Texte intégral
Aux grands hommes, la patrie reconnaissante
Monsieur le Président de la République,
Monge ?... Condorcet... Grégoire ? Pourquoi vos trois noms ce soir dessinés en lettres d'or ? Quand Victor Hugo entrait au Panthéon, c'était une évidence pour la foule des Parisiens.
Lorsque Jean Moulin est venu le rejoindre, quel Français ne l'a pas accompagné ?
Mais vous, Grégoire, Monge, Condorcet ? longtemps, trop longtemps, délaissés par l'histoire. Qui vous connaît vraiment ?
Et pourtant, à travers vous, cc sont des éveilleurs de l'avenir que nous accueillons aujourd'hui. Révolutionnaires en votre temps, vous l'étiez. Révolutionnaires en notre temps, vous le demeurez.
Alors salue et fraternité ! Bienvenue, chez vous, dans le temple de la République, dans le parlement fantôme des hommes libres, égaux, et fraternels.
Votre escorte à elle seule a valeur de symbole.
Pour l'abbé Grégoire : des femmes du Sénégal, de Gorée d'où l'on déporta jadis les esclaves par millions.
Pour Condorcet : des élèves du lycée qui pane son nom ; et pour Monge : des normaliens, des polytechniciens.
Ensemble, sciences et lettres, noirs, blancs, hommes et femmes, jeunes, adultes, croyants de coute foi, et libres penseurs de tout humanisme.
Ensemble, vous êtes allés exhumer ces morts. Ensemble, égaux et différents, vous évoquez mieux qu'un portrait...
Grégoire, Condorcet, Monge, un prêtre, un noble, un roturier, que l'Ancien régime et ses trois ordres séparait, opposait. La révolution a rassemblé les trois ordres et uni ces trois hommes. Ce soir, nous les réunissons pour que l'égalité, avec eux, encre au Panthéon.
Monge ? Un simple fils de marchand forain..., mais l'intelligence n'est pas un privilège de naissance et Monge a le génie des sciences. Il force l'entrée d'une école réservée aux jeunes nobles ; il apprend mal, il invente bien. Mauvais élève, prodigieux professeur, à 19 ans il enseigne.
Bourguignon bon vivant, mais rude et gauche en société, et Madame Roland ajoute, qui ne l'aimait guère : « une espèce d'ours ». Voilà l'étrange animal, voilà l'homme qui va conjuguer le premier science et république.
Grégoire ! La haute silhouette en soutane d'un simple curé de village, un village de Lorraine.
Singulier curé en ce temps-là. Songez : un ami des juifs, un ami des noirs. Le verbe haut, « homme de bien, homme de colère » dit Sainte-Beuve, « une tête de fer » dit Bonaparte. Lui-même Grégoire se comparait au granit. « On peut me briser, disait-il, mais on ne me plie pas ». Il va aux États généraux, fermement déterminé à unir religion et liberté.
Condorcet... Le fils unique d'une noblesse de 1 000 ans d'âge, un fils qui refuse la carrière des armes ; au grand dam de l'oncle évêque, il choisit la pure pensée mathématique. Il a du charme et il séduit. Plus que tout, il aime la raison et les savants. Il vie et vibre pour les autres. « volcan couvert de neige », dit de lui d'Alembert. Ce privilégié rêve d'égalité, et presque seul, ou seul dans tout un siècle, il veut l'égalité heureuse entre les hommes et les femmes.
Quand éclate la Révolution, Grégoire, Condorcet, Monge n'attendent rien d'autre d'elle que le droit du bien servir.
Ce sont, Monsieur le Président de la République, les trois hommes désignés par vous. La postérité choisie les morts qui parlent à son cœur et à son imagination.
Symbolique déjà fut le choix de nos prédécesseurs en 1889 : pour le premier Centenaire de la Révolution entèrent au Panthéon trois chers des guerres révolutionnaires et un député martyr des barricades contre Louis Napoléon Bonaparte.
La France d'alors était vaincue et la République était menacée par le Général Boulanger. Elle réclamait pour symboles des révolutionnaires armés.
Aujourd'hui, en paix avec ses voisons et avec elle-même, notre République s'est donné comme nouvelle frontière l'égalité des droits et du savoir.
D'où le choix de ces trois intellectuels en révolution par la pensée, le verbe, les actes jamais par le sang . Condorcet, Monge, Grégoire, trois hommes de l'avant, trois hommes de rupture.
