Texte intégral
Europe 1 : mardi 28 mars 1995
C. Nay : Êtes-vous d'accord avec J. Gandois quand il dit que dans les entreprises où cela va mal, on pourrait négocier les salaires à la baisse, évidemment jusqu'à la limite du SMIC ?
L. Jospin : Non. Imaginez, pour des salaires moyens, qu'on puisse fixer le SMIC comme plancher me paraîtrait une folie. Qu'il faille tenir compte de la situation des entreprises, oui, naturellement. De là à envisager une baisse réelle des salaires, en contradiction avec toute l'évolution, certainement pas.
C. Nay : Mais la flexibilité ne peut-elle pas jouer le temps qu'une entreprise se redresse ?
L. Jospin : Seuls les syndicats librement autorisés à négocier, et non sous la pression de la nécessité des patrons qui voudraient, pour sauver leur entreprise, entrer dans ce genre de discussion, auraient à mon sens le droit ou la responsabilité de le faire. Mais le candidat à la présidence de la République que je suis ne fixe pas cette orientation : flexibilité à la hausse si ça va, flexibilité à la baisse si ça ne va pas. C'est trop brutal pour le règlement des questions sociales.
C. Nay : Certaines entreprises publiques connaissent des déficits vertigineux, comme la SNCF. Peut-on continuer à y augmenter les salaires ?
L. Jospin : Je ne pense pas que l'augmentation de la masse salariale, à la SNCF, ait été particulièrement forte au cours des dernières années. En revanche des efforts ont dû être faits dans cette entreprise, par ailleurs très performante, pour redresser sa rentabilité. Mais là aussi, les salariés sont des hommes et des femmes qui vivent avec des salaires faibles, qui sont confrontés à des difficultés considérables. Il faut l'intégrer si on ne veut pas que le climat social ne se détériore et que les conséquences économiques soient encore plus négatives.
S. Denis : Vous proposez une loi pour qu'il n'y ait plus de SDF dans deux ans. Est-ce de la doctrine, de la démagogie, ou n'est-ce pas tout simplement irréaliste ?
L. Jospin : C'est votre présentation qui est un peu…
S. Denis : C'est celle des journaux de ce matin.
L. Jospin : Je le regrette vraiment. Il y a eu hier un colloque France Inter-La Croix qui a interrogé trois candidats, J. Chirac, E. Balladur et moi-même sur les problèmes d'exclusion. Des associations ont demandé aux trois candidats, parmi leurs objectifs, qu'il y ait une loi programmée. Chacun des trois candidats a répondu qu'il était d'accord pour une loi d'orientation sur les problèmes d'exclusion. Voilà le point commun. Ensuite, des différences très profondes sont apparues dans nos projets. Moi, ce n'est pas par une loi que j'envisage de réduire le problème des SDF dans deux ans, c'est par une action concrète, massive, de construction de logements – notamment de logements d'urgence –, de remise en état d'un certain nombre de foyers d'accueil, d'interventions avec les associations et les collectivités. Cet effort considérable, ce programme de construction de logement social n'ont rien à voir avec la doctrine, n'ont rien à voir avec la loi. Ça a à voir avec l'action pratique et une volonté politique. Voir désormais des milliers et des dizaines de milliers d'hommes et de femmes, souvent maintenant des êtres très jeunes dormir dans la rue, dans les caves et les gares, si nous considérons que c'est insupportable, il faut au moins qu'il y ait un candidat à cette élection présidentielle qui pose un acte volontariste. Je m'en donne les moyens et ce ne sont pas ceux de la loi.
F.-O. Giesbert : Le logement est devenu un thème de campagne. Que pensez-vous de la prime d'accession à la propriété d'E. Balladur ? Que pensez-vous du prêt gratuit de J. Chirac pour favoriser l'apport personnel ?
L. Jospin : Chacun peut faire ses propositions. J'ai moins envie de commenter les positions de mes concurrents.
F.-O. Giesbert : Vous pensez peut-être que les vôtres sont meilleures.
L. Jospin : Il me le semble. Je centre mon effort sur le logement social. Je fais en sorte d'augmenter et de financer réellement les prêts d'accès à la propriété, les PAP, je fais un effort considérable – plus de 70 % – pour ce qu'on appelle les Palulo, c'est-à-dire les prêts à la réhabilitation du logement HLM, du logement social qui passerait de 120 000 à 200 000. Je fais un effort supplémentaire pour les PLA, les prêts au logement aidé qui permettent à des personnes modestes d'entrer dans le logement, que j'augmente de plus de 30 %. À l'intérieur de ce contingent des PLA qui serait de 120 000, j'en prévois 40 000 pour ce qu'on appelle les PLA-TS, très sociaux, qui concernent ces catégories particulières de familles menacées, de gens en marginalisation. Ça va dans le sens de la solution aux problèmes des SDF. Ça passe par des points concrets et non par loi.
A. Duhamel : Où prenez-vous l'argent ? Pour l'instant, il y a toute une série de dépenses importantes.
L. Jospin : Ça rentre dans une enveloppe financière dont j'ai donné les éléments comptables lorsque j'ai présenté mes propositions. Il y avait 35 milliards pour les quatre grands projets d'emploi dans le domaine du logement, dans le domaine des emplois de proximité, dans le domaine de l'environnement, dans le domaine de l'humanitaire. Cela est évalué à environ l'ensemble du plan logement, c'est-à-dire environ 7 milliards. Où est pris l'argent, je l'ai dit. Il y a deux dimensions essentielles : d'une part, une modification de la fiscalité sur le capital qui est très favorisé en France par rapport au travail, et qui n'a plus besoin, dans un certain nombre de domaines, des mêmes privilèges, à l'exception bien sûr de l'épargne populaire qui ne sera pas touchée. Il y a d'autres part une écotaxe. Voilà deux grandes ressources de financement, plus des économies budgétaires car il faut redresser notre déficit budgétaire.
C. Nay : Il y a plus de 2 millions de mal-logés. N'est-ce pas aussi dû au fait que, pendant quatorze ans, on a très peu construit ?
