Texte intégral
RTL : jeudi 1 juin 1995
J.-M. Lefebvre : Le Nouvel ordre a-t-il jamais existé ?
J.-P. Chevènement : Auparavant, laissez-moi vous dire que je ressens une grande émotion, comme tous les Français, devant la mort de nos deux jeunes soldats. Je pense à tous ceux qui sont aujourd'hui exposés. Mais en effet, ces morts nous interpellent. On doit se poser la question de savoir si cet ordre mondial a jamais existé. Vous vous souvenez que c'était le président Bush qui à la fin de la guerre du Golfe avait annoncé l'avènement d'une ère mondiale, le règne du droit international. Qu'est-ce qu'on voit ? La prolongation de l'embargo sur l'Irak depuis 5 ans qui a fait des centaines de milliers de victimes ; en Somalie, l'opération Restore Hope a tourné court dès que les soldats américains ont été pris pour cibles ; au Kurdistan, une opération Provide Comfort n'empêche pas que le Kurdistan soit en proie à la guerre civile et à l'intervention étrangère ; en Yougoslavie, nous voyons bien que la mission de la FORPRONU n'a pas été bien définie.
J.-M. Lefebvre : Que peut et doit faire la France ?
J.-P. Chevènement : Il y a un préalable absolument évident : la libération sans conditions de nos otages. Quelles que soient les différences d'analyses qui peuvent être présentées sur le problème yougoslave, les dirigeants serbes bosniaques doivent savoir qu'il y a unanimité pour exiger la libération immédiate et inconditionnelle de nos soldats. Cela posé, il faut aller rapidement à une solution politique puisqu'il n'y en a pas d'autres. Aucun pays ne veut engager au sol des troupes en armes et en hommes suffisants. Ni les États-Unis ni l'Allemagne n'ont envoyé le moindre soldat. Le seul intérêt de la France, c'est la paix dans les Balkans. C'est la raison pour laquelle il faut redéfinir le rôle de la FORPRONU. C'est ce que dit M. Boutros-Ohali, mais je trouve quand même curieux de l'entendre dire qu'il faut privilégier une solution où on ne donne à la FORPRONU que des missions qu'elle peut remplir. N'était-ce pas le cas auparavant ? Visiblement non. Pas le maintien de la paix, puisqu'on ne peut maintenir la paix que si les protagonistes l'acceptent. On ne peut s'interposer que si les protagonistes acceptent au moins un cessez-le-feu. Ce n'est pas le cas. Donc, on ne peut pas s'interposer. On ne peut acheminer l'aide humanitaire que si naturellement les convois peuvent passer. Souvent, ce n'est pas le cas. Il faut dire les choses telles qu'elles sont : il faut que la solution soit diplomatique. Il faut que les Russes fassent pression sur les Serbes bosniaques, que les Américains fassent pression sur les Musulmans bosniaques pour faire accepter sur le terrain une solution qui implique, qu'on le veuille ou non, dans l'état actuel des choses une frontière. Voilà la réalité. Il ne faut pas hésiter à le dire. On ne peut pas tourner autour du pot sans aller au fond des choses. À partir du moment où il y aura un accord russo-américain, la FORPRONU servira à quelque chose. Sinon, si ce plan de paix n'est pas accepté dans un délai à fixer – disons début automne, même avant – il n'y a qu'une seule solution : le dégagement. On ne peut pas exposer inutilement la vie et l'honneur de nos soldats.
RMC : mercredi 28 juin 1995
J.-M. Lefebvre : Appréciez-vous le style Chirac, que l'on a vu à Halifax et à Cannes, volontariste, dont on dit que c'est un retour au style gaullien ?
J.-P. Chevènement : Ça ne me déplaît pas, je pense que les Français aiment bien que la France s'affirme sans excès mais quand même avec un peu de vivacité le cas échéant.
J.-M. Lefebvre : Et de panache ?
J.-P. Chevènement : Je n'irais pas jusque-là. Je dirais simplement que le ton direct et le désir affiché de simplicité de J. Chirac vont dans la bonne direction. Maintenant, la réalité répond-elle au dessein ? C'est une autre affaire.
J.-M. Lefebvre : Sur le fond, comment appréciez-vous le sommet européen de Cannes, notamment sur le problème de la monnaie unique ? Est-ce qu'on a remis cette monnaie unique aux calendes grecques ou, pour les déclarations des uns et des autres sur 1999, ce sera la bonne date ?
