Texte intégral
Gratitude et affection
Henri Emmanuelli
De nombreuses personnalités, socialistes ou non, voulaient rendre un hommage particulier à François Mitterrand. "Vendredi", dans l'élan de l'émouvante fête que le parti a donnée en son honneur, tenait à recueillir et publier ces souvenirs, anecdotes, marques de d'affection. À notre regret, beaucoup de ces témoignages nous sont parvenus trop tard pour ces colonnes. Soyez certains que nous les publierons.
Monsieur le Président, vous êtes ici chez vous, dans ce lieu où vous avez emménagé le premier, dans ce parti dont vous avez été le refondateur et le rassembleur après le congrès d'Épinay. Dans votre famille politique, même si nous savons que les fonctions éminentes, que vous avez exercée pendant quatorze ans, vous ont amené à porter votre regard et votre intérêt bien au-delà des frontières de cette famille, sur l'ensemble du peuple français à l'histoire duquel vous appartenez.
Au nom de tous les socialistes, mais aussi de toutes ces femmes et ces hommes de gauche qui, à deux reprises, ont placé en vous leur espérance, je voudrais vous dire, avec une certaine émotion, combien nous sommes sensibles à votre venue aujourd'hui, en cet endroit d'où vous êtes parti voici quatorze ans. Vous dire que nous sommes heureux, en ce jour très particulier, de l'occasion que vous offrez de vous dire merci.
Merci, d'abord, pour l'œuvre accomplie. Pour le socialisme remis debout dans les années soixante, pour l'opiniâtreté et la volonté avec laquelle vous avez conçu et construit le rassemblement de la gauche qui, par deux fois, s'est avéré victorieux.
Merci pour les victoires remportées et les moments de joie inoubliables qui les ont accompagnées.
Merci, surtout, pour l'œuvre accomplie au cours de ces deux septennats, qui font de vous l'homme qui aura occupé pendant le plus de temps la présidence de la République, ce qui est remarquable en soi mais qui l'est davantage encore si l'on se souvient que, pendant très longtemps, la culture politique de ce pays condamnait la gauche à de brefs passages au pouvoir.
Quant à l'œuvre accomplie, loin de moi l'idée de me livrer à je ne sais quel bilan. Les socialistes, bien entendu, auront à y réfléchir. Mais je ne voudrais pas voler la matière des historiens ou des nombreux auteurs qui foisonnent autour de vous et de votre action, pour leur propre bonheur et celui des maisons d'éditions, puisque, paraît-il, tout ce qui vous concerne se vend bien.
Je dirai simplement que de grandes choses ont été faites qui resteront dans l'histoire de ce pays et marqueront pour longtemps sa physionomie. Je n'en dirai que quelques-unes ce qui est déjà risqué : l'abolition de la peine de mort et des tribunaux d'exception ; la décentralisation, réputée impossible dans un pays centralisateur ; la modernisation de l'appareil de production, aux conséquences parfois douloureuses, qui fait de notre pays la quatrième puissance industrielle au monde ; les acquis sociaux non seulement préservés dans une longue période de crise mais développés par de nouveaux droits ; l'action résolue en faveur de la construction européenne, dont vous avez convaincu la majorité des Français qu'elle constitue la ligne d'horizon de l'avenir de notre pays… Mais j'arrête là. La liste serait longue. Et d'autres se chargent de la dresser qui ne sont que des précurseurs qui seront suivis par beaucoup d'autres.
Lettres de noblesse
Est-ce à dire que tout a été rait et que toutes les espérances y ont trouvé leur compte ? Certainement pas, et vous le savez mieux que personne. Mais je suis convaincu que vous avez fait, dans les circonstances du moment, face à la complexité des événements ou la force de l'adversité, du mieux que vous pouviez. Déjà, Jaurès, au début de ce siècle, nous expliquait que rien ne serait jamais parfait et qu'il ne fallait pas craindre la pensée d'avoir toujours à remettre sur l'ouvrage l'action en faveur des valeurs qu'il nous a léguées. Et Léon Blum, dans son merveilleux livre écrit du fond de sa prison, s'exprimait avec rigueur et talent sur la relativité de son œuvre et les raisons de garder l'espoir. Je ne doute pas que François Mitterrand, qui prendra place parmi eux, au premier rang de l'histoire de la gauche, soit en-deçà de ces réflexions. Mais il n'empêche : leurs noms sont nos lettres de noblesse et vous y avez ajouté le vôtre. Beaucoup d'entre nous ne le savent pas encore, mais un jour viendra où ils raconteront à des jeunes filles et des jeunes hommes, qui les écouteront avec émotion, qu'ils vous ont connu.