L. Jospin : D'abord, on a fait un effort important.
C. Nay : On ne peut pas dire cela. Avant 81, on construisait jusqu'à 100 000 logements par an. C'est passé à moins de 60 000 sur les quinze ans. Les prêts d'accession à la propriété qui étaient de 150 000 sous R. Barre étaient, en 93, au nombre de 30 000. Hier, L. Fabius a reconnu que le logement social était l'une des faillites des deux septennats.
L. Jospin : Les prêts d'accession à la propriété ont diminué sous le gouvernement Balladur par rapport à ce qu'ils étaient lorsque nous avons laissé les responsabilités en 1993. Pour autant, je vous donne un chiffre et je confirme ce que vous avez dit. Sur la période, il n'y a pas eu assez de logements sociaux de construits. Mais il faut aussi que vous ayez à l'esprit que, pendant toute cette période, notamment dans une ville comme Paris, c'est quand même la spéculation, c'est la priorité à la construction de bureaux, qui ne trouvent d'ailleurs plus preneur avec la crise de l'immobilier, qui a dominé les politiques, et notamment la politique urbaine de J. Chirac. Car si J. Chirac avait, à Paris, où sont concentrés les problèmes de SDF, mené, lui également, une politique en faveur du logement social au lieu de favoriser la spéculation sur les bureaux, nous n'aurions peut-être pas cette situation actuelle. Mais il est clair que, compte tenu de la situation dans laquelle nous sommes, il y a un nouvel effort à faire. En tout cas, j'ai indiqué comme l'une de mes priorités essentielles cette action en faveur du logement social.
S. Denis : Parlons de Schengen qui a été signé sous la houlette de F. Mitterrand. Est-ce quelque chose dont vous êtes fier, ou cela vous inquiète-t-il ?
L. Jospin : Je trouve que c'est une bonne chose que l'on accorde aux citoyens européens une nouvelle liberté qui est la liberté de circulation plus tranquille, sans encombre, à l'intérieur de l'espace européen ou plutôt, pour le moment, des sept pays qui sont signataires de l'accord de Schengen. Je pourrais être inquiet s'il n'y avait pas deux choses essentielles : une coopération policière renforcée, accrue, extrêmement efficace pour continuer à lutter contre le trafic de drogue, le grand banditisme, les transactions illégales. Et d'autre part, s'il n'y avait des décisions qui ont été prises par les États signataires sur la façon d'accueillir, ou éventuellement de refouler, des étrangers à la frontière de chaque État pour éviter notamment l'émigration clandestine. Si ces arrangements par les États n'avaient pas été pris, que cela soit fait avec la même efficacité que cela a été fait antérieurement aux frontières nationales. Donc, à priori, je n'ai pas de raisons d'être véritablement inquiet. Surtout que, pour le moment, n'entrent dans Schengen que les pays qui ont donné toutes leurs garanties sur leur capacité à faire cet examen très sérieux aux frontières.
F.-O. Giesbert : Un journaliste a encore été assassiné hier, à Alger. Avez-vous le sentiment qu'il y a une fatalité intégriste ? Que faut-il faire ? Résister, essayer de les écraser ou bien négocier comme le disent d'autres personnalités ?
L. Jospin : Je ne crois pas que les termes soient antagonistes. Le choix n'est pas soit les écraser, soit négocier. En tout état de cause, on doit résister à l'intégrisme. Le problème est de savoir quel moyen on choisit. Il y a naturellement, à la force violente et terroriste, la nécessité d'opposer également une force. Mais est-ce simplement le face-à-face de ces deux forces, les coups constamment portés par la puissance des militaires d'un côté et par la violence des terroristes de l'autre qui peuvent sortir l'Algérie du drame dans lequel elle s'enfonce ? Je ne le crois pas.
F.-O. Giesbert : Pensez-vous qu'on peut négocier avec des gens qui assassinent tout le temps ?
L. Jospin : C'est ce qui a été esquissé par un certain nombre de forces politiques algériennes dans une conférence, à Rome.
F.-O. Giesbert : Pas toutes.
L. Jospin : Pas toutes, mais la plupart, y compris le FLN d'ailleurs. C'est la direction qu'il faut rechercher. Si la France peut exercer une influence, de même que les pays européens c'est en disant résistez, fermement, mais essayez d'esquisser une issue politique avec ceux qui veulent bien discuter. Cette issue, elle repose sur certaines garanties qui sont celles de la démocratie.
C. Nay : Avez-vous réfléchi à qui vous prendriez comme Premier ministre ? Pouvez-vous au moins en faire son portrait-robot ?
L. Jospin : Si on commence à jouer au portrait-robot, on commence à dire quelque chose. Or je crois que quelqu'un qui est en campagne, dans une campagne difficile, ne doit. Pas du tout aborder ces questions. Je ne le ferai pas, même pas avant la fin du second tour.
TF1 : vendredi 31 mars 1995
C. Chazal : Vous saviez que J.-F. Hory allait se retirer ?
L. Jospin : On me l'avait laissé entendre ces dernières heures. J'avais respecté sa candidature, je trouvais cela normal. Il a pris sa décision, je pense que c'est un élément de rassemblement autour des idées et de l'espoir que je représente. C'est une bonne chose.
C. Chazal : Vous allez lui proposer quelque chose de concret pour la campagne ?
L. Jospin : Mais j'aurai sûrement envie de l'entendre et d'entendre l'avis de ses amis, de Radical pour qu'une partie de leurs idées puisse passer dans mon message
C. Chazal : Dans sa décision, il émet des doutes sur votre présence au second tour. Quel bilan aujourd'hui tirez-vous, à la fois des derniers sondages ? Est-ce que vous avez le sentiment que c'est plus dur et que faut-il faire pour convaincre les électeurs ?
L. Jospin : Vous savez, moi, j'agis, je mène campagne, je développe mes thèmes, je fais des propositions, je rencontre les gens. Je ne peux pas en plus me transformer en commentateur de ma propre campagne ou de celle des autres. De toute façon, quand M. Chirac baisse, M. Balladur monte et l'inverse, donc cela se passe entre eux. Tous ceux qui ont envie que je sois au deuxième tour pour que l'on ait l'occasion de présenter des projets différents, qu'il y ait un véritable débat, avec l'espoir de la victoire, peuvent le faire directement. Tous les gens, les hommes et femmes de progrès peuvent le faire. Mon problème est de leur parler des salaires, des retraites, de l'exclusion, de l'emploi
C. Chazal : Justement, sur ces thèmes, n'avez-vous pas le sentiment que ce que dit J. Chirac et notamment ce pacte républicain, auquel il faisait allusion tout à l'heure, grignote du terrain qui normalement devrait vous appartenir ?