Révolutionnaires dans leur siècle, ils le sont dès leurs premiers actes en 17 89. Les États généraux, Louis XVI les convoque, Louis XVI les divise. Le roi se croit le maître, mais bientôt tout vacille.
Grégoire, le petit curé-député entraîne ses confrères ecclésiastiques à s'unir au peuple, et soudain, une assemblée d'Ancien régime se proclame Assemblée nationale. Dans le tableau du Serment du jeu de paume de David, c'est Grégoire encore qui préside à la première embrassade du prêtre catholique et du pasteur protestant. Là où l'Ancien régime divisait pour mieux régner, Grégoire unie pour libérer : les chrétiens réconciliés mais aussi les juifs qui deviennent, grâce à lui, deux ans plus tard, citoyens français, enfin, après des siècles de persécutions. Voilà ce que peut un homme de cœur contre les préjugés.
Mais que peuvent les préjugés contre les hommes des Lumières ?! Ce sont eux qui devancent l'histoire et l'entraînent dans une dynamique où « un seul instant met un siècle de distance entre l'homme du jour et celui du lendemain ». Condorcet le dit et aussitôt il agit : le premier, en juillet 1791, dans une France encore attachée au roi, lui, noble de naissance, il ose poser publiquement la question sacrilège : « un roi est-il nécessaire à la conservation de la liberté ? ». Ce jour-là, disent Élisabeth et Robert Badinter, « il ne fut pas habile, il fut grand ». Là encore, il est en rupture avec sa caste, à contre-courant de l'opinion du moment.
Le même feu intérieur anime Grégoire quand, un an plus tard, l'évêque député de Blois donne le coup de grâce à l'Ancien régime. Après Varennes, après Valmy, malgré tous ceux qui veulent le faire taire, qui l'empêchent de monter à la tribune, Grégoire prend la parole avec une virulence que seule explique la violence de l'époque. Il met aux voix l'abolition de la royauté ; il dit : « il faut détruire ce talisman magique... » « l'histoire des rois est le martyrologue des peuples ». Grégoire est entendu, la royauté est abolie. Le roi était tout... et voilà qu'il n'est plus rien.
Véritables pionniers, Condorcet et Grégoire font donc basculer l'histoire. Mais hommes de principes et de morale, ce sont des rocs. Face au déchaînement des violences, ils savent là encore, être à contre-courant une autre manière d'être des révolutionnaires.
De toutes leurs forces, ils avaient voulu abolir la royauté. Ils mettront la même énergie à vouloir abolir la peine de mort. En accordant leurs actes à leurs convictions, et contre tous ceux qui croyaient devoir guillotiner le roi pour décapiter la monarchie, ils ne votèrent pas la mort, demandant avec Grégoire que Louis XVI « soit condamné à vivre pour être livré à ses remords ».
Monge, Grégoire, Condorcet, génies intrépides, armés de leur seule raison, renversent un monde fondé sur l'arbitraire. Mais, ils voient plus loin encore. Ils nous disent aussi que l'égalité des droits resterait illusoire sans une république du savoir.
C'est bien pourquoi le seul lieu où ils travaillèrent ensemble tous trois, ce fut au sein de la convention le comité d'instruction publique.
Cette révolution du savoir, elle commence par la langue française, « langue de liberté », dit Grégoire. Le sait-on ? 2/3 des Français de ce temps-là ne la parlent pas.
Grégoire lance encore projet encyclopédique au service du peuple le grand recensement de toutes les bibliothèques de France, et la sienne, il la met au service de ses paroissiens car « bibliothèques et musées sont, dit-il, les ateliers de l'esprit humain ». Il crée le Conservatoire national des art et métiers, grand chantier présidentiel d'aujourd'hui, outil de tous les avenirs. Homme du futur, il n'en est pas moins le premier défenseur de notre patrimoine.
À contre-courant encore une fois, il s'insurge contre ce qu'il désigne sous le nom de vandalisme : « Je créai le mot, dira-t-il, pour tuer la chose ». Être révolutionnaire, pour lui, ce n'était pas détruire le passé, mais le rendre au peuple.
Mais si l'œuvre éducative de Grégoire est généreuse, foisonnante, celle de Condorcet est fondamentale.