Tout ceci appelle de notre part beaucoup de reconnaissance, de gratitude et, pourquoi ne pas le dire, d'affection. Une affection dont j'ai pu mesurer récemment encore, au cours de la dernière campagne, combien elle vous était acquise chez les gens humbles et modestes qui sont à vos yeux, je le sais, les plus précieux.
Cela nous crée aussi de lourdes responsabilités pour l'avenir. Il n'est pas facile, il ne sera pas facile de vous égaler.
Des raisons d'espérer
Déjà, je le crois, au cours de la dernière élection présidentielle, Lionel Jospin, ici présent, a accompli un parcours remarquable qui a permis à la gauche en général et aux socialistes en particulier de retrouver leur fierté et de solides raisons d'espérer à partir d'un coup d'un score qui ouvre de sérieuses perspectives de reconquête. Mais nous avons, et il le sait mieux que personne, beaucoup à faire pour y parvenir.
Approfondir notre réflexion et revenir le moteur d'une pensée innovante capable d'offrir aux femmes et aux hommes de notre époque des perspectives conformes aux valeurs que nous avons reçues en héritage et qu'il nous appartient de servir dans le contexte des contraintes de notre époque. Rénover notre parti, comme vous aviez su le faire voici déjà vingt-quatre ans. En refaire un instrument d'écoute et de propositions. Un lieu de rassemblement pour tous les socialistes, mais aussi pour des femmes et des hommes qui ont vocation à nous rejoindre ou à partager nos futurs combats. Ce rassemblement, vous le savez mieux que personne, n'est jamais facile à réaliser. Mais nous y veillerons, malgré les tentatives parfois venues de l'extérieur pour nous opposer ou nous diviser. Nous saurons tenir, comme vous avez su le faire pendant si longtemps, face aux tentatives de celles et ceux qui, hors de nos rangs, aimerait pouvoir y fixer à notre place ce que doit être à leurs yeux le degré de connivence ou de résistance des socialistes aux évolutions malheureusement prévisibles de régression sociale. Bref, rien qui ne nous soit inconnu.
Soyez simplement assuré, Monsieur le Président, que nous ferons nous aussi pour le mieux pour ne pas décevoir l'attente et l'espérance des 14 millions de personnes qui se sont portées sur le nom de Lionel Jospin le 7 mai.
Et je souhaite qu'à votre manière vous puissiez nous y aider.
Je voudrais vous dire enfin que nous admirons tous votre courage dans l'épreuve personnelle que vous traversez. C'est encore une belle et magnifique leçon. Si notre amitié, voire notre affection peuvent vous être d'un faible secours sachez que ni l'une ni l'autre ne vous sont comptées.
Merci, donc, Monsieur le président de la République. Pour ce que vous avez fait, pour ce que vous êtes.
Merci et au revoir, François Mitterrand, car entre vous et la gauche, entre vous et les socialistes, il n'y aura jamais d'adieu. Vous avez transformé votre vie en destin et ce destin, d'ores et déjà, appartient à notre patrimoine.
Isabelle Thomas
"Je me souviens de notre premier rassemblement en 1971, et ce qui a suivi le congrès d'Épinay. Je me souviens aussi de l'élan formidable qui m'a accompagné en 1981. Je me souviens de la force et de l'espoir qui nous portaient."
François Mitterrand m'a offert le privilège de venir travailler à ses côtés, à l'Élysée, de 1989 à 1995. Les qualités qui m'ont conquise dans l'homme et dans le dirigeant politique sont multiples. Un souvenir dominera pour moi tous les autres. C'était à l'aube de la décision sur l'engagement de la France dans la guerre du Golfe. Je ne pouvais m'y résigner. Le Président l'a su. À deux reprises, il m'a fait venir dans son bureau pour en parler Certes, injure suprême, je fus qualifiée de "rousseauiste", "gonflée d'illusions sur la nature humaine". Mais, au bout du compte, je lui suis reconnaissante d'avoir tenté de me convaincre, sans mépris et, surtout, sans que nos relations n'en soient jamais altérées.
Françoise Seligmann
La plantation de chênes
Août 1977. Déjeuner à Latché. La tombe à la radio : Georges Marchais, en vacances en Corse, est en colère. Il a dit à sa femme : "Liliane, fais la valise, nous rentrons" François Mitterrand a accueilli l'information avec son habituel sang-froid. Mais il en a saisi immédiatement toute la gravité et nous en fait part brièvement : c'est la rupture des négociations en cours pour l'actualisation du programme commun. Le coup est dur. C'est toute la stratégie de François Mitterrand qui est remise en cause.