L. Jospin : En passant et avec le sourire, je ne suis pas convaincu que faire crier « J. Chirac » aux enfants des écoles qui avaient 6-7 ans, est pour l'ancien ministre de l'Éducation que je suis tout à fait conforme à l'esprit de la République. Que M. Séguin y penser.
C. Chazal : Vous ne pensez pas qu'avec les idées de ce pacte républicain, développées aujourd'hui par J. Chirac – un discours social d'une certaine façon –, il empiète un peu sur votre territoire ?
L. Jospin : Quand il s'agit de faire des propositions concrètes pour l'emploi, je propose quatre grands chantiers pour l'emploi, mais aussi beaucoup pour les jeunes…
C. Chazal : Il est vrai que, dans votre électorat, la jeunesse n'est pas toujours très présente ?
L. Jospin : Si vous me laissez l'occasion de lui parler, peut-être sera-t-elle plus présente. Donc l'emploi, pour le logement, pour les emplois de proximité, pour l'environnement, dans l'humanitaire à l'extérieur et à l'intérieur, voilà quatre grands chantiers impulsés par l'État et qui peuvent créer plusieurs centaines de milliers d'emplois. Les 37 heures dans deux ans : une étude vient de paraître dans un journal très sérieux, La Tribune, par des experts indépendants. Ça représente 200 000 emplois par an de plus sur deux ans, 400 000 emplois de plus.
C. Chazal : Les 37 heures avec compensation salariale ?
L. Jospin : Non, non, les syndicats négocieront avec les chefs d'entreprise, par branche et par entreprise. Mais ce n'est pas ce que je propose, puisqu'au contraire, je propose que l'on donne une part plus grande aux salaires. C'est un troisième volet des propositions que je fais dans cette campagne. Donc allègement des charges sur les bas salaires, ça représente entre 140 000 et 230 000 emplois de plus. C'est-à-dire qu'avec trois grandes propositions que je fais, chiffrées, évaluées par des experts indépendants, on peut créer des centaines de milliers d'emplois de plus dans les deux ou trois ans qui viennent. Je suis le seul à faire des propositions de cette ampleur.
C. Chazal : Sauf sur l'allégement des charges ?
L. Jospin : Sauf sur l'allégement des charges, mais la comparaison a été faite, toujours par ces experts indépendants, des trois propositions qui sont faites et c'est celle que j'avance qui est la plus productive en emplois et la plus neutre par rapport aux entreprises. C'est-à-dire qu'on ne fait pas de transferts financiers massifs vers les entreprises mais on allège le coût du travail pour les qualifications les plus faibles qui posent problème pour trouver l'emploi. Ce sont des questions absolument essentielles. De même, les retraites : j'ai proposé, l'autre jour, à Nancy, dans une grande réunion publique et je veux le redire ce soir, pare que c'est très important, que le taux de la pension de réversion soit porté à 60 %, ce qui va concerner 1,9 million de personnes, essentiellement des femmes. Je propose que les hommes et les femmes, surtout des hommes, là en l'occurrence, qui ont cotisé pendant plus de 40 ans – parce qu'ils ont travaillé très tôt, il y en a dans notre pays, puissent partir à la retraite à taux plein avant 40 ans. Voilà une série de mesures qui à la fois sont bonnes pour l'emploi et répondent à des situations extrêmement préoccupantes en termes de revenus pour de nombreux Français dans ce pays. Cela me parait être des questions décisives et c'est autour de ces problèmes que je veux continuer à conduire ma campagne.
C. Chazal : La baisse du chômage, le mois dernier, vous considérez que c'est un acquis du gouvernement et est-ce suffisant ?
L. Jospin : Je me réjouis quand je vois que le nombre de chômeurs diminue, mais j'ai entendu J. Chirac dire, aujourd'hui, qu'en réalité il y avait 350 000 chômeurs de plus depuis deux ans ; j'ajouterai qu'il y a des ministres amis de J. Chirac dans ce gouvernement. Ce que je regrette beaucoup dans les résultats qui nous sont donnés, c'est la progression du chômage de longue durée : 37 % des chômeurs sont des chômeurs de plus d'un an, et les chômeurs de plus de deux ou trois ans voient leur nombre augmenter, ça c'est le plus grave, parce que plus le chômage dure, plus il créé des dommages et plus il rend ensuite l'individu en état difficile pour essayer de retrouver un emploi. Donc, il faut axer l'action contre le chômage de longue durée et c'est ce que je ferai, si je suis président de la République.
C. Chazal : Que pensez-vous d'un débat auparavant avec les deux principaux candidats ?
L. Jospin : J'ai dit que j'étais favorable à un débat avec E. Balladur et/ou J. Chirac. Naturellement, il faut que chacun débatte, ça c'est très important. Et, en ce qui concerne les salaires, pour que les salariés aient leur juste part de la croissance économique qui revient. J'ai été le premier à lancer ce thème, je me réjouis qu'on me rejoigne sous l'effet de la campagne électorale, mais j'y ajoute une proposition concrète, parce que je vois la multiplication de ces conflits qui traduisent un état d'insatisfaction, et qu'il est de la responsabilité d'un président de la République de donner un cap et puis de canaliser les choses de façon positive. Je proposerais au Premier ministre, que je nommerais, de réunir une conférence salariale nationale, qui pourrait se tenir avant l'été, et qui, tenant compte des discussions, donnera un cap et permettra de traduire concrètement par des augmentations de salaires maîtrisées, l'effort de justice sociale et d'efficacité qu'il faut traduire pour la vie dans le pays.
France 3 : vendredi 31 mars 1995
E. Lucet : Que vous inspire cette fameuse affaire de l'auto-stop ?
L. Jospin : J'ai cessé de faire de l'auto-stop, à peu près. J'en avais fait beaucoup, par contre, avant. De même que j'ai cessé de monter sur les tables à cette époque, alors que voulez-vous que cela m'inspire, si ce n'est un sourire.
