Interview de MM. Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne et membre associé du bureau national du PS, et Felix Rohatyn, ambassadeur des Etats-Unis en France, dans "Le Nouvel Observateur" le 5 novembre 1998, sur les causes et conséquences de la crise financière internationale, la nécessité de réguler le fonctionnement des marchés financiers et la comparaison des modèles économiques et sociaux appliqués en France et aux Etats-Unis.

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Média : Le Nouvel Observateur

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Le Nouvel Observateur. - Wall Street de nouveau à la hausse, les Japonais prêts à renflouer leurs banques, le FMI recapitalisé, certains pays du Sud-Est asiatique qui renouent avec la croissance, le Brésil qui s'engage dans un programme de rigueur... Avec ces bonnes nouvelles, la crise financière vous parait-elle enrayée ?

Felix Rohatyn. - Il y a plusieurs lueurs mais le paysage reste encore assez dangereux. Sans doute avons-nous évité le pire. Mais on ne peut pas crier victoire. Cela serait même très dangereux. Voyons les choses en face : des centaines de milliards de dollars sont partis en fumée dans cette crise avec l'effondrement des monnaies, des Bourses et des systèmes bancaires. On en voit aujourd'hui les conséquences économiques et sociales : près de 40 % du PNB mondial est en récession ou en stagnation. C'est un peu comme si un cyclone s'était abattu sur l'économie de la planète. Il faut maintenant reconstruire. Cela ne sera possible que si l'on arrive à maintenir une croissance forte dans le monde développé, c'est à dire en Europe et aux Etats-Unis.

Jacques Delors. - Je suis d'accord. Rien n'est résolu. D'autant plus que demeurent des facteurs explosifs comme le rétrécissement du crédit ou l'effondrement du prix des matières premières. Tout reste à faire : d'abord colmater la crise financière. Deux : pousser les feux de la croissance. Surtout en Europe qui ne peut plus continuer à se contenter de cette croissance molle qui ne lui permet pas de s'adapter à la nouvelle donne de l'économie mondiale. Enfin trois : inventer pour ce monde global de nouvelles règles du jeux aussi efficaces que celles élaborées au lendemain de la guerre. Il faut des pompiers pour arrêter le feu, mais aussi des architectes pour rebâtir.

N. O. - Michel Camdessus, président du FMI, reconnaît lui-même que l'on est allé trop loin dans la voie du libéralisme...

J. Delors. - Le capitalisme fonctionne lorsque le marché est encadré par des règles. L'erreur est d'avoir cru que l'on pouvait l'implanter dans des pays qui ignoraient toute réglementation. Cette folie a été commise essentiellement par le secteur privé. Mais il faut être deux pour danser le tango : il y a eu ceux qui ont prêté, inventant sans cesse de nouveaux produits financiers dans l'espoir décupler leurs gains. Et ceux qui ont emprunté sans aucune transparence.

F. Rohatyn. - Le problème - et ce qui est nouveau dans cette crise - c'est que l'argent, le plus souvent, n'était pas emprunté à des institutions mais directement à des marchés échappant à toute règle prudentielle. Comme par exemple ces « hedge funds », tel LTCM, ce fonds d'investissement sauvé de la faillite en catastrophe, il y a quelques semaines, de peur qu'il n'entraîne dans sa chute toute la finance mondiale.

J. Delors. - Le mal est venu d'un manque de régulation. Mais aussi d'une maladie psychologique qui s'appelle l'euphorie. Toute sagesse avait disparu. Le problème désormais est donc de savoir comment on concilie la sécurité collective du système et le principe de la responsabilité individuelle. Aujourd'hui on est dans une pratique où au nom de la solidarité financière, on vient systématiquement au secours de ceux qui ont provoqué la crise. Comment sanctionner les fauteurs de trouble sans risquer l'effondrement de tout le système ? L'affaire est complexe. Je propose donc - comme architecte - la création d'un conseil de sécurité économique qui regrouperait les pays membres du G7 mais aussi des représentants de toutes les parties du monde. Ce conseil, en étroite collaboration avec le FMI et la Banque mondiale sera chargé d'élaborer les réformes nécessaires. Il faut plus de réglementation. Mais aussi plus d'information. Le FMI, en particulier, doit publier ses diagnostics pour tous les pays sans exception.

F. Rohatyn. - Le principe est simple : plus un crédit est risqué, plus il doit coûter cher à celui qui emprunte mais aussi à celui qui prête.

N. O. - Selon vous, y-a-t-il unanimité entre l'Europe et les Etats-Unis pour imposer ces réformes ? Ou y-a-t-il des intérêts contradictoires ?

J. Delors. - La génération qui a fait Bretton Woods avait été traumatisée par deux évènements : la dépression des années 30 et la guerre. C'étaient des hommes de mémoire et d'expérience. Dans leur sagesse, ils ont bâti un système qui permette d'éviter ces cataclysmes. Il faut retrouver la même inspiration.