Nous sommes tous consternés. François Mitterrand, qui est resté silencieux, nous invite le suivre dans sa plantation de chênes… à l'état de toutes jeunes pousses. C'est là un des paris es plus audacieux du futur président de la République : planter une forêt de chênes sur les sables des Landes…
Inquiets, nous essayons d'amener la conservation sur les conséquences prévisibles de la mauvaise nouvelle. Rien à faire. Nous sommes dans la plantation de chênes. Une autre bataille à gagner, François Mitterrand nous en parlera tout l'après-midi. La chaleur est intense, la sécheresse aussi. Il faut arroser abondamment chaque pied. Ensuite, il faut repérer les pousses malades et les soigner. C'est un travail long et minutieux. Et, tout en déployant nos efforts, nous écoutons, fascinés, François Mitterrand nous exposer toutes les vertus des arbres.
Plus proches de ses écrits que des meetings parisiens, son discours est davantage poésie qu'éloquence. Mais surtout, il témoigne d'une communion avec la nature qui nous impressionne.
Après tout, n'est-ce pas cela qui consiste à "laisse le temps au temps" ? Nul doute que le soir même, plus propice à la réflexion dans la solitude, François Mitterrand a commencé d'évaluer les conséquences d'une rupture avec l'allié communiste.
En tout cas, pour ceux qui étaient présents ce jour-là, la leçon était claire. Rien de bon ne se fait dans l'affolement. La patience est une vertu cardinale.
Jean-Luc Mélenchon
J'ai remarqué qu'on parle souvent de François Mitterrand pour s'illustrer soi-même. Chacun recompose donc le personnage d'après ce dont il rêve pour lui-même. Ce n'est donc pas par hasard que les plus mégalomanes l'ont surnommé "Dieu". J'aime bien mieux "Tonton" : ça surplombe moins… Quelques occasions privilégiées de l'approcher mon prémuni tout la fois des élans de bigoteries et des hoquets de frustrations haineuses que j'ai observés à son sujet. Et la tâche de faire mienne la forme d'aristocratie de l'esprit que je sens si rayonnante chez lui : tantôt dans le rang, tantôt en dehors, n'agir qu'en accord avec soi-même, selon ce que suggère la chimie intime de l'instinct et de la raison.
Édith Cresson
L'histoire jugera
S'exprimer sur François Mitterrand c'est pour ceux qui lui ont toujours été fidèles, parler d'une partie importante de leur propre existence.
François Mitterrand nous a démontré que l'on pouvait fréquemment rencontrer la bassesse sans y céder jamais, que l'on pouvait faire de la politique sans se plier aux modes du moment. Et que l'engagement pour les grands intérêts de la France n'excluait pas la sensibilité la plus aiguë au malheur des autres, comme à l'inépuisable richesse de la vie.
François Mitterrand, en se plaçant entièrement dans l'action politique, n'a jamais cherché à paraître autre qu'il était. L'habileté qu'on lui a prêtée est justement le contraire de celle, si visible, des habiles et sans doute accessible à lui seul. Elle a accompagné une action fondée sur la connaissance intime de la France, de ses aspirations, de ses contractions, sur le refus de l'injustice et sur un sens profond de la marche de l'histoire.
Repenser la place et le rôle de notre pays dans un monde qui a changé, construire l'Europe nécessaire à la paix et à l'influence d'une culture dont il est l'un des grands défenseurs, sentir venir les temps nouveaux auront constitué les fondements de son action.
Rebelle et responsable, libre et croyant il offre aux commentateurs tous les angles d'attaque. Les commentateurs qui ont construit leur notoriété, et souvent leur fortune, sur la vie et le personnage de François Mitterrand risquent de passer à côté des leçons que tireront plus tard les historiens. Quel président aura autant contribué à moderniser la France alors même qu'elle traversait l'une des périodes les plus difficiles de l'économie mondiale ? Quel président aura autant fait avancer la construction de l'Europe alors que les schémas anciens s'écroulaient ?
L'histoire, dit-on, jugera. Nous sommes nombreux à attendre ce jugement avec espoir sachant qu'il confortera notre engagement et notre affection.
Claude Estier
Comment tout a commencé
Parmi tant de souvenirs accumulés en trente années de "compagnonnage" avec François Mitterrand lesquels choisir qui soient plus particulièrement significatifs ? J'opterais pour les tout premiers, ceux que m'a laissés la campagne présidentielle de 1965 puisque, en fin de compte, tout est bien parti de là.
C'est le 4 juillet de cette année-là, au retour d'un long séjour en Égypte, que je me suis intégré à l'équipe de François Mitterrand. C'était quelques jours après que Gaston Defferre eut renoncé à poursuivre une tentative de candidature à l'élection présidentielle. Les regards se tournaient vers François Mitterrand, considéré par beaucoup d'observateurs comme l'homme susceptible de "combler le vide de la gauche".