E. Lucet : Le risque pour vous est d'être battu par E. Balladur pour le premier tour. Ne vous êtes-vous pas trompé d'ennemi en attaquant trop souvent J. Chirac ?
L. Jospin : D'abord, je n'ai pas d'ennemi dans cette campagne, j'ai des adversaires, des compétiteurs. Nous sommes en France et nous avons une compétition démocratique. Je crois que je serai au deuxième tour, parce que les Français souhaiteront qu'il y ait enfin une vraie confrontation d'idées et de débat entre un projet de progrès et une vision plus conservatrice de la société. C'est ce qui va, à mon sens, se produire, en tout cas c'est en ce sens que je mène campagne ; non pas sur des problèmes d'auto-stop mais sur des problèmes de fond, et c'est ce que je fais aujourd'hui en pays de Loire.
E. Lucet : Allez-vous accélérer votre campagne ?
L. Jospin : Mais, ma campagne est en pleine accélération. Si vous m'avez entendu ces derniers jours, si vous me suiviez sur le terrain, comme je l'ai fait ce matin sur les réalités de la diminution de la durée du travail, sur les problèmes de l'exclusion, de la lutte contre le chômage ! Je suis dans une politique de propositions, de dialogue concret avec les gens, je ne suis pas dans un face à face entre le tenant de l'État-Balladur et le tenant de l'État-RPR. C'est une campagne positive, à mon avis qui, dans les 15 jours, va faire sa percée.
E. Lucet : Où devez-vous prendre des voix ?
L. Jospin : Chez des millions d'hommes et de femmes dont les conditions de vie sont difficiles, qui ne trouvent pas de réponses à leurs préoccupations chez le candidat du RPR et chez le candidat de l'UDF. Je le vois très bien avec la politique qu'ils mènent sur les quartiers, la diminution des subventions aux associations qui travaillent sur les problèmes du logement social, sur les problèmes de l'insertion. C'est chez ces millions d'hommes et de femmes que les voix doivent être trouvées. Il faut qu'ils appuient une démarche de progrès pour un vrai débat au second tour, et puis ensuite on verra bien pour l'élection présidentielle elle-même, dans le second tour.
E. Lucet : Les 37 heures dans deux ans, n'est-ce pas un peu timide par rapport à ce que propose Chirac ?
L. Jospin : Écoutez, vous êtes quand même étonnant, J. Chirac ne propose aucune diminution de la durée du travail. Que vous disiez que mes propositions soient trop timides, oui, mais trop timides par rapport à J. Chirac sur ce point c'est un peu fort de café, quand même ! Je dis 37 heures en 97 parce que c'est une étape pour mobiliser, et une étape à fixer aux responsables des entreprises et aux représentants des salariés pour négocier. 37 heures, c'est une étape dans deux ans, c'est 4 800 000 emplois à créer et puis ensuite on ira plus loin. On va plus loin sans diminution de salaires et on se fixe une perspective. Je suis le seul à proposer une diminution de la durée du travail. Je suis le seul à proposer quatre grands programmes de création d'emplois impulsés par une action de l'État, relayés par les collectivités locales, les associations, les entreprises, dans le domaine du logement, de l'environnement, des emplois de proximité. Donc, en réalité derrière le verbe, celui qui fait des propositions audacieuses et concrètes, c'est réellement moi.
E. Lucet : Avez-vous l'impression que le président de la République va vous soutenir davantage ou faire quelques gestes supplémentaires par rapport à ce qu'il a pu faire depuis le début de la campagne ?
L. Jospin : Le président de la République doit apprécier lui-même ce qu'il a à faire. Dans le passé, on se souvient que le général de Gaulle ou V. Giscard d'Estaing s'étaient exprimés à certains moments. Le président de la République doit apprécier en conscience quelle idée il se fait de cette campagne et de ce qu'il doit dire. Naturellement du point de vue des convictions, il n'y a pas de doute, mais je crois que c'est au président de la République lui-même de se déterminer et certainement pas à moi de faire des appels quelconques. Je suis trop respectueux de la démocratie pour faire cela.
E. Lucet : Si vous n'étiez pas au second tour, est-ce que cela serait une défaite de L. Jospin ou du Parti socialiste plus globalement ?
L. Jospin : Vous avez beau essayer de développer cette idée, je serai au second tour ! E. Balladur, il y a quelques semaines – rappelez-vous – était présenté comme le triomphateur probable de cette élection présidentielle. Au moment où il est dans la plupart des sondages, il est derrière moi. Alors je crois que s'il y a un problème aujourd'hui, il est pour E. Balladur. Il y a d'ailleurs un problème pour J. Chirac aussi, puisqu'il tend à reculer maintenant. Il ne dit plus rien, il ne fait aucune proposition concrète. Moi, je continue ma campagne sur la base de propositions qui vont dans le sens de la justice sociale, de la préparation de l'avenir, de la prise de responsabilité des citoyens dans une démocratie plus mortelle. Je pense que tout cela dégagera un mouvement, une énergie qui, dans les dernières semaines, m'amèneront au second tour pour une vraie confrontation, un vrai débat d'idées, un vrai débat de projet, et puis ensuite les Français choisiront librement leur président de la République et l'orientation qu'ils veulent donner au pays. Je ne suis pas du tout dans la perspective que vous évoquez. La perspective la plus vraisemblable est que l'on ait un vrai choix à proposer aux Français contre l'un des deux candidats conservateurs après le 23 avril.
France Inter : mercredi 5 avril 1995
I. Levaï : Que pensez-vous de l'élimination d'A. Waechter ?
L. Jospin : C'est un motif d'hésitation : on souhaite que des forces politiques, des courants de pensée puissent s'exprimer, que des personnalités puissent défendre leurs chances. En même temps, nous sommes conscients que s'il n'y avait pas de limitation fixée – par exemple, celle d'avoir 500 signatures d'élus – on pourrait avoir 30, 40, 50 pourquoi pas 100 candidats à l'élection présidentielle qui défendraient – ce qui n'est pas le cas d'A. Waechter qui défend une certaine pensée écologique – des idées parfois étranges. Il faut bien que la démocratie, si l'élection doit rester ce qu'elle est, tamise un peu ce processus de candidature. Je le regrette. D'autres personnalités du mouvement écologiste seront présentes, ne souhaitaient pas forcément s'échanger des signatures.
