Texte intégral
Paris Match. – Monsieur le Ministre, partagez-vous le sentiment de vos médecins qui vous qualifient de miraculé ?
Jean-Pierre Chevènement. – Incontestablement, il y avait très peu de chances que je survive. On m'a sauvé de la mort. Certains de mes amis préciseront que si j'ai été le bénéficiaire d'un miracle, il est évidemment républicain !
P. M. – Compte tenu des progrès de la médecine, auriez-vous survécu à ce type d'accident il y a dix ans ?
J.-P. C. – Je l'ignore. L'élément déterminant de mon retour à la vie a été la compétence, la mobilisation et la qualité humaine de l'équipe de réanimation. Et j'ajoute, la présence et l'affection de ma famille. Je remercie aussi tous ceux qui ont formé pour moi une pensée ou une prière. Dans une épreuve de cette sorte, ce qui vous rattache à l'humanité n'est pas le moins important. Un arrêt cardiaque de 55 minutes, c'est quand même long ! Les électrochocs n'y parvenant pas, c'est manu militari que les médecins du service de santé des Armées ont remis mon coeur en marche. Ensuite, il a fallu me sortir du coma et veiller au rétablissement de toutes mes fonctions. Ma constitution, robuste, n'y aurait pas suffi. La science médicale des équipes dirigées par les Professeurs Brinquin et Daly a sans aucun doute été décisive.
P. M. – Étiez-vous particulièrement anxieux à l'idée de cette opération ?
J.-P. C. – Pas le moins du monde, c'était une formalité que j'espérais réduire à trois jours au plus. J'aurais été plus réticent à aller chez mon dentiste, un homme pourtant tout à fait remarquable et qui ne me fait jamais souffrir. (Rires). J'ai été à l'hôpital muni de ma seule brosse à dents et d'un rasoir jetable.
P. M. – Avez-vous connu dans votre famille des problèmes de santé de cette nature ?
J.-P. C. – Je connaissais l'existence de l'allergie comme tous ceux qui n'y ont jamais été confrontés directement, c'est-à-dire mal. C'est d'ailleurs un domaine mal connu. L'idée que je pouvais faire une allergie au curare m'aurait plutôt amusé : mon grand-père était garde-forestier dans les forêts de sapins du haut Doubs, où il n'y a pourtant pas d'indiens Jivaros !
P. M. – Pensez-vous que la procédure préopératoire n'a pas été respectée ?
J.-P. C. – Pour couper court à toute polémique, il y a 8 millions d'anesthésies par an en France. Deux millions sont complétées au curare. Certaines d'entre elles suscitent des réactions, généralement moins violentes que la mienne, mais tout aussi imprévisibles. Ce qui m'est arrivé ressemble, pour prendre une image malheureusement plus courante, à un accident de la route. Cela aurait pu arriver à n'importe qui. Je ne suis pas sujet au fantasme qui voudrait que, dans la vie, grâce à je ne sais quelle armure invisible, chacun ou chacune pourrait échapper à tous les aléas, aux risques. La vie est un passage, et il y a heureusement une égalité devant la mort ! (Rires.)
P. M. – À votre réveil, après ces trois semaines de coma, quelle est votre première sensation ?
J.-P. C. – Le contact de la main de ma femme, Nisa, de celles de mes deux fils, de mes soeurs et, immédiatement ensuite, le désir puissant de communiquer pour comprendre ce qui m'arrivait. On m'a fourni une ardoise sur laquelle j'écrivais sans pouvoir la voir car elle se situait très au-dessus de mon lit et donc de mon champ de vision : ce n'était pas simple ! Durant ce long processus de réveil, j'ai ressenti l'amour des miens, mais aussi la proximité humaine et l'engagement total de toute cette merveilleuse équipe de réanimation, pas seulement des médecins, mais de l'ensemble du personnel soignant. Il faut une riche humanité pour « rattraper » un homme confronté brutalement à un certain sentiment de déchéance, quand il a été formé tout entier à un idéal d'autonomie !
P. M. – Avez-vous alors réalisé la gravité de votre état ?
J.-P. C. – Le passage du coma à la conscience ne va pas de soi : vous devez d'abord reconstruire votre système de repères. « Mais qu'est-ce que je fais là, percé de tuyaux de tous côtés ? Neuf tubes et des écrans, des machines qui couinent chaque fois qu'un indice plonge ? Depuis quand suis-je ici ? Quel jour, quel mois sommes-nous ? Que s'est-il passé ? C'étaient mes seules questions ».