Avant le déjeuner, Mitterrand bavarde avec quelques-uns d'entre nous et énumère les trois conditions qu'il pose à son éventuelle candidature ; l'accord de Pierre Mendès France, l'appui de la SFIO et l'accentuation par le Parti communiste de ne pas présenter de candidat contre lui.
Avec Roland Dumas, je suis chargé d'explorer les possibilités de réalisation de cette dernière condition. Je connais bien le secrétaire général du PCF, Waldeck Rocket. Je le sens personnellement acquis à l'idée de soutenir la candidature de François Mitterrand. J'en informe celui-ci qui le 22 août me suggère de venir le rejoindre dans sa maison d'Hossegor, où je constate qu'il a beaucoup réfléchi et qu'il est désormais prêt à se lancer. Je repars donc trois jours plus tard, convaincu que sa décision est prise. Elle sera annoncée le 9 septembre.
Sans grands moyens, rue du Louvre, nous allons mener campagne au milieu du scepticisme général. Mais en trois mois, Mitterrand a retourné la situation Le 5 décembre, le général de Gaulle est mis en ballotage. Au second tour, François Mitterrand réunit 43 % des suffrages. Au lieu d'une entreprise sans lendemain, une grande aventure commençait qui, après encore beaucoup de hauts et de bas, devait le conduire le 10 mai à l'Élysée.
Yves Jouffe, président d'honneur de la Ligue des Droits de l'Homme
En 1981, la ligue a appelé à voter pour François Mitterrand au second tour. Et, dans les débuts de son premier septennat, elle a eu de grands motifs de satisfaction : abolition de la peine de mort, suppression des tribunaux militaires, de la Cour de sûreté de l'État, abrogation de la loi anticasseurs et des dispositions les plus choquantes de la loi Sécurité et Liberté…
Je fus élu président de la Ligue des droits d l'homme au congrès de Marseille, en 1984. L'année suivante, j'invitai François Mitterrand à notre congrès annuel. Je l'accueillis en lui posant deux questions sur le droit de vote pour les résidents étrangers et la démocratisation de l'institution militaire.
Il ne répondit pas à la seconde question mais, sur le premier point, il déclara : "C'est une revendication juste. J'en suis partisan, mais actuellement l'opinion n'est pas encore prête". Que n'a-t-il forcé l'opinion comme pour l'abrogation de la peine de mort, comme je l'ai dit, "la Ligue sera la bonne mémoire de la gauche pour être sa mauvaise conscience". Alors, quand il l'a fallu, la Ligue a montré son désaccord ; extradition de militants basques, lamentable affaire du Rainbow-Warrior, amnistie des généraux félons de l'OAS.
François Mitterrand a dit souvent que la démocratie sa mesure aux contre-pouvoirs qu'elle suscite. La Ligue en a été un, très vigilant. Il ne lui en a jamais tenu rigueur.
Passage
Pierre Mauroy
C'était le 10 mai 1981 au soir, François Mitterrand venait d'être élu président de la République. Je suis parti faire la tournée des radios comme il est d'usage les soirs d'élection.
Dans le studio de RTL se pressait une foule nombreuse. Je me suis tout à coup senti scruté par un regard : levant les yeux, j'aperçus une vieille dame qui me fixait intensément.
Je la reconnus immédiatement : c'était Madeleine Léo Lagrange, veuve du ministre de la Jeunesse et des Sports du Front populaire, le héros de mes vingt ans ! À l'annonce de la victoire, entendant sur les ondes les noms des hommes politiques invités par la station, elle s'était précipitée à RTL et ne voulait plus me quitter.
Je l'emmenai dans ma voiture et la raccompagnai chez elle, quai Malaquais, empreint d'émotion. En fermant sa porte, je sentais que je refermais la porte de 1936 pour aller à la rencontre de François Mitterrand.
Jean Glavany
Cher François Mitterrand,
Ce soir, dimanche 7 mai 1995 je pense à vous. Le peuple français vient de désigner votre successeur. Les projecteurs se braquent vers lui, les couronnes sont tressées, les génuflexions se multiplient, les courtisans accourent… L'état de grâce commence et, moi, je pense à vous.
Je pense à vous qui allez sortir de la scène publique en toute simplicité et dans la plus grande dignité. Vous étiez le quatrième président de la République élu au suffrage universel, mais vous étiez le seul dans l'histoire avoir été élu deux fois, à accomplir la totalité de deux mandats, à marquer l'histoire durablement et à "sortir comme cela", simplement…
Pardonnez-nous, Monsieur le Président, mais nous ne sommes pas habitués à voir partir un Président comme cela et j'ai bien peur que cela nous empêche d'être à la hauteur de notre devoir. Et puisque je pense à vous, e voudrais en profiter pour vous dire deux ou trois choses simples. Seulement deux ou trois car les adresses trop longues finissent toujours par se déliter.
