Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, dans "La Croix" le 12 mai 1995, sur l'élection présidentielle de 1995 et la place de la gauche dans le paysage politique français.

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La Croix : Quelles sont, après l'élection présidentielle, les perspectives pour la gauche ? Peut-elle espérer revenir au pouvoir lors des législatives prévues en 1998 ?

Jean-Pierre Chevènement : La gauche est à reconstruire, et d'abord intellectuellement. Le pouvoir pour le pouvoir n'est pas un horizon. Quelles solutions originales la gauche apporte-t-elle à la crise sociale qui fracture le pays comme jamais ? À vrai dire, aucune qui ne soit à la hauteur du défi.

Lionel Jospin, auquel le Mouvement des citoyens a accordé dès le début de janvier, c'est-à-dire avant sa désignation par le Parti socialiste, un préjugé favorable, a fait une très belle campagne. Il a imposé un style probe et rigoureux. Mais ce n'est pas lui faire injure que de relever que plus de la moitié de ses électeurs ont entendu, avant tout, faire barrage à la droite et à son candidat. Les 47,3 % de voix Jospin, ne signifient nullement adhésion à un programme d'inspiration largement sociale-libérale.

Si la gauche doit être majoritaire aux élections législatives de 1998, il vaudrait mieux que ce ne soit pas pour reprendre à nouveau à son compte la "seule politique économique possible" qui aurait encore une fois, par définition, conduit la droite à l'échec.

On ne peut pas vouloir reconstruire la gauche et faire l'économie d'un débat sur la question sociale, la politique de la monnaie, la nation, la citoyenneté, le contenu idéologique et politique de la construction européenne, etc. Il y a un temps pour la solidarité face à la droite, et il y a un temps pour le débat. Ce débat doit être mené sérieusement, dans un esprit à la fois libre et fraternel. Sans cela, il n'y aura pas d'Épinay bis, c'est-à-dire de refondation véritable de la gauche.

La Croix : Vous avez regretté durant la campagne électorale que Lionel Jospin n'ait pas exercé un "droit d'inventaire sur le bilan de la gauche au pouvoir". Cette question vous semble-t-elle toujours à l'ordre du jour ?

Jean-Pierre Chevènement : Assurément. Mais je reconnais que l'exercice de ce droit pendant la campagne était très difficile.

La Croix : Lionel Jospin est-il, après le bon résultat obtenu la présidentielle, le leader de l'opposition ?

Jean-Pierre Chevènement : J'avais prévu que Lionel Jospin ferait au moins 45 %. Il a fait sensiblement mieux et montré à tous les qualités qui sont les siennes et que je lui ai toujours reconnues. Mais, pour s'imposer comme le leader de l'opposition, Lionel Jospin doit maintenant rouvrir à gauche l'espace du débat. Il en a la capacité. Le Mouvement des citoyens l'a soutenu dès le premier tour, parce qu'il a considéré que Lionel Jospin avait exprimé dans sa contribution au congrès de Liévin, en novembre 1990, le fond de sa pensée sur la manière très critiquable dont la construction européenne a été pensée et mise en œuvre jusqu'à présent comme une modalité de la libéralisation et de la déréglementation à l'échelle mondiale.

La Croix : Doit-il, selon vous, se réinvestir à la tête du PS ?

Jean-Pierre Chevènement : C'est un choix qui lui appartient. Mais dois-je rappeler que Lionel Jospin n'a pas été soutenu, et cela dès le premier tour, par le seul PS ? S'il avait eu, à côté de lui, un candidat du Mouvement des citoyens et un candidat de "Radical", il ne serait vraisemblablement pas arrivé en tête du premier tour même s'il aurait probablement amélioré le score de Michel Rocard aux élections européennes (14,5 %).

Lionel Jospin se réduirait à vouloir incarner le seul Parti socialiste. Il a tout à gagner, me semble-t-il, à rester au niveau des 47,3 % d'électeurs qui se sont portés sur son nom au deuxième tour, pour relancer la réflexion collective et créer les dynamiques nécessaires. 1965 n'a pas suffi à François Mitterrand. Il lui a fallu 1971, c'est-à-dire le congrès d'Épinay, pour faire coïncider sur son nom une organisation mais aussi une stratégie répondant aux aspirations du pays.

La Croix : Quelles seraient les conditions pour qu'une sorte de "conseil de la gauche" puisse fonctionner sous l'égide de Lionel Jospin ?

Jean-Pierre Chevènement : Que le débat y soit possible. Que le Parti socialiste ne prétende pas y exercer d'hégémonie. La gauche est plurielle. Que les mouvements sociaux et l'ensemble des partenaires de la gauche, sans exclusive a priori, y soient présents.