I. Levaï : Il reste des écologistes chez vous – N. Mamère – et à côté – D. Voynet.
L. Jospin : Il y a des choix qui ont été faits par des personnalités comme N. Mamère, comme A. Buchmann. C'est vrai. De toute façon, le courant écologiste ne représente pas aujourd'hui, en termes d'élection présidentielle, une force considérable. C'est peut-être cette évolution, cette volatilité des votes qu'il faut noter : avec ses différents représentants, il rassemblait plus de 10 % des voix il y a quelques années.
I. Levaï : Votre point de vue sur La Tribune qui trouve votre programme équilibré, mais qui ne vous donne aucune chance d'accéder à l'Élysée, ni même de figurer au second tour ?
L. Jospin : Ce journal économique sérieux a raison de dire que mes propositions sur le terrain économique sont sérieuses, équilibrées, en même temps audacieuses. Le pronostic sur la victoire finale, il est trop tôt pour le formuler. Souvenez-vous, il y a quelques semaines, M. Balladur semblait assuré de gagner cette élection présidentielle. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce n'est pas le cas aujourd'hui. Il n'est pas assuré lui non plus d'être au deuxième tour de l'élection présidentielle. Les choses peuvent beaucoup bouger. En ce qui concerne la présence au second tour…
I. Levaï : Vous ne parlez pas de J. Chirac ?
L. Jospin : Pour le moment, non. L'évolution la plus forte s'est faite en ce qui concerne M. Balladur. Il était à 35 % dans les sondages. Il est en-dessous de 20. Quant à M. Chirac, vous avez raison de le réintroduire dans le jeu, il reste très en tête, mais il faiblit, il recule, parce que ça manifeste que les Français, même les Français plutôt conservateurs qui votent soit pour M. Balladur soit pour M. Chirac ne sont pas totalement satisfaits de l'un ou de l'autre. Ils ont du mal à se rassembler soit sur l'un, soit sur l'autre, ce qui est d'ailleurs une partie de mon problème : si l'un l'emportait nettement, les choses se régleraient. Au moment où nous parlons, la plupart des sondages me mettent en deuxième position, mais il n'est pas acquis encore que je serai au deuxième tour. C'est pourquoi il faut une mobilisation de tous les citoyens et citoyennes qui ont envie que les valeurs de progrès, les valeurs de gauche soient représentées et qu'il y ait un vrai débat qui se produise au second tour. On ne va quand même pas continuer à un débat focalisé sur ces deux candidats du RPR qui se traitent les uns les autres de « pitbull » pour reprendre la dernière image qu'ils ont trouvée par lieutenants interposés. C'est un peu dramatique, le spectacle qu'ils nous offrent !
A. Ardisson : Avez-vous vraiment envie d'être président de la République ?
L. Jospin : J'ai exercé des responsabilités importantes pendant le premier septennat, responsabilités à la tête d'une grande formation politique majoritaire à l'époque à l'Assemblée, associée aux décisions, même si elle n'était pas naturellement dans l'État. J'ai été pendant quatre ans le numéro deux du gouvernement. J'ai assumé à plusieurs reprises l'intérim du Premier ministre lorsqu'il était absent de France. J'ai conduit la politique de ce qui était la priorité principale de F. Mitterrand au début de son second septennat, à savoir l'éducation, l'enseignement supérieur, en faisant faire un grand progrès, en donnant un élan formidable, notamment à l'enseignement supérieur. Quand on entend qu'il y a un campus mort à Rouen, c'est parce que cet élan retombe, ce gouvernement actuel n'a pas donné suite aux réalisations, à l'élan que j'avais donné. Je pense donc avoir tout-à-fait la capacité de diriger l'État, de rassembler les Français autour d'un certain nombre de perspectives. Je le fais – reconnaissez-le – autour de propositions, de grandes orientations, non autour d'accusations que l'un ou l'autre candidat de droite porte contre l'adversaire, parlant soit d'État-Balladur, soit d'État-RPR. Je le fais d'une façon qui est digne de celle des Français. Cette capacité, je pense l'avoir.
A. Ardisson : Et l'envie, le désir ?
L. Jospin : Comment pouvez-vous entrer dans une campagne présidentielle, compte-tenu de ce qu'elle représente comme investissement intellectuel, d'énergie, de présence physique, de besoin de convaincre, d'écoute attentive aux gens sans rester passif, comme pouvez-vous faire cela sans désir? Il est bien évident que cela repose sur une volonté. C'est celle-là que j'exprime dans ma campagne, dans un contexte politique qui n'est peut-être pas le plus favorable à la gauche. C'est ça qui vous amène à relativiser.
P. Le Marc : L. Fabius souhaitait que vous donniez un nouveau souffle à la campagne. Il dit que 37 heures, ça ne changera pas la vie et qu'il faut aller à la semaine de quatre jours. N'avez-vu pas été trop prudent ?
L. Jospin : J'ai fait l'expérience du pouvoir : je ne suis pas favorable…
P. Le Marc : Fabius aussi !
L. Jospin : En l'occurrence, je parle de moi. Il s'agit de ma candidature à l'élection présidentielle ! J'ai fait l'expérience du pouvoir et j'ai noté que lorsqu'on se fixe des débuts trop rapides autour de l'idée de ce qu'on ne ferait pas dans les six mois, on ne le fera pas après, ça veut dire qu'on a une vision un peu trop syncopée du pouvoir. Au contraire, je crois qu'il faut démarrer plus lentement, mais être capable de tenir ensuite ce que l'on fait et se fixer de nouveaux objectifs. Soyons concrets et précis sur cette question des 37 heures : si je disais « 35 heures tout de suite », ce ne serait pas réaliste. Les entreprises et les représentants des salariés ne pourraient pas négocier immédiatement sur cette base. Si je disais « 35 heures dans la perspective du septennat ou du quinquennat », ce serait renvoyer à 5 ans. Personne ne se mobiliserait. Je fixe une étape intermédiaire : 37 heures pour 1997. Au-delà de ces 37 heures, nous irons plus loin. Des économistes indépendants ont déjà dit que 37 heures, c'était 400 000 emplois. Ce n'est pas rien. Je fixe donc un objectif mobilisateur suffisamment proche et raisonnable pour être réaliste et en même temps suffisamment fort pour qu'on puisse avoir envie d'aller au-delà. J'ai visité une entreprise où on va au-delà sur la base d'un accord entre les chefs d'entreprise et les représentants des salariés. C'est la bonne démarche.