D'abord, merci. Merci pour ces victoires inoubliables et cette première conquête : la gauche faisait définitivement la preuve de sa capacité non seulement à l'emporter mais aussi à diriger le pays durablement et non plus furtivement.
Merci pour l'alternance banalisée, merci pour ces cohabitations assumées.
Merci pour la peine de mort abolie, les tribunaux d'exception supprimés, les ondes libérées, la censure élimée, la paix rétablie en Nouvelle-Calédonie.
Merci pour les 59 heures, la retraite à soixante ans, la cinquième semaine de congés payés, les lois Auroux, le RMI et l'impôt sur les grandes fortunes.
Merci pour l'inflation éradiquée, le commerce extérieur rééquilibré, la compétitivité de notre économie rétablie.
Merci pour votre action au service de la construction européenne, pour votre militantisme acharné en faveur de cet espace de paix et de justice sociale.
Merci pour la voix et la présence de la France dans le monde : merci pour vos discours de Cancun, de la Baule, du Bundestag et de la Knesset.
Merci pour votre dignité, pour votre capacité permanente à résister, à assurer à travers vous la dignité de la France.
Merci pour ce bouquet de muguet jeté dans la Seine en mémoire e de Brahim. Merci pour la pureté symbolique de ce dernier geste. Merci pour votre émotion et votre souffrance qui, une fois de plus, traduisaient les nôtres.
Oui, Monsieur le Président, merci pour tout. Puis-je poursuivre par un vœu ? Maintenant que vous quittez la scène publique, maintenant que les attaques vont s'affaiblir (je voudrais en être sûr) ; maintenant que le rideau tombe sur la scène : vivez longtemps !
Ayez la force de repousser encore la maladie poursuivez votre chemin dans tous ces coins de France que vous connaissez si bien ; de la Charente au Limousin, de la Nièvre aux Landes, de l'Auvergne à la Haute-Provence. Et vivez aussi tant d'autres moments à Venise ou dans la vallée du Nil, ces lieux magiques qui vous mobilisent tant. Oui, Monsieur le président, je vous souhaite de toutes mes forces de profiter encore plus de la vie, de vote vie dont vous nous avez tant donné. Mais après ces remerciements, après ces souhaits, puis-je, Monsieur le Président, vous demander un petit service ? Aidez-nous, aidez-nous encore.
Nous. Je veux dire le peuple de gauche, les forces de progrès et, au-delà, la République. Oh, je ne vous demande pas de reprendre le combat politique ! Mais tant que vous êtes là, aidez-nous par votre expérience si riche, par votre sagesse. Aidez-nous comme cet instituteur à la retraite qui reste, toute sa vie, écouté par ses élèves devenus adultes. Aidez-nous même si nous sommes différents de vous, même si nous prenons telle ou telle liberté. Si nous sommes comme cela, libres, indépendants et fiers, n'est-ce pas aussi parce que avez voulu ? Et sachez, Monsieur le Président, que nous serons toujours là, à vos côtés, présents, fidèles. Croyez, cher François Mitterrand à ma très fidèle et respectueuse affection.
Louis Mermaz
Entre pessimisme et espérance
Au moment où François Mitterrand quitte la charge suprême, son œuvre constitue déjà une référence pour un grand nombre de Français. Pourquoi ?
Parce qu'il a fait la démonstration que la gauche était aussi fondée à gouverner que la droite. Le score réalisé par Lionel Jospin en a apporté le témoignage précoce à un moment où les politologues s'y attendaient le moins. Dans un univers très largement dominé par les conservateurs. Il a fait la démonstration de l'autorité qui pouvait s'attacher à l'action internationale d'un homme de gauche. Il a donné des signes de solidarité au tiers monde, même si le rapport des forces ne lui a pas permis d'aller aussi loin qu'il l'eût souhaité.
Il a défendu l'indépendance nationale et préféré ses réalités aux apparences, d'où la constance dans la volonté de bâtir l'Europe et d'en faire une puissance mondiale de premier rang, facteur de stabilité et d'équilibre.
François Mitterrand a été de bout en bout un politique, car il a su apprécier à chaque instant la situation, afin d'n tirer le parti maximum. On s'apercevra, lorsque l'heure des bilans objectifs aura sonné, qu'il est allé dans la plupart des cas aussi loin que l'état des forces en présence le permettait C'est une des raisons de la longévité de son action. Sa vision des choses s'inscrit dans une perspective historique, ce qui le conduit à dominer l'événement, à relativiser les succès comme les échecs. Sa patience et son endurance s'expliquent ainsi.