J.-P. Chevènement : On pourrait dire, d'une certaine manière, que le sommet de Cannes a marqué un léger recul par rapport à la résolution des ministres des Finances de reporter à 1999 de manière claire. Et je dirais objectivement, chacun sait que la monnaie unique en 1997 n'a pas de sens. Par conséquent, le désir de procéder à un nouvel examen en 1996 est un petit pas en arrière. Mais sur le fond des choses, je pense que le sommet de Cannes est, à bien des égards, la confirmation des engagements de Maastricht : la priorité à l'emploi disparaît, en tout cas, je ne la retrouve pas.
J.-M. Lefebvre : J. Chirac a une phrase : « Je m'engage à un strict respect des critères de convergence », a-t-il dit.
J.-P. Chevènement : Exactement. Alors ça veut dire quoi ! Cela veut dire la recommandation, que la Commission puis le Conseil vont adresser à la France, dans les prochains jours, tendant à réduire le déficit budgétaire, va mettre à mal de nombreux budgets, en particulier le budget de la Défense que je connais bien mais pas seulement celui-là. Par conséquent, cela va peser sur notre croissance. On voit que la reprise est faiblarde, que l'an prochain, l'activité économique progressera moins vite que cette année. Or qu'est-ce que cela veut dire l'union économique et monétaire ? Cela veut dire que l'on se refuse à faire baisser les taux d'intérêt qui, en France, sont exceptionnellement élevés : les taux d'intérêt réels sont de deux points supérieurs à ce qu'ils sont en Allemagne. On se refuse à agir sur le taux de change pour, le cas échéant, lutter contre les dévaluations compétitives. Je rappelle que, depuis quelques les années, la peseta espagnole, la livre britannique, la lire italienne, l'escudo portugais ont pris le large et mettent en difficulté de nombreux secteurs qui sont des industries de main-d'œuvre, sans parler des taurillons du Limousin qu'on ne peut plus exporter eu Italie. Donc toutes ces questions ne sont pas réglées, la proposition de J. Chirac de dire qu'il faut commencer à réfléchir dès maintenant aux rapports qui existeront entre les pays qui participeront à la monnaie unique, c'est-à-dire la France derrière l'Allemagne, et puis les autres, ceux qui se tiendront à côté, cette proposition a été écartée. Donc moi je suis plutôt inquiet et j'ai le sentiment que le sommet de Cannes est le sommet de la pensée unique.
J.-M. Lefebvre : Ne peut-on pas faire les deux ? Vous avez dit, tout à l'heure, que si l'on conservait comme but de respecter les critères de convergence, cela allait contre la politique de l'emploi. Mais J. Chirac et A. Juppé ont dit qu'ils pouvaient faire les deux en même temps.
J.-P. Chevènement : Oui, ils ont dit cela. Mais quand on lit le texte final du sommet de Cannes, on voit qu'en réalité il s'agit toujours de la dérégulation du marché du travail, que c'est une pétition de principe. On dit que la stabilité n'est pas contraire à l'emploi. En réalité, on se refuse à agir sur les leviers qui permettraient de réduire réellement le déficit budgétaire, c'est-à-dire les taux d'intérêt et les taux de change. Parce que, en définitive, le déficit budgétaire, chacun le sait, dépend du niveau de l'activité économique. Pourquoi est-ce qu'on a eu un très gros déficit à partir de 1993 ? C'est qu'au lieu d'avoir une progression du PIB, on a eu une récession, c'est-à-dire que la croissance a été négative : - 1,5 % du PIB en 1993. Si on ne veut pas agir sur les leviers de la croissance, on aura toujours un déficit budgétaire, pour le réduire, on fera des coupes budgétaires et ces coupes contribueront à accroître le chômage dans notre pays.
J.-M. Lefebvre : Sur le budget de la Défense, dont vous disiez que vous le connaissez bien puisque vous avez été ministre de la Défense, est-ce que les coupes budgétaires annoncées à un peu plus de huit milliards mettent en péril la défense de la France ou sont une modernisation de la Défense ?