Imaginez le grand encyclopédiste dans l'assemblée houleuse, enfiévrée par la guerre qui menace. Entendez la voix qui s'élève au-dessus du tumulte pour libérer le savoir. Entendez la voix de Condorcet : l'instruction républicaine sera publique mais, dit-il, « sans porter atteinte aux droits des parents » ; laïque car, affirme-t-il, « la puissance publique n'a pas droit de lier l'enseignement de la morale à celui de la religion » ; mixte et Condorcet de s'indigner : « l'on ne peut fonder l'égalité en la refusant à la moitié de l'humanité » ; gratuite... sa formule est lapidaire : « la nation ne monnaie pas le savoir ». Enfin, elle sera permanente : « il faut, dit-il, que la porte du temple de la vérité soit ouverte à tous les âges ».
Voilà les paroles du visionnaire qui enflammeront un Jules Ferry et aujourd'hui sonnent si Juste et si fort.
Monge fait la démonstration directe par la pratique que le savoir, pour devenir action, doit passer par le peuple. Quand vient la guerre, la patrie n'a que des hommes. Elit n'a ni poudre, ni canon. Elle appelle le savant de génie.
Pour le peuple, il se fera ingénieur, il se fera ouvrier, il se fera pédagogue. L'abstraction devient action, il avait inventé la géométrie descriptive. Il fondra les premiers canons français. À son appel, la France entière descend dans ses caves pour y gratter le salpêtre dont Monge a découvert les secrets explosifs. Il galvanise les énergies, car il veut, proclame-t-il, « porter le pavillon tricolore jusqu'aux extrémités du globe pour épouvanter les oppresseurs et consoler les opprimés ». Ce Pavillon tricolore, il le suivra en Égypte avec le général Bonaparte, et plus loin encore, avec l'Empereur Napoléon. Mais, au-delà des batailles, il déploie une tout autre stratégie : celle, là encore, de l'éducation..., avec rudesse, quand il dit vouloir « flanquer toute la vieillerie par terre », avec finesse, rêvant « qu'on puisse faire quelque chose de plus beau ».
Polytechnique, son école sera le lieu de sa pédagogie nouvelle : « avec lui les abstractions prenaient un corps, il ne les faisait pas voire seulement avec la parole et le geste, il les faisait toucher, pour ainsi dire, aux auditeurs ». Enseigner la science, et plus encore la passion de la science, entrelacer les sciences et les techniques, aller sans cesse de l'abstraie au concret, et tenir ainsi les deux bouts de la chaîne du savoir.
Grégoire, Condorcet et Monge n'avaient pas peur des grands projets, des grands chantiers. Pour eux, les belles choses et la haute science étaient le plus court chemin pour atteindre le peuple. Et jamais ils n'ont accepté d'abaisser la culture sous prétexte de lui trouver un public. Ils ont eu la religion du savoir partager, ils ont voulu la république du savoir et celle de la beauté.
La vie et la lune avaient réuni Condorcet, Monge et Grégoire. Leur triste mort les rapproche encore. Imaginez : Condorcet, fidèle à ses idées, proscrit, condamné à mort par contumace, réfugié sous un toit glacé d'une rue si proche du Panthéon. À quelques semaines de la mort, il écrit un hymne au progrès de l'esprit humain. Un homme sans haine, qui croit plus que jamais en cette révolution qui le fait mourir.
Un père qui accompagne, au-delà de la mort, sa petite fille de cinq ans par la plus émouvante des lettres d'adieu et d'espoir : « il est plus doux, écrit-il à Élisa, de vivre pour autrui ». Pour Condorcet... la fosse commune.
Pour Monge... des funérailles clandestines. La monarchie restaurée abomine le Jacobin, le Bonapartiste. Elle méprise le savant, mais, dès le lendemain de l'enterrement furtif, un geste d'affection touchant ses chers polytechniciens, viennent se recueillir sur sa tombe.
Et quand meurt Grégoire, près d'un demi-siècle après la révolution, l'Archevêque de Paris interdit à quiconque d'administrer les derniers sacrements au vieil homme coupable de Révolution. Inflexible sévérité d'une Église qui n'a pas encore uni, comme l'avait fait Grégoire, Évangile et droits de l'Homme. Oublie-t-elle cet acte incroyable d'héroïsme de Grégoire, siégeant en soutane, en pleine terreur à la Convention ? Quelles erreurs, quel mal inexpiables avait-il donc commis, celui qui meurt en laissant pour épitaphe : « O Dieu, faites-moi miséricorde et pardonnez à mes ennemis » ? Ses ennemis, eux, ne lui pardonnent pas, mais il y eut un prêtre assez humain pour désobéir, mais il y eut une foule de 20 000 étudiants, ouvriers et enfants des écoles juives pour accompagner son corbillard dételé et tiré par le peuple, tandis qu'Haïti et Saint-Domingue prenaient le deuil.