P. M. – Personnalité politique au caractère affirmé, avez-vous été un malade docile ?
J.-P. C. – Il faut demander aux médecins. J'avais le sentiment qu'on m'avait placé au fond des poumons des objets contondants, comme des micros, mais plus énormes que ceux qu'on vous tend à la sortie du Conseil des ministres ! Alors, je bâtissais dans ma tête tous les scénarios qui me permettraient de ma débarrasser de cette usine à gaz. Je ne comprenais pas ces tubes, passant au travers de mes cordes vocales, m'apportaient de l'oxygène. Pendant cinq jours, j'ai attendu d'être « extubé ». Les médecins ne voulaient pas courir le risque de l'échec. Sur mon ardoise d'écolier, je leur rappelais les principes d'Hippocrate : « Primum, non nocere » (D'abord ne pas nuire) et « Natura medicatrix » (La nature est le meilleur remède). C'est ce qui a fait dire à certains que je parlais latin ! Je n'avais pas compris que j'étais tombé au fond d'un gouffre, et que je n'existais plus que grâce à cet appareillage de haute technologie. Au commencement, je me vivais comme le voyageur ligoté au fond d'un bois par des brigands ! Ensuite, les médecins, puis ma femme, Nisa m'ont expliqué ; j'ai composé. Je n'avais d'ailleurs pas le choix.
P. M. – Le Premier ministre a rapporté qu'immédiatement après avoir été extubé vous avez chanté…
J.-P. C. – Je suis un homme prudent : j'ai mis quelques heures avant de pousser quelques vocalises. J'ai tenté les voyelles, a, e, i, o, u. Ensuite, seulement je me suis exercé à des chants plus virils. (Rires) ; « La campagnole » et d'autres pour vérifier mon répertoire ! Je ne pourrais certifier que j'ai changé « Veni Creator ». (Rires). J'ai vérifié très vite que je n'avais en rien perdu la mémoire : comme disent les médecins dans leur langage, que mon « stock mnésique » était intact. Lorsque mon directeur de cabinet, Charles Barbeau, m'a apporté, à ma demande, quelques dossiers, je m'en suis remémoré immédiatement les données comme si nous en avions parlé la veille.
P. M. – Durant votre séjour en chambre, comment avez-vous occupé vos journées ?
J.-P. C. – Lorsque mes proches n'étaient pas à mes côtés, avec quelques films – de Kurosawa notamment –, et des livres. J'ai redécouvert « Don Quichotte » que mon fils Raphaël m'avait apporté, relu « Guerre et paix », Julien Gracq et quelques passages des « Pensées » de Marc Aurèle, dont une phrase a arrêté mon regard : « Accomplis chacun de tes actes comme s'il devait être le dernier ». J'ai reçu un très beau livre sur l'hôpital du Val-de-Grâce, un des sommets de la beauté classique, miracle de la perfection, bref, un endroit merveilleux pour un séjour de courte durée ! Il n'y a pas de petit bénéfice : retrouver le temps et le plaisir de lire, prendre du recul par rapport à l'actualité, c'est un exercice auquel on devrait s'adonner sans avoir besoin d'être accidenté.
P. M. – Un ministre à l'hôpital, un accident avec de telles répercussions médiatiques, ne peut-on penser que vous avez reçu un traitement médical privilégié par rapport à un simple citoyen ?
J.-P. C. – Ce qui a été fait pour moi par le service de réanimation du Val-de-Grâce l'aurait été, je le crois, pour tout autre. Durant mon long réveil, j'ai entendu d'une pièce à l'autre les échanges qui se nouent entre les soignants et tel ou tel patient. On l'appelle, on lui parle, on va le chercher sur le fil tenu qui sépare la vie de la mort. Je n'étais pas le seul à avoir atteint l'autre rive. J'ai admiré l'abnégation et la détermination de tous ces hommes et femmes d'arracher littéralement le patient au gouffre, de donner cette énergie qui permet à l'être démuni et abandonné de se hisser à nouveau vers la vie. Comme d'autres, ils m'ont remonté. Centimètre par centimètre. D'une certaine manière, la découverte du service de réanimation m'a élargi l'esprit.