F. Rohatyn. - Il est vrai qu'aujourd'hui on parle de déflation. Mais pour nous, c'est un terme abstrait : personne ne l'a vraiment connue. Et pourtant, elle nous menace de nouveau. Il y a maintenant dans le monde une peur gigantesque du risque qui freine la croissance. Ce n'est pas seulement un problème conjoncturel lié à la crise. C'est un problème structurel lié au vieillissement dans les pays riches qui ont moins besoin de croissance que les pays émergents.

N. O. - Votre obsession à tous les deux est de trouver les moyens qui nous ramènent sur le chemin d'une croissance forte.

F. Robatyn. - Sur ce point ce qui s'est passé en Amérique est très instructif. Pourquoi avons-nous connu une aussi forte croissance aussi longtemps ? Parce que les autorités politiques et monétaires ont su créer un environnement favorable aux investissements en particulier dans les nouvelles technologies. Dès qu'il est arrivé à la Maison-Blanche, Clinton s'est efforcé de réduire le déficit budgétaire, en étant très strict sur les dépenses. Parallèlement la Federal Reserve a baissé les taux d'intérêt. Dans le même temps, les entreprises américaines se lançaient dans une restructuration énergique pour améliorer leur compétitivité. Sur le coup, il y a eu des centaines de milliers de licenciements. Mais aujourd'hui nous en récoltons les fruits. Juste un exemple : à Detroit, la ville de l'automobile, le chômage est tombé à moins de 4 % contre 14 %, il y a sept ans. Dans le secteur de la défense, deux millions de personnes ont perdu leur emploi mais presque toutes se sont reconverties dans les industries de pointe. L'Amérique a encore de graves insuffisances dans le domaine de l'éducation. De l'urbanisme mais la croissance nous a permis de remettre au travail des gens qui n'avaient plus aucun espoir. J'ajouterai un dernier point qui me parait très important : le capitalisme aujourd'hui, aux Etats-Unis, ne laisse pratiquement personne sur le bord du chemin. Tout le monde en profite à travers son emploi, mais surtout à travers son épargne. Il existe un véritable capitalisme populaire qui a changé les mentalités.

J. Delors. - Les modèles américains et européens ne sont pas comparables. Mais je tire deux leçons de ce qui vient d'être dit. Pour se renforcer, la croissance a besoin d'un bon dosage entre politique monétaire et politique budgétaire. Tel n'a pas été le cas en Europe au début des années 90. Mais pour cela, les hommes politiques n'ont pas besoin, comme ils l'ont fait il y a quelques jours, de brandir un sabre de bois contre la Banque centrale européenne. Ils doivent simplement mieux se coordonner et agir au niveau européen. Deuxième leçon : il ne faut pas avoir peur des progrès de productivité liés aux nouvelles technologies si par ailleurs on crée des emplois dans des services qui, eux, ont une faible productivité. Il est clair que sans croissance, l'Europe n'arrivera pas à faire des réformes structurelles. Mais sans croissance, et donc sans une suffisante crédibilité, elle ne réussira pas non plus a obtenir des Etats-Unis, les nouvelles régulations internationales dont le monde a besoin.

N. O. - Mais justement. L'Europe et les Etats-Unis présentent-ils un front commun face à la crise ?

J. Delors. - L'Europe n'a aucun complexe à avoir. Il lui manque encore la volonté politique. Mais elle peut s'appuyer sur un marché unique, des entreprises ultra-performantes, une situation financière relativement saine, un modèle social qui, dans de nombreux pays, s'est heureusement adapté - il ne faut pas voir ce modèle seulement à travers la France ou l'Allemagne qui sont toutes les deux à la traîne du changement. Enfin et surtout, l'Europe va avoir une monnaie unique. Le jour où l'euro représentera 30 % à 40 % de la facturation du commerce mondial, nous pourrons obtenir un système monétaire et financier mondial plus stable.

F. Rohatyn. - Contrairement à ce qu'on dit souvent, nous souhaitons absolument la réussite de l'euro. Parce que nous avons tout intérêt à une Europe forte et stable, principal élément de stabilité dans un monde déchiré politiquement et financièrement. Dans les quinze années qui viennent, je suis sûr que l'Europe et les Etats-Unis vont connaître une évolution qui les rapprochera profondément. Parce que les Etats-Unis ne sont pas le pays du libéralisme à tout crin que l'on décrit parfois. Nous avons, par exemple, beaucoup plus de protection sociale que vous ne le pensez. Parce que l'Europe, de son côté, est en pleine mutation. Vous êtes vous aussi sur la voie de ce capitalisme populaire.

J. Delors. - Je le répète, le modèle social européen est en voie d'adaptation, dans le respect de ses valeurs de solidarité et de responsabilité.