Mais, parallèlement, la croyance à l'évolution des sociétés coexiste chez lui avec une conscience aiguë de la pérennité de la nature humaine. Il en résulte un jeu subtil entre pessimisme et espérance.
Yvette [nom illisible]
François Mitterrand m'aura permis pendant cinq ans de faire passer dans les lois l'essentiel des revendications des femmes. Dans cette mission, il m'a toujours soutenue, sans craindre les conservations.
Pour cela aussi, il aura été un grand Président, l'un des seuls qui ait pu à ce point imprimer sa marque sur notre temps. Il appartient maintenant de construire la seconde étape, de bâtir, à l'exemple des pays d'Europe du Nord, un socialisme moderne ni démocratique, une alternance nouvelle.
"J'ai fait, en sens inverse, le chemin parcouru il a quatorze ans. J'étais allé chez moi, je suis passé par le Parti socialiste, je suis allé à l'Élysée. J'arrive de l'Élysée, je rentre chez moi et je m'arrête a Parti socialiste."
Harlem Désir
Je me souviens
Je me souviens de François Mitterrand à l'école primaire de la rue de Tourtille, à Belleville. C'était en 1988. Il parle de la République, de son école, puis il demande à ces enfants aux visages du monde entier ce qu'ils veulent faire plus tard. Au milieu d'une profusion de docteurs, d'infirmières, ou de pompiers, un petit Asiatique et un petit Maghrébin se levèrent et répondirent, chacun à leur tour : président de la République !
Je me souviens d'un Président disant les immigrés sont ici chez eux", quand d'autres parlaient d'odeurs ou d'invasion. Je me souviens de ce Président évoquant nos ancêtres les Gaulois, mais aussi les Polonais, les Italiens… et les Sarrazins, quand d'autres plaidaient pour le droit du sang.
Je me souviens aussi de François Mitterrand m'expliquant qu'il regrettait d'avoir repris à son compte, lors d'une interview à la télévision, l'expression "seuil de tolérance" lancée par un journaliste. Et dans les colonnes de "Vendredi", puis devant les lycéens de la FIDL, à Créteil, il prenait immédiatement la peine de se démentir lui-même.
Je mes souviens d'un président qui a tenu bon quand soufflaient les vents mauvais de la peur et de la haine. Je me souviens du muguet dans la Seine.
Je me souviens d'un Président qui aura été un point fixe de la République et de ses valeurs quand tant d'autres cédaient à la facilité. D'un Président qui aura permis à des milliers d'enfants d'immigrés de croire à la République, de l'aimer de se sentir pleinement Français.
Laurent Fabius
Une ligne de gauche
On ne gagne pas des combats seulement grâce à des appareils, on les gagne avec des idées : combien de fois François Mitterrand, premier secrétaire d'une formation qu'il n'appelle jamais par ses initiales, le "PS", mais le "Parti socialiste", a-t-il insisté devant moi sur son attachement aux idées ? Aux idées fortes, aux idées mythes. Pas aux idées fausses, aux idées modes, "il ne faut pas prendre toutes les mouches qui volent pour des idées", était une de ses autres formules favorites.
Les idées et les militants. Autant j'ai vu sans cesse François Mitterrand sceptique sur les structures, qu'il jugeait avec raison importantes mais ont il estimait qu'il fallait périodiquement les adapter, autant il a toujours nourri un attachement profond et affectueux pour les militants, socialistes, communistes, militants de toute la gauche.
D‘autres traits m'ont en permanence frappé dans la démarche de Mitterrand premier secrétaire : sa vocation – justifiée - que les socialistes devaient être davantage présents dans le monde du travail, le besoin du débat interne et externe, la soif d'un parti uni, visant et ouvert. J'y ajoute la ligne du rassemblement à gauche, seule de nature – pour lui, pour moi et pour beaucoup – à changer la vie et à attirer des forces nouvelles, face à une stratégie différente laissant à l'écart une partie de la gauche et une partie de la droite afin de faire alliance avec l'autre. Depuis 1971, François Mitterrand a refusé cette dernière stratégie. L'histoire atteste qu'il eut raison.
Il y a près de quinze ans, François Mitterrand quittait la direction du parti socialiste pour le pouvoir. Aujourd'hui, il quitte le pouvoir. Il nous laisse une action évidemment très importante, avec ses lumières et ses ombres que je n'ai pas pour tâche ici de commenter, un parti réinstallé ans la vie publique. Il nous laisse une vision, une espérance et – cela compte – de grandes d'inoubliables émotions. Combien de générations de gauche ont connu un 10 Mai, ce moment rare capable d'illuminer une vie ? Un 10 Mai, on n'en connaît, au plus, qu'un seul dans sa vie. Un seul Mitterrand, aussi.