P. M. – Qu'avez-vous ressenti à la prise de connaissance de cet élan de sympathie autour de vous et de votre famille, tant des milieux politiques, toutes tendances confondues, que des Français ?
J.-P. C. – Vous avouerai-je que mon premier souci n'a pas été de lire les journaux ? Je n'ai qu'une vague conscience de ce qui s'est passé. Dominer intellectuellement trois semaines d'absence à la vie n'est pas simple. C'est ma femme, Nisa, qui a évoqué pour moi tous ces témoignages. J'ai cru, dans un premier temps, qu'elle me le disait pour m'encourager à lutter. Ma personnalité est plutôt marquée par un robuste scepticisme ; et puis j'ai dû me rendre à l'évidence : tant de lettres émouvantes, souvent venue de très loin, et même des déclarations d'hommes politiques qui ne sont pas tous du même bord que le mien, mais si visiblement empreintes d'estime et de sincérité. Ceux qui me connaissent savent que j'ai toujours cherché à servir avant tout l'intérêt de notre pays et des valeurs auxquelles il s'identifie. Très peu s'imaginent que j'ai poursuivi d'autres objectifs. En cherchant bien, on en trouverait quelques-uns, n'est-ce pas ? Mais enfin, ils ne sont pas la majorité. Tant de témoignages simples et touchants me sont d'un grand réconfort. Venus de France et de l'étranger, ils montrent une compréhension et attachement que je ne soupçonnais pas.
P. M. – Votre accident et les imprécisions des communiqués médicaux ont relancé la question de la nécessaire transparence médicale des hommes politiques vis-à-vis des citoyens.
J.-P. C. – Cette question ne m'a guère préoccupé, et pour cause, puisque je n'étais pas conscient ! Un homme politique, en charge de hautes responsabilités au niveau de l'État, doit être capable, quand l'intérêt public l'exige, de surmonter la souffrance et la maladie. Si celle-ci l'handicape gravement dans l'exercice de ses fonctions, il doit en tirer les conséquences. C'est une affaire de conscience, à laquelle aucune règle ne peut se substituer : il n'y a pas de République sans républicains.
P. M. – Cette épreuve exceptionnellement dramatique vous a-t-elle transformé, comme c'est souvent le cas, dans votre rapport aux autres ?
J.-P. C. – Vous savez, on ne change pas facilement son caractère : depuis l'âge de 22 ans et les circonstances particulière de la guerre d'Algérie, j'ai forgé ma philosophie. La vie humaine est bornée ; il faut utiliser le temps que l'on a devant soi à bon escient, choisir sa cause. Cela, je le savais avant : alors, changer de philosophie à cause de cela ? J'essaierai d'être encore moins soumis à la tyrannie de l'instant, ce qui est souvent le lot des responsables politiques. Mon problème aujourd'hui est de recouvrer à grand pas la force physique qui me manque encore. Après ces semaines d'enfermement, la reconquête de mon autonomie et la fraîcheur de l'air extérieur sont pour moi une première victoire dans cette guerre de libération personnelle.
P. M. – À vous écouter, on a le sentiment que vous reviendrez bientôt aux affaires publiques…
J.-P. C. – C'est une décision qui dépend du Premier ministre. En accord avec lui, cela se fera à mon rythme. Ce sont des paroles de bon sens, Lionel Jospin s'est montré exceptionnellement attentif avec moi et sensible à ce que vivait ma famille. Dès aujourd'hui, certains de mes amis auraient tendance à faire comme avant, en me submergeant de notes techniques ; ils ont un puissant allié : mon goût du travail, et le fait que j'en redemande. Mais Jean-Jack Queyranne exerce avec délicatesse les fonctions de ministre de l'Intérieur par intérim que le président de la République et le Premier ministre lui ont confiées. Aussi bien, ma récupération rapide ne peut occulter le besoin que j'ai d'une vraie convalescence. Le pouvoir pour le pouvoir n'a pas de sens et, pour ma part, je ne souhaite pas revenir aux affaires qu'au maximum de ma force… Mais je vois que vous avez réussi à m'entraîner sur le terrain politique, contrairement à notre convention de départ ! Alors, si vous voulez savoir la suite, je vous renvoie du texte de la Constitution : « Le président de la République nomme les ministres sur proposition du Premier ministre… »