Interviews de M. Michel Rocard, membre du bureau national du PS, dans "Le Parisien" le 30 novembre 1998 et dans "Les Echos" le 1er décembre, sur le bilan du RMI après 10 ans d'existence.

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Circonstance : 10ème anniversaire du vote du 1er décembre 1988 de la loi instituant le revenu minimum d'insertion (RMI)

Média : Energies News - Les Echos - Le Parisien - Les Echos

Texte intégral

LE PARISIEN - 30 novembre 1998

LE PARISIEN
Dix ans après la création, du revenu minimum d’insertion, quel bilan en tirez-vous ?

Michel Rocard
- « C’est plutôt un succès ! La difficulté vient de ce que le RMI était fait pour servir temporairement de filet social aux gens sans ressources. En 1988, nous avions l’espoir d’arriver à ralentir le chômage. Nous n’y sommes pas arrivés, c’est ce qui a conduit le RMI à devenir, par accident, le dernier recours pour les victimes du chômage. »

LE PARISIEN
Si c’était à refaire, changeriez-vous la loi ?

Michel Rocard
- « Avec le niveau actuel de chômage, on peut se demander s’il est sage de couper le RMI à toute personne qui trouve un petit emploi. C’est dissuasif. Il vaut mieux inciter les érémistes à accepter des petits boulets, en autorisant un cumul RMI-salaire. »

LE PARISIEN
De l’avis de tous, l’effort d’insertion est loin d’être satisfaisant. A qui la faute ?

Michel Rocard
- « Notre pays a fait longtemps de l’assistance bureaucratique aux pauvres. Derrière son guichet, le fonctionnaire se contentait de donner de l’argent. Avec l’effort d’insertion voulu par la loi de décembre 1988, on a inventé un mécanisme radicalement nouveau. Pour la première fois, on chargeait des milliers de fonctionnaires ou d’agents des communes et des associations d’accompagner personnellement et concrètement les personnes en difficulté, une démarche très nouvelle. Quand j’ai proposé cette loi au Parlement, je savais que cela prendrait beaucoup de temps. J’ai même dû parler de dix ou quinze ans. Il y a encore de gros progrès à faire, notamment en termes d’insertion professionnelle, où l’on est loin du compte. »

LE PARISIEN
Les départements (chargés de gérer le RMI) ont-ils joué le jeu ?

Michel Rocard
- « Pour les deux tiers, ils étaient gouvernés par des hommes de droite. Quelques-uns ont été des héros du RMI, mais cela n’a pas été le cas pour beaucoup. C’est encore la règle aujourd’hui. On est à droite parce qu’on croit que s’il y a des pauvres c’est qu’ils n’ont pas été efficaces dans leur recherche de travail, et cette croyance ne s’accommode pas de l’idée que l’on fasse payer des impôts pour financer le RMI. »

LE PARISIEN
Certains détracteurs disent que le RMI est un piège dont on sort difficilement…

Michel Rocard
- « Plus de 3 millions de Français sont passés au RMI, et plus de 2,3 millions en sont sortis. Je considère que ce chiffre est déjà un succès, même si c’est encore insuffisant. »

LE PARISIEN
Et les fraudes ?

Michel Rocard
- « Elles sont marginales. Plusieurs rapports l’affirment. C’est d’ailleurs, en France, l’un des dispositifs les mieux contrôlés. A chaque fois que certains hommes politiques ont voulu prouver que la fraude était importante, ils n’ont jamais réussi. »

LE PARISIEN
A droite, mais aussi à fauche, certains souhaitent imposer une contrepartie au RMI. Qu’en pensez-vous ?

Michel Rocard
- « Il est vrai qu’aussi longtemps qu’on n’a pas réussi à réduire le chômage il faut quand même mieux inciter les gens à bricoler et à chercher des petits boulots. De là à l’imposer, je ne suis pas d’accord : on sort de la vocation du RMI, qui est d’accorder le droit à un revenu minimum à ceux qui n’ont pas de ressources. D’autre part, imposer des travaux d’intérêt général en contrepartie du RMI, comme le préconisent certains à gauche… même les prisonniers ont le choix de refuser. La société ne peut pas faire payer à ses pauvres son incapacité à organiser de la croissance. Il faut plutôt chercher à inciter les gens à trouver des travaux complémentaires, quitte à ce qu’on maintienne une partie de l’allocation. »

LES ECHOS - 1er décembre 1998

LES ECHOS
Le 1er décembre 1988, le Gouvernement que vous dirigiez a créé le revenu minimum d’insertion. Dix ans après, quel jugement portez-vous sur cette « institution » ?