Eux savaient déjà ce que la Liberté devait à de tels hommes.
Condorcet, Monge, Grégoire, vous accueillir au Panthéon c'est donc un acte de réparation que la République vous devait au nom de l'histoire, un acte de reconnaissance car, en vous, nous nous reconnaissons ! Vous avez donné l'élan d'un mouvement à longue portée, à longue visée. Vous étiez les ouvriers de la première heure, mais combien de chantiers ouverts par vous demeurent encore inachevés. Votre pensée, jeune, rayonnante, nous impose le devoir d'intrépidité et d'audace. Vous aviez si peu de temps ! Et vous avez tant fait ! Et l'histoire après vous semble si lente. 50 ans pour abolir l'esclavage. 100 ans avant l'école pour tous de Jules Ferry. 150 ans pour que le droit de voce soit enfin reconnu à la moitié du genre humain. 2 siècles, oui, 2 siècles pour abolir, en France, la barbarie de la peine de mort ou pour imposer l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes.
Long, âpre, laborieux et dangereux souvent, le chemin, de Grégoire et Condorcet jusqu'à Schœlcher, de Schœlcher à Jean Jaurès, de Jaurès à Jean Moulin, le chemin qu'une rose rouge simplement fleurit un jour de mai.
Combien de temps encore pour abolir le racisme dans les cœurs ? Nous rêvons encore du jour où chaque Français pourra dire avec Grégoire que « la noblesse » la couleur – « de la peau est reléguée par la raison dans les archives de la sottise » ! Le Président Mitterrand l'a déclaré avec force au 200e anniversaire du Serment du jeu de paume : « je vois dans le refus des exclusions le vrai chantier qui nous attend »
Oui, « il n'est pas de République sans espoir ». « La première règle de la politique, nous dit Condorcet, c'est la justice ! et la deuxième ? la justice ! et la troisième ? c'est la justice ! Grégoire, Condorcet, Monge. Ni de marbre, ni de bronze, - vous êtes des hommes -. Nous ne voulons pas vous embaumer, nous ne voulons pas vous statufier, car votre richesse est justement d'avoir été sensibles à la complexité d'un monde bouleversé. Toute révolution est un brasier de contradictions. C'est une forge étincelante où des amateurs jouent avec le feu. Marceau sans maître encre les mains de millions d'hommes providentiels qui cherchent l'harmonie dans le désordre.
Lorsqu'un ordre se décompose, quand les peuples soulevés agissent avec la fulgurance de la pensée et pensent au rythme de leurs espoirs, lorsque tout se précipite et se radicalise. 1789 renaît à Prague en 1989, à Berlin en 1989, à Moscou en 1989, à Budapest, à Sofia, à Santiago du Chili, à Pékin en 1989. Qui eût pu imaginer, lorsque s'ouvraient en janvier les fêtes du bicentenaire que 1989 verrait la révolution en marche sur les routes du globe ? Année sans pareille. Prenons le temps de nous émerveiller ! Quelle chance pour nous de vivre ce prodigieux moment ! Ce soir n'est pas le final du bicentenaire. Ce soir est un prélude : une manière d'ouverture à ce troisième siècle de nos libertés en devenir. Alors, avec Vaclav Havel, Andréï Sakharov, revient le temps des intellectuels en avant de l'action, revient le temps des hommes des Lumières. Dans la tourmente, ils ouvrent la voie, ils disent le cap, l'au-delà des tempêtes. Alors résonnent avec une force neuve les paroles de Grégoire : « Il n'y a de gouvernements conformes aux droits des peuples, les que ceux qui sont fondés sur l'égalité et la liberté. » Entendez ces paroles dont la prophétie pour notre bonheur s'accomplit sous nos yeux : « Un siècle nouveau va s'ouvrir : les palmes de la fraternité et de la paix en orneront le frontispice. Alors la liberté, planant sur tolite l'Europe, visitera ses domaines : et cette partie du globe ne contiendra plus ni forteresses, ni frontières, ni peuples étrangers. »