I. Levaï : Ça vous plaît le résumé de La Tribune pour L. Jospin : « Un zeste de 81, deux doigts de 88 » pour caractériser un peu votre programme ? Par rapport aux deux septennats Mitterrand ?
L. Jospin : Et j'ajouterais « une main de 95 » quand même car il y a toute une série de propositions et de mesures qui relèvent de l'état de la France telle qu'elle est maintenant, de ses besoins, et d'une conception aussi de la démocratie et du pouvoir plus moderne qui se pose à mon sens maintenant.
I. Levaï : A. Ardisson doutait, tout à l'heure, de votre désir d'être président de la République, vous l'avez rassurée. Vous vous souvenez du slogan formidable de 81 de F. Mitterrand « La force tranquille » et depuis on y est revenu. Les gens qui font de la psychologie des individus et des foules disent que ce slogan était très bon car les Français rêvent d'un Président fort et calme, serein. Vous avez cette image et d'autres l'ont chez vos concurrents ?
L. Jospin : Je crois qu'on me crédite généralement d'une certaine solidité de jugement, de calme. Je ne suis pas une personnalité changeante dans mes conceptions politiques, dans mon approche des problèmes, je suis relativement méthodique. Donc, quand je vois par exemple ce qu'a été l'itinéraire politique d'un homme comme J. Chirac, ses changements politiques sur des questions de fond, sur son approche de l'économie elle-même, quand je vois, en outre, comment se traitent les deux candidats du RPR, qui se connaissent bien et donc que les Français ont intérêt à écouter car quand l'un parle de l'autre il sait ce qu'il dit et l'inverse est vrai. Lorsque Chirac dit que « Balladur ferait – a même déjà commencé à faire – un État-Balladur » c'est vrai. On ne le voit pas simplement dans les postes de la fonction publique, on le voit aussi dans les noyaux durs, dans les entreprises privatisées où ce sont des hommes à lui, des amis à lui qui ont été mis. Et quand M. Balladur nous parle de « l'État-RPR que constituerait J. Chirac » là il parle d'or. Donc je crois qu'il faut introduire, non seulement dans cette campagne, mais qu'il faut pour la présidence de la République, quelqu'un qui échappe à cette logique de clans.
I. Levaï : F. Mitterrand a beaucoup nommé sur 14 ans… Le pouvoir exécutif en France est un peu monarchique parce qu'il nomme beaucoup…
L. Jospin : D'abord un président de la République ne nomme pas seul, faut-il le rappeler. Les nominations importantes se font en Conseil des ministres. Elles se font sur une proposition conjointe du président de la République et du Premier ministre, même si c'est le président de la République qui nomme en Conseil des ministres, formellement. Et lorsqu'il s'agit de fonctions qui dépendent d'un ministre, c'est le ministre compétent qui fait ses propositions. Quand on nommait un recteur, c'était moi pratiquement tout le temps. Je faisais une proposition après m'être entouré d'un certain nombre d'avis et je la proposais au Premier ministre et au président de la République qui l'examinaient et ensuite la décision était prise en Conseil des ministres. Voilà comment se prend une décision de nomination.
I. Levaï : Et le recteur n'était pas forcément socialiste ?
L. Jospin : Mais certainement pas !
I. Levaï : N'y a-t-il pas eu beaucoup d'abus quand même ?
L. Jospin : Je me souviens très bien que quand j'ai eu à nommer le directeur des Enseignements du second degré en-dessous du recteur de l'Université de Paris, et compte tenu du poids de la ville de Paris, j'ai recherché un homme qui fût un homme de qualité, un bon professionnel de l'Éducation, et en même temps j'ai recherché quelqu'un dont je me suis dit qu'il pourrait travailler avec la ville de Paris et avec J. Chirac. Voilà un exemple très concret d'un choix que j'ai fait à un moment. J'ai toujours, dans le domaine de l'Éducation nationale, secteur que j'ai conduit pendant quatre ans, pris mes décisions sur cette base. Quant à F. Mitterrand, au-delà de tel ou tel choix dont on a pu dire qu'ils étaient édictés pour l'amitié, pour l'essentiel des nominations qui ont eu lieu et compte tenu de ce qui est aussi le recrutement habituel des très hauts cadres dans la Fonction publique ou dans les entreprises publiques, il faut bien dire que le plus souvent les nominations ont été faites en demande à des hommes ou à des femmes, dont on ne peut pas dire qu'ils avaient avec les socialistes particulièrement d'affinités politiques.
I. Levaï : Vous dites donc : « Il risque d'y avoir un État-RPR. Il y a un État-Balladur. Chirac a raison mais il n'y aura pas d'État-Jospin et pas d'État socialiste », c'est l'engagement que vous prenez ?
L. Jospin : Exactement. La façon dont j'ai agi quand j'étais ministre de l'Éducation nationale et je propose à tous ceux qui veulent le faire de passer ces nominations au crible. Que l'on voie comment j'ai traité les directeurs de l'administration centrale que j'ai hérités de M. Monory qui était là. Qu'on le regarde, très concrètement, qu'on voie le témoignage de certains d'entre eux. Je me suis toujours efforcé de choisir les meilleurs. Ce que j'ai dit sur l'exercice du pouvoir, sur de nouvelles pratiques du pouvoir, va tout à fait dans le sens de cette impartialité.
P. Le Marc : Vous êtes partisan d'une relance salariale. On a évoqué les déclarations de P. Suard. Êtes-vous partisan de stopper la dérive des hauts salaires comme le propose S. Royal ?