Michel Rocard
- « Premièrement, heureusement que le revenu minimum d’insertion existe. Il y a maintenant un peu plus de 1 million de RMIstes. Notre première évaluation, lorsque ce dispositif a été créé en 1988, était qu’il y en aurait 400 000. Environ un tiers de bénéficiaire en sortent chaque année. Cela veut dire qu’au moins 3 millions de nos concitoyens sont passés par la situation de « RMIstes » depuis sa création. Sur ce nombre, près de 1 million se sont réinsérés. C’est un succès.
Deuxièmement, les difficultés du RMI ne sont pas liées à sa loi fondatrice, aux procédures par lesquelles il est mis en œuvre, elles sont liées au fait que le chômage augmente trop. Le RMI est une allocation d’insertion destinée à aider un flux de gens chassés du marché du travail pour qu’ils y retournent. Depuis qu’il a été créé, le nombre de chômeurs a augmenté d’environ 1 million de personnes : le RMI devient gestionnaire d’un stock de chômeurs - si j’ose dire, le mot est affreux -, qui ne diminue pas. Or il n’est pas fait pour cela. Les procédures d’insertion piétinent, car pour insérer les gens sur le marché du travail, il faut qu’il y ait de l‘embauche. »

LES ECHOS
Le RMI a-t-il contenu la pauvreté ?

Michel Rocard
- « L’insertion est un concept complètement nouveau. Ce concept a pris les habitudes et les comportements de l’État comme de nos concitoyens tellement à contre-sens que mon pronostic, quand on l’a créé, était que l’on mettrait très longtemps à le faire admettre.
Les pauvres, on les cache. L’État, depuis l’Hôtel-Dieu, depuis Saint-Louis, a toujours eu l’idée d’« aider les pauvres ». De nos jours, il le fait de deux façons. Par la sécurité sociale obligatoire. Et par l’assistance. Dans les deux cas, c’est le même comportement. Un représentant de l’État, derrière un guichet, distribue de l’argent à quiconque vient de sa propre initiative faire la preuve qu’il y a droit, soit par manque de ressources, soit parce qu’il a payé sa cotisation. Avec l’insertion, tout change. On utilise l’argent public pour que des gens spécialement choisis accompagnent chaque détresse, aident les intéressés à remplir des formulaires de demande d’allocation, à choisir les stages possibles. Prêter un rasoir ou une cravate pour un entretien d’embauche inespéré mais qui doit réussir ; l’image est souvent donnée - mais après tout, elle est belle. On n’avait jamais fait ça. C’est très difficile à faire. »

LES ECHOS
La procédure nécessite-t-elle des améliorations ?

Michel Rocard
- « Il ne faut pas se donner trop d’exigences de cohérence ou d’uniformité. Les situations personnelles sont infiniment diverses, les emplois qui peuvent être utiles à la société sont infiniment divers. »

LES ECHOS
La loi a désigné le département comme relais local…

Michel Rocard
- « Claude Evin et moi-même pensions confier la gestion du RMI aux préfets. Ils auraient dû présider les comités départementaux d’insertion. A l’Assemblée nationale, le groupe socialiste, qui cultivait sa fierté rétrospective d’avoir voté la décentralisation a fait valoir qu’on ne pouvait pas à la fois décentraliser et gérer une politique innovante de façon centralisée. Nous avons accepté et confié le pilotage des comités départementaux d’insertion aux présidents des conseils généraux. Mais les deux tiers sont de droite. Indépendamment de quelques hérauts du RMI, la majorité des président qui sont à droite n’aiment pas beaucoup l’État. Ils croient que la panne de l’économie vient du fait qu’on entrave les forces du marché. Et qu’à la limite, en aidant les pauvres, on pervertit le rééquilibrage par le marché. Donc, qu’il ne faut pas, pour régler ce problème, mettre de l’argent de l’État. Or le RMI est créé par l’État. Ses ressources sont collectées par l’État. Mais pour l’appliquer, il faut la proximité la plus grande possible. Donc, ce relais local… »

LES ECHOS
Pensez-vous que le RMI nécessite des modifications ?

Michel Rocard
- « Je ne recherche pas des perfectionnements techniques du RMI, mais je me bats pour une réduction plus forte encore que celle qui est commencée de la durée du travail, sans augmenter les charges des entreprises, ce qui n’est pas facile. Si nous arrivions à retrouver un peu plus de croissance économique et un redéveloppement de l’emploi, le traitement de ces problèmes perdrait en gravité. Je crois sans espoir d’imaginer refonder une cohésion sociale vraie, combattre les inégalités, et totalement éradiquer la pire qui est la pauvreté, à taux d’emploi toujours décroissant dans notre société. »

LES ECHOS
Le RMI est-il le signe de l’incapacité de la société française à réintégrer les individus ?

Michel Rocard
- « Sûrement pas ; Le RMI est une réponse française à l’incapacité globale de la société capitaliste aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe qu’au Japon, à combattre efficacement l’émergence d’une pauvreté massive et dramatique, et donc à insérer les gens. Le problème se pose partout. Au contraire, avec le RMI, la France a plutôt développé une capacité un peu meilleure que les autres à faire de l’insertion. »