pas, parce qu'on leur refuse un prêt, ou qu'ils ont peur de ne pouvoir rembourser s'ils perdent leur emploi. Il faut inventer un nouveau type de prêt à l'accession, comportant une aide à l'apport personnel et qui, en cas d'accident dans les revenus de l'emprunteur, reporte automatiquement les échéances. De la même façon, les locataires qui se retrouvent au chômage finissent par être dans l'incapacité de payer leur loyer. Créons donc un fonds garantissant le paiement des loyers en cas de chute brutale de revenus. Et améliorons, comme je l'ai fait à Paris en créant une allocation logement complémentaire, l'efficacité des aides au logement qui, à force d'être rognées, laissent souvent à charge un taux d'effort insupportable. Et surtout, donnons-nous pour premier objectif de régler le problème des mal-logés, selon une programmation claire et affichée, en mobilisant tous les moyens nécessaires, en soutenant aussi bien la construction neuve que la réhabilitation de l'habitat ancien et la transformation de bureaux en logements.
Elaborons pour les quartiers en difficulté un véritable plan Marshall avec pour premier objectif l'emploi, car c'est lui qui leur redonnera leur place dans la ville.
Reconnaissons enfin le droit aux soins comme un droit essentiel de l'homme. Et, au-delà des seuls allocataires du RMI, généralisons l'affiliation automatique à la Sécurité sociale des plus démunis et la gratuité intégrale des soins, dans le prolongement de ce que j'ai fait à Paris pour 130 000 personnes en créant la carte Paris-Santé. Cinquante ans après la création de la Sécurité sociale, il n'est que temps de faire de nouveaux progrès pour une santé pour tous.
Et surtout, relevons avec tout l'effort de notre volonté le pari de l'insertion.
Entre l'assistance qui, à travers la multiplication des allocations, érige la pauvreté en statut et le libéralisme sans concession qui se contente de renvoyer les plus démunis à leur misère, il y a en effet un espace pour une approche différente. Une approche qui, d'étape en étape, accompagne les exclus pour les aider à retrouver une place entière dans la société. Chaque jour, dans le silence et la discrétion, bénévoles, travailleurs sociaux, associations, font la démonstration qu'il n'y a pas de fatalité de l'exclusion si tout est mis en oeuvre pour rompre la spirale de l'isolement. Si l'on fait confiance et si l'on donne la parole aux exclus.
Sachons les aider. L'Etat, qui est au premier chef le responsable de la cohésion sociale, doit se réorganiser pour remédier à la multiplicité des administrations et des dispositifs d'aide. Auprès du Premier ministre, une structure d'impulsion constituerait le pivot de la lutte contre l'exclusion. Elle réaliserait des études d'impact social en amont des décisions publiques, à la manière de ce qui se fait pour les grands investissements, procéderait à l'évaluation des actions engagées, et serait chargée de mettre en place un observatoire permanent des populations en situation d'exclusion. Et au niveau local, dans chaque département, serait créé un secrétariat général pour l'insertion.
Les collectivités locales aussi doivent se mobiliser. Plus proches des gens, elles connaissent mieux les besoins et les réponses. Je songe à tout ce qu'elles entreprennent pour aider les jeunes, des clubs de prévention aux actions de lutte contre l'illettrisme et de soutien scolaire. Mobilisons-les plus largement, en particulier pour accompagner l'insertion par l'emploi et par le logement, qui est la clef de tout.
Les associations surtout, dont le rôle est irremplaçable pour imaginer et inventer des solutions nouvelles qui feront école. C'est là que s'invente la société de demain. Il nous faut mieux les soutenir. Notre système actuel de subventions au coup par coup les fragilise. Substituons-lui un régime de financements pluriannuels sur objectifs. Et dotons les bénévoles d'un statut qui reconnaisse leurs compétences et les mette à l'abri des conséquences d'un accident.
Et à tous les niveaux, l'Etat, les collectivités locales, les associations, imaginons de nouvelles formes de participation et de représentation des exclus : groupes de parole, chèques associatifs ou syndicaux, désignation au sein des instances du RMI comme du Conseil national de lutte contre la pauvreté, le champ du possible est large. Ne le laissons pas en jachère.
Mesdames, Messieurs,
En cette fin de siècle, c'est à un véritable changement culturel que nous sommes ainsi appelés. Pour construire ensemble une société de fraternité. Pour refonder la République autour de l'objectif essentiel du refus de l'exclusion sous toutes ses formes. Avec pour principe, l'égalité des chances et des droits. Pour méthode, la confiance. Pour exigence, l'espérance.
Il y faut l'ardente mobilisation de tous. Car ce qui est en jeu, c'est la seule querelle qui vaille, celle de l'homme. C'est pourquoi je souhaite que soit proposée au plus tôt au Parlement une loi d'orientation qui, dans tous les domaines de notre vie politique, économique, sociale et culturelle, scelle solennellement l'engagement de la nation tout entière pour vaincre l'exclusion et, dans chaque secteur, de l'emploi à la vie familiale, de l'école à la justice, de la santé à la participation à la vie sociale, définisse les objectifs et prévoit les moyens nécessaires.
Car il n'est que temps. Apollinaire nous le rappelle :
"Comme la vie est lente
Et comme l'espérance est violente".
Je vous remercie.