L. Jospin : Je ne suis pas exactement partisan d'une relance salariale. Je suis partisan d'un développement économique, nous avons la chance que la conjoncture économique mondiale soit meilleure. Je dis donc : consolidons cette croissance économique retrouvée par une politique raisonnable de progression des salaires. Je ne propose pas une relance salariale, même pas une relance économique car je ne veux pas là encore provoquer une flamme qu'on ne serait pas ensuite capables d'alimenter sérieusement. Je pense par contre qu'une augmentation maîtrisée des salaires consolidera la croissance en France et que les entreprises ayant pour l'essentiel restauré leurs marges de profits, leur efficacité, s'autofinançant au-delà de leurs besoins, à savoir n'ayant pas au fond besoin d'emprunter beaucoup sur les marchés financiers, elles ont surtout besoin de déboucher et cette consommation nouvelle les aiderait à se développer et à créer des emplois. On aurait à la fois une bonne économie et une possibilité d'avoir un peu plus de justice au plan social. Quant aux salaires, je dois dire personnellement que je serai favorable à une attitude qui consisterait à ce qu'on limite quand même ces rémunérations qui sont fortes.
P. Le Marc : De quelle façon ? Autoritaire ?
L. Jospin : Je me souviens qu'en 83 par exemple, quand on a pris le tournant de la rigueur j'avais suggéré qu'au moment où on disait « blocage des salaires, des prix, des revenus du capital » j'avais dit : « ça serait bien symboliquement de faire des diminutions de salaires d'un certain pourcentage des hauts-patrons dans les entreprises publiques ». Naturellement on ne peut pas décider à la place des conseils d'administration des entreprises publiques mais quand même l'État quand il a la tutelle peut donner une indication. Je pense donc qu'il serait juste que les responsables économiques qui souvent appellent les salariés à faire des efforts, qui dans les entreprises disent qu'ils sont obligés de licencier, je crois qu'ils devraient comprendre psychologiquement que s'ils veulent entraîner les autres à l'effort, il faut qu'eux-mêmes donnent l'impression que ces efforts ils les consentent. Si ce sont toujours les autres qu'on appelle à la discipline, on manque de crédibilité.
I. Levaï : Vous ne fixez pas de chiffres, pas de seuils, vous ne faites pas comme S. Royal qui a considéré que « 40 000 et 50 000 c'était trop ». Prudence de votre part ?
L. Jospin : Oui car je pense que S. Royal a sans doute voulu faire un geste, marquer un symbole dans l'expression et dans le débat public. C'est une bonne chose, la preuve ça vous fait réagir. Je crois pour autant qu'il ne revient pas à un président de la République, par hypothèse, de décréter quels seraient les salaires dans la Fonction publique ou plus exactement dans les grandes entreprises publiques. Mais la question ne devrait pas s'arrêter aux grandes entreprises publiques car en réalité les salaires sont élevés à la mesure des responsabilités assumées par ces hommes et ces femmes de responsabilités. Mais c'est souvent dans le secteur privé, quand on parle d'Alcatel par exemple, quand on a vu les salaires mensuels plus tout ce qui y revient, qui est la participation au capital, là on est devant des sommes colossales, dont je ne suis pas sûr qu'elles soient justifiées en tout cas qui provoquent scandale quand elles sont connues.
I. Levaï : Que pensez-vous de l'Institut monétaire européen, qui dans son rapport, préconise deux corrections : corriger les déficits et limiter les hausses de salaires dans tous les pays de la CEE ?
L. Jospin : En ce qui concerne les déficits, je crois que nous avons l'obligation de maîtriser les déficits publics, c'est une des exigences des accords de Maastricht pour réaliser l'Union monétaire, la monnaie unique. En France il faut le faire de façon progressive si on ne veut pas peser trop sur l'économie et provoquer une déflation. Il faudra limiter ce déficit budgétaire au déficit des comptes publics. Car il y a aussi tout le problème de la protection sociale. Il faut le faire de façon progressive pour ne pas donner un choc à l'économie.
I. Levaï : Quand on suggère et on invite les États à limiter le coût du travail et à l'abaisser en faisant pression sur les salaires, votre réaction ?
L. Jospin : Je crois que c'est à contre-courant de ce qui est nécessaire au plan économique. Je préconise une progression maîtrisée des salaires. Je ne crois pas qu'il faille que les salaires s'accroissent d'une façon telle qu'elle provoque un redémarrage de l'inflation, une course salaires-prix comme ça a existé dans le passé. Nous avons jugulé l'inflation et c'est nous qui l'avons fait quand nous étions aux responsabilités. Il faut garder cela car c'est très important pour la compétition économique mondiale, pour que les prix français soient compétitifs. Mais une progression maîtrisée des salaires, je crois que c'est une bonne chose. Et je suis le candidat qui propose une conférence salariale nationale, justement car au-delà de tous les conflits que l'on constate actuellement et qui provoquent des augmentations de salaires à la suite de conflits, il faut essayer de donner une perspective, maîtrisée et régulière permettant aux partenaires sociaux, au patronat, aux syndicats, de discuter sur une base plus globale et en l'appliquant branche par branche et entreprise par entreprise.
I. Levaï : Vous dites toujours, ce matin, ce n'est pas à l'État de fixer les salaires ? Pas même des postiers, des instituteurs, des infirmières, etc. ?
L. Jospin : Non, je parlais des salaires en général : l'État quand il est État-patron ne peut se soustraire à ses responsabilités à lui, qui sont d'indiquer quelle doit être l'augmentation des salaires dans la fonction publique. Et il a son mot à dire à travers sa tutelle en ce qui concerne les entreprises publiques même s'il y a une autonomie des entreprises publiques.
P. Le Marc : Pour en revenir aux salaires, souhaitez-vous que J. Gandois appelle à la sagesse les patrons pour qu'ils limitent les salaires trop importants ?
L. Jospin : Je pense qu'il pourrait le faire mais je n'ai pas à me substituer à J. Gandois. Par contre, je constate que le patron des patrons, comme on dit, le président du CNPF a suggéré aux chefs d'entreprise, en particulier dans les entreprises qui vont bien, que, justement, ils donnent des réponses positives à la question de l'augmentation des salaires. Donc, je crois que nous avons là un responsable du patronat qui comprend qu'on peut faire de la bonne économie en faisant progresser les salaires mais de façon relativement maîtrisée et régulière et non pas par à-coups.