Jean Poperben
Pour moi, François Mitterrand est d'abord, il reste le stratège qui a fait gagner la gauche. L'acte fondateur fut l'audace de 1965 : audace d'affronter de Gaulle avec la volonté de le mettre en échec, ce qui fut fait ; audace de bousculer les archaïsmes de la division de la gauche et de rassembler.
Tout a commencé là, et le reste n'a suivi que parce que tout a commencé là. C'est ce qu'il fallait comprendre dès l'automne 1965.
Ce qu'il fallait comprendre aussi et qu'il a enseigné à la gauche était qu'il n'y avait pas d'avenir pour cette gauche française que si le PS devenait prépondérant par rapport au PCF, et qu'on ne pouvait y parvenir que par la stratégie d'union de la gauche : ce furent ces dix ans d'épreuves pour créer le rapport de forces.
Avec nous, il a changé le paysage politique français, modifié – irréversiblement – la donne, pulvérisé les pygmées qui se mettaient au travers d ce grand dessein.
Ce qu'on fit ensuite de cette réussite est une autre affaire ; et qu'elle stratégie il faut appliquer au temps de maintenant…
Gagner et tenir
Paul Quilès
Mercredi 17 mai 1995, au siège du PS, rue Solferino. La boucle est bouclée. En écoutant François Mitterrand, au pied du perron, là même où, directeur de sa campagne, e lui avais dit au revoir, en compagnie de Lionel Jospin, alors le premier secrétaire, il y a exactement quatorze ans, je ressens la même émotion. Parmi les souvenirs qui se bousculent dans ma mémoire, il me revient cet échange que j'eus avec lui le soir du 8 mai 1981.
Nous étions dans l'avion, de retour de Nantes, où s'était tenu le dernier meeting de la campagne, extraordinaire moment de communion avec une immense foule enthousiaste, qui sentait la victoire à portée de la main.
Nous étions épuisés, car la campagne avait été dure, mais nous avions confiance. Pour ma part, j'étais convaincu, sur la fois des nombreuses indications – chiffrées ou non – dont je disposais, que nous allions gagner.
François Mitterrand s'arrêta près de moi et je m'entends encore lui dire : "Quel effet cela vous fait-il de savoir que, dans deux jours, vous serez président de la République ?" Je me souviens bien de son sourire tranquille et de sa réponse : "Vous vous rendez compte, Quilès, ce que cela représentera pour la gauche, pour les socialistes : obtenir la majorité dans le pays malgré tout ce que nous avions contre nous !"
J'ai souvent – et encore en cet instant – pensé à notre échange du 8 mai 1981. Gagner une majorité, mais aussi la conserver : pourquoi cela ne serait–il pas encore possible demain… malgré tout ce que nous avons contre nous ?
Françoise [nom illisible]
J'ai su pendant quatorze ans, comme tout le monde, qu'il était fidèle à ses amis et du même coup fidèle à lui-même. Et que sa séduction reposait sur autre chose que son charme, qu'elle reposait sur une force qui n'était pas du tout tranquille, puisque l'intelligence ne l'est pas, et qu'il est très intelligent. Bref, je découvris que je pouvais compter sur lui, tout autant que lui sur moi, et que cette réciprocité n'était pas si paranoïaque que j'avais l'air de le dire.
L'amitié, sous nos soleils versatiles et froids, qu'est-ce d'autre, finalement, entre deux personnes simultanément et longuement exposées à la célébrité, sinon – et cela quels que soient les habits de chance ou de gravité qu'ils arborent, quels que soient les aigles et les corbeaux qui les surveillent, cachés dans un ciel vide à craquer – sinon une confiance plus proche de l'enfance que de la raison, un instinct, une inconditionnelle et parfaitement gratuite intuition non seulement de ce qu'est l'autre, mais de ce qu'il pourrait être à l'égard de lui-même ?
Dominique Jamet
L'homme qui s'en va
L'homme qui s'en va a lentement traversé son siècle, curieux de tout, gourmand de tout, prenant son temps et le trouvant toujours pour connaître les hommes, pour goûter aux choses et pour vivre pleinement l'époque. Sur le tard déjà, à l'âge où l'on aurait épuisé la patience si l'on n'avait acquis la sagesse, il a uni son destin à celui d'un pays qui s'était longtemps refusé à lui, et leurs histoires se sont confondues pour quatorze ans. Après avoir symbolisé le pouvoir, puis l'opposition, il a incarné la France.