J.-P. Chevènement : Je vais vous répondre franchement. Comme ancien ministre de la Défense, je pense qu'aujourd'hui le budget de la Défense est une équation insoluble parce que la France doit combiner plusieurs choses : elle veut maintenir une dissuasion et, aujourd'hui, ce n'est plus du tout évident car nous avions une triade et je ne vois plus qu'une seule composante, d'ailleurs appelée à se dégrader avec le report du missile M5 qui donnait du volume d'eau à la mer, à nos sous-marins et qui contribuait à ses crédibilités. Donc je suis très inquiet sur ce qui est le fondement de notre politique de défense indépendante, à savoir la dissuasion. Je crains qu'en ayant renoncé à sa liberté monétaire, la France ne renonce progressivement à sa liberté politique et à l'indépendance de sa défense qui en est la condition. Deuxièmement, la France a entrepris, au milieu des années 80, de renouveler tous ses matériels qui étaient devenus obsolètes : le char, l'avion, le porte-avions etc. Nous sommes aujourd'hui à mi-parcours de toute une série de programmes qui ont déjà été étalés dans des conditions déraisonnables. Maintenant, je ne sais pas comment le ministre de la Défense peut faire sauf alors à employer les grands moyens qui sont ceux qu'avait prônés le général Gallois dans son Livre noir de la défense ; c'est-à-dire maintenir les financements absolument indispensables à la dissuasion qui est le cœur de notre Défense et renoncer aux programmes dans lesquels nos partenaires européens ne seraient pas prêts à s'engager eux aussi.
J.-M. Lefebvre : Est-ce que, en ce moment, depuis le gouvernement Juppé, c'est du Balladur sans Balladur ou y-a-t-il un vrai changement depuis le 7 mai ?
J.-P. Chevènement : Il y a la volonté d'utiliser de manière plus résolue et avec une grande ampleur les moyens du budget et de la fiscalité. Mais en définitive, on prend d'un côté ce que l'on va restituer de l'autre plus exactement on va reprendre ce que l'on a donné. Je pense que le plan Juppé n'aura que l'efficacité de la reprise, il peut la démultiplier un peu, il n'est pas à la hauteur du défi. Je pense que la priorité à l'emploi affirmée par le président de la République dans sa campagne n'est pas réellement contenue dans le plan Juppé qui ne donnera pas les résultats qui sont à la hauteur de ce que les Français attendent.
RTL : mardi 4 juillet 1995
M. Cotta : Approuvez-vous l'évolution du PS ?
J.-P. Chevènement : L. Jospin a fait un beau score au premier tour, mais il ne faut pas oublier qu'il l'a fait parce qu'il n'avait pas de candidat de Radical et pas de candidat du Mouvement des citoyens contre lui. Ce qui lui a permis d'être présent au deuxième tour, ce qui était notre but, de façon à maintenir un rapport droite-gauche équilibré dans le pays. Maintenant pour l'avenir, je crois que L. Jospin serait bien inspiré de chercher à refonder toute la gauche et pas seulement le PS. En ce qui nous concerne, il est évident que le Mouvement des citoyens n'a pas l'intention de réintégrer ou d'intégrer le PS car plus de la moitié de ses adhérents, ne viennent pas du PS. Donc il fout répondre aux vrais problèmes, aux vrais défis qui sont, en gros, l'emploi et la France.
M. Cotta : Vous ne pouvez pas reprocher à, L. Jospin de vouloir rassembler le PS ?
J.-P. Chevènement : Loin de moi de lui reprocher de commencer par l'endroit où il est, le PS. À ce moment-là je ne suis pas concerné puisque le Mouvement des citoyens ne s'immisce pas dans les affaires intérieures du PS. Attendons de voir comment cela retombe. Mais quand on parle de rénovation, il ne s'agit pas de donner le pouvoir à ceux qui, en réalité, ne veulent rien changer à la politique que le PS a mené quand il était aux affaires.
M. Cotta : Vous avez dit que vous ne vouliez pas servir de porteur d'eau à la gauche caviar.
J.-P. Chevènement : J'ai dit ça au passage, mais ça veut dire très clairement que pour nous, le pouvoir pour le pouvoir n'est pas un horizon et si nous souhaitons que la gauche revienne au pouvoir c'est pour fermer la parenthèse libérale ouverte en 1983. L'expression est d'ailleurs de L. Jospin.
M. Cotta : Où est la gauche caviar maintenant ?
J.-P. Chevènement : « Disons que ce n'est pas L. JOSPIN, qui est un militant et qui s'est fait par lui-même. Mais il y a dans le PS, autour de lui des gens sur lesquels il lui arrive de s'appuyer… »
M. Cotta : Qui ça ?
J.-P. Chevènement : Permettez-moi de ne pas être désobligeant.