Nous avons donc vécu, nous avons donc mûri, nous avons donc vieilli ensemble, et de cette union, d'une durée sans équivalent sous la République, les Français semblent devoir garder un meilleur souvenir que d'autres qui ne se prolongèrent pas autant. Alors que les inévitables outrances liées à une campagne électorale sont derrière nous, chacun ou presque conviendra que nous ne dépérissons pas dans un champ de ruines après avoir traversé un champ de bataille. Elles ne furent pas si malheureuses malgré la crise, ces quatorze années de paix civile au sortir desquelles nous voyons bien que le paysage a changé, comme lorsque, après avoir traversé un long tunnel, nous nous retrouvons sur l'autre versant de la montagne et de l'autre côté de la frontière. Une économie modernisée, une démocratie apaisée, une communauté nationale traversée de moins de tensions, déchirée de moins de haines, plus ouvertes sur l'avenir et sur le monde, les deux septennats que nous aurait-il laissé que cet héritage, déjà ce ne serait pas rien. Mais on y ajoutera le bénéfice de quelques lois progressionistes, la mémoire de quelques mots, la force et la sonorité de quelques discours ; le sens de quelques gestes, la forme de quelques bâtiments, la trace laissée dans l'histoire.
L'homme qui s'en va n'a ni moins d'amis ni plus d'ennemis qu'en 1981, même s'il y a eu quelques transferts de l'un à l'autre camp. Dieu qu'il aura été haï, pour avoir porté presque seul le drapeau de l'opposition, puis celui du PS, pour avoir permis, dans un pays si majoritairement à droite, l'impossible, l'insupportable victoire de la gauche puis pour avoir dépassé, transcendé, oublié, déçu celle-ci, puis pour avoir duré. À un certain degré, l'hostilité vaut hommage. Mais même si l'on a contesté la politique, le bilan, la personnalité, des uns comme des autres, à tel ou tel moment, il aura forcé le respect par son intelligence, sa maîtrise, sa dignité, son courage.
L'homme qui s'en va a toujours recélé et revendiqué sa part d'ombre et de mystère. Il a lutté, il a menti, il a rusé, il a trompé, comme d'autres. Il s'est trompé aussi, moins souvent qu'à son tour. Il n'a pas attisé nos querelles, il n'a pas envenimé nos blessures. Il pratiquait la tolérance, il croyait à l'Europe, il aimait la liberté. Le temps passant, nous prendrons mieux sa mesure, avec la sérénité que permettent la distance, le recul, et que facilitent les comparaisons.
Cette vie si longuement et passionnément consacrée à la politique n'a jamais été dévorée par la politique. Elle est aussi un roman dont l'auteur est le personnage principal et n'a pas écrit le dernier chapitre. À l'homme qui abandonne le devant de la scène politique où il paraissait, il y a quatorze ans, une rose à la main, souhaitons de connaître longtemps encore la douceur d'une promenade en forêt, la lumière de midi filtrée par les feuillages, les aiguilles de pin qui crissent sous les pas, de goûter le plaisir d'un livre ancien découvert sur les quais du vieux Paris, de partager la chaleur d'un déjeuner entre amis sur la terrasse, d'une auberge au bord d'un lac, de voir le soleil rouge se coucher sur le Grand canal. L'homme qui s'en va, aime tant la vie.
Pierre Joxe
La France lui doit beaucoup
François Mitterrand a su rassembler. C'est ce talent, né d'un mélange étrange de goût pour les masses et d'attention aux individus, qui lui a donné un rôle hors pair.
François Mitterrand a su expliquer. Or, il y a deux catégories d'hommes politiques : les pédagogues et les démagogues. Il n'a jamais été démagogue. Je ne prendrai pour illustrer son génie pédagogique que des exemples tirés de la vie internationale : Cancun, le Knesset et la salle Saint-Georges où je l'ai vu parler des libertés de l'esprit, au Kremlin, devant Tchernenko…
François Mitterrand a su faire confiance. Il a confié à beaucoup de jeunes hommes et je jeunes femmes des responsabilités modestes ou considérables en leur sachant gré des succès tout en excusant généreusement les erreurs et même, parfois, les manquements.
Il est enfin possible, aujourd'hui, d'exprimer reconnaissance et admiration sans être suspect de flagornerie. La France lui doit beaucoup et le sait.
François Mitterrand. – "Mes chers compatriotes, demain matin, à 11 heures, je remettrai la haute charge que vous m'avez confiée au président de la République, M. Jacques Chirac. Je souhaite à ce dernier de conduire la France dans la paix et la justice. Je vous dis ma gratitude pour tout ce que je vous dois et je forme des vœux pour le bonheur de chacune et chacun d'entre vous."