M. Cotta : Vous restez discret pour une fois.
J.-P. Chevènement : Mais vous comprenez bien ce que cela veut dire. Ce sont des gens pour qui le pouvoir est un horizon qui s'y plaisent, qui veulent y rester quand ils y sont et y revenir quand ils n'y sont plus. Ce n'est pas notre perspective.
M. Cotta : J.-C. Trichet a parlé d'une baisse probable des taux. Vous, vous aviez dit que le gouvernement n'avait pas les moyens d'agir sur la baisse des taux. Il semble que d'une certaine façon, vous ayez tort ?
J.-P. Chevènement : Attendons de voir comment l'effet l'annonce va se transformer en baisse réelle des taux d'intérêt. Je vous rappelle que le taux de prise en pension de la Banque de France est encore à 7,5 %. C'est énorme. C'est plus de deux points au-dessus de ce qu'il est en Allemagne fédérale.
M. Cotta : Tout de même c'est une intention affichée revendiquée par le gouverneur de la Banque de France.
J.-P. Chevènement : Mais quand on lit l'interview de J.-C. Trichet, on est quand même surpris de voir à quel point il est précautionneux, à quel point il compose avec intransigeance. C'est un exercice de souplesse que s'imposerait un parapluie : il faut qu'il ait l'air indépendant alors qu'on sait qu'il s'est fait remonter les bretelles, pour employer une expression vulgaire, par le Président Chirac.
M. Cotta : Pourtant, il reste dominateur. Peut-être que le Président Chirac le trouve trop dominateur ?
J.-P. Chevènement : Il a tout à fait raison. Mais qui a donné l'indépendance à la Banque de France ? Qui a permis l'élection de ce pouvoir qui est le vrai pouvoir ? Car on sent bien que le vrai patron c'est J.-C. Trichet. Cet article donné au Monde c'est une autojustification de la politique sous son influence car J.-C. Trichet a été directeur de cabinet d'E. Balladur, puis directeur du Trésor sous le gouvernement socialiste, aujourd'hui gouverneur irrévocable de la Banque de France, irresponsable devant le suffrage universel. Je crois que ça ne peut pas durer très longtemps comme ça, d'autant que J.-C. Trichet n'hésite pas à dire que s'il le faut, il reviendra sur les petites haïsses auxquelles la Banque de France a l'habitude de procéder. Toute son analyse méconnaît que le franc est surévalué, accroché à la monnaie la plus surévaluée du monde alors qu'il y a des dévaluations compétitives, que nos taux d'intérêt sont exclusivement élevés.
M. Cotta : Il faut baisser les taux d'intérêt d'un coup, vite ou peut-on continuer de le faire à petits pas ?
J.-P. Chevènement : Oui, c'est ce que dit J.-C. Trichet : il progressera très doucement sans céder aux impatiences des chômeurs, par exemple. J.-C. Trichet fait d'ailleurs une sorte de panégyrique rétrospective de la politique dite du franc fort qui est insupportable. J.-C. Trichet, dont le nom est presque un programme, confond la cause et la corrélation. Il explique que quand on a maîtrisé l'inflation, le chômage va moins progresser. En réalité, tout le monde sait bien que le chômage a explosé dans le monde entier en Europe en particulier de 74 à 86 et qu'ensuite il s'est stabilisé à un niveau de sous-emploi.
M. Cotta : Est-ce qu'A. Juppé peut, selon vous, gagner son pari ?
J.-P. Chevènement : Il est clair qu'il y a un discours : priorité à remploi. Puis, il y a une pratique : priorité à la réduction des déficits. M. Delalande réagit à juste raison. On a l'impression que c'est la pensée unique qui continue à dominer et à inspirer la fameuse seule politique économique possible. Si on ne veut pas rompre avec cette politique ce que je dis-là est vrai pour la gauche comme pour la droite – tout ira de mal en pis.
M. Cotta : Vous semblez faire la différence entre J. Chirac et A. Juppé ?
J.-P. Chevènement : Non, je dis qu'il y a une campagne électorale, il y a eu un discours de J. Chirac axé sur la fracture sociale, la nécessité de le résorber. D'autre part, il y a la politique d'A. Juppé qui est du Balladur sans Balladur à bien des égards. Si on ne veut pas prendre les moyens d'une politique monétaire plus volontariste, qui n'est pas la seule condition mais qui est une condition nécessaire, on ne pourra pas relever le défi de l'emploi.