A. Ardisson : Parlons des retraites. La Tribune, aujourd'hui, parle des projets d'E. Balladur et de J. Chirac qui courtisent les retraités ; je note que vous-même, dans vos propositions, proposez de revaloriser les pensions de réversion. Êtes-vous dans la course ?
L. Jospin : Mais j'ai surtout pris l'initiative dans ce domaine parce que je crois que c'est normal, parce qu'il y a 1 900 000 personnes qui sont concernées par cette question de la pension de réversion et de son taux. J'ai donc proposé que celui-ci passe progressivement, dans le quinquennat qui vient, à 60 % et cette mesure représente à peu près 2,4 milliards de francs. Je pense que c'est juste. Nous avons une situation très difficile, en particulier…
A. Ardisson : C'est compatible avec la maîtrise des comptes sociaux ?
L. Jospin : Je le crois, oui. Pour ce qui me concerne, en tout cas, je l'intègre dans les dépenses et les recettes que j'ai prévues à l'appui des propositions que je fais aux Français. Donc ça me paraît effectivement compatible. Et de toute façon, nous avons, en France, une situation d'un nombre très important de femmes et de femmes seules, qui peuvent être d'ailleurs âgées, donc pour qui se pose le problème de la retraite, mais qui sont aussi de plus en plus des femmes jeunes. Par exemple, l'augmentation du nombre de familles monoparentales, là ça ne relève pas effectivement du mécanisme des retraites, mais cette situation des femmes qui se trouvent seules dans la société française est une situation à laquelle il faut veiller.
I. Levaï : Que pensez-vous du maintien en prison d'A. Carignon et de la libération de J.-L. Dutaret ?
L. Jospin : Précisons que si je vais à Grenoble aujourd'hui, ce n'est pas pour ça. C'est pour parler, dans une des grandes universités grenobloises, de la recherche, de la politique de recherche de la France. Voilà encore un domaine dans lequel, avec le gouvernement de M. Balladur et de M. Chirac, il y a eu une révision à la baisse des ambitions, de même qu'ils n'ont pas été capables de poursuivre la politique que j'avais lancée dans l'enseignement supérieur. De même, ils ont remis en cause un certain nombre d'efforts en faveur de la recherche. C'est ce dossier très important pour notre avenir économique, la création du savoir dans notre pays que je développerai aujourd'hui. Comme vous le disiez tout à l'heure, je ne peux pas m'enfermer dans cette querelle personnelle d'ambitions entre les deux leaders de droite. Ma responsabilité, ma vocation dans cette campagne, c'est de proposer aux Français, des grands thèmes, des grandes orientations. J'essaie de me montrer à la hauteur de cette élection présidentielle.
I. Levaï : Carignon en prison, Dutaret libéré : qu'en penser ?
L. Jospin : Je n'ai rien à penser d'une telle décision de justice qui concerne M. Carignon, procédure qui se poursuit. Je n'ai aucun commentaire à faire. Si la question est de savoir si M. Carignon doit ou ne doit pas rester en prison, ma position est la suivante : à partir du moment où il n'y a pas d'opposition à la recherche de la vérité, il n'est pas forcément indispensable que les gens restent en prison. Je suis frappé de voir que M. Balladur a découvert les inconvénients de la préventive à partir du moment où certains de ses ministres se sont retrouvés en prison. Il y a des tas de personnes qui n'ont pas la réputation des personnalités que vous évoquez et qui connaissent avant même d'être jugées, parce qu'ils sont des prévenus, la prévention et la prison. Ayant sur ces choses un point de vue global qui concerne tous les Français dans leur droit, dans la nécessité aussi de prendre des sanctions ou de veiller à la recherche de la vérité, ne focalisons pas sur une personnalité aussi importante soit-elle.
I. Levaï : Quand L. Fabius dit que si Montesquieu revenait, il dénoncerait l'oligarchie médiatico-industrielle au pouvoir, c'est aussi une manière de juger les choses. Partagez-vous son sentiment ?
L. Jospin : En ce qui concerne les juges, dans le climat actuel de la France, il est très important que les juges puissent rendre leur justice sereinement. Je suis pour que l'indépendance des juges soit pleinement respectée. Pour autant, les juges doivent rendre compte – je ne suis pas pour un gouvernement des juges, pour un retour au corporatisme des juges – de la validité, de la sérénité de leur décision, pas au pouvoir politique mais à un pouvoir d'auto-contrôle judiciaire, au Conseil supérieur de la magistrature. Voilà ma vision. En ce qui concerne les médias, je suis votre invité : si je me mets à critiquer les médias, quelle maladresse ! À vous d'avoir le sens de vos responsabilités. À vous de développer vos codes de déontologie. Vous avez une influence très grande. J'ai envie de dire, comme on dit à tout pouvoir : soyez dignes du pouvoir que vous exercez. Soyez indépendants et auto-contrôlés. Auto-contrôlez-vous.
A. Ardisson : Avez-vous un regard critique sur la pratique de la justice sous les deux septennats écoulés ?
L. Jospin : Je suis tourné vers ce qui importe, l'avenir à préparer. J'ai fait une proposition très précise : j'ai proposé que les juges du Parquet, les juges d'instruction, soient totalement indépendants, pour juger des cas d'espèce, de la Chancellerie, c'est-à-dire du garde des Sceaux, qu'ils ne puissent pas recevoir d'instructions, d'injonctions, de conseils, qu'il y ait une coupure entre le pouvoir politique et le juge. Ma position est très claire.
P. Le Marc : R. Hue vous a pris au mot hier à Bourges en aspirant à ce qu'il y ait au plus vite des ministres communistes. Quel type de conversion souhaitez-vous de la part du PCF ?
I. Levaï : Et pourquoi avoir dit avant le premier tour votre mot sur les ministres communistes ? Mitterrand attendait toujours après le second tour ?
L. Jospin : Votre culture, c'est 1981. L'Histoire avance. Les élections ne se présentent pas dans les mêmes circonstances à chaque fois. En l'occurrence, j'ai répondu à une question. Je n'ai fait aucune proposition.
P. Le Marc : Mais il vous prend au mot !
L. Jospin : Il me prend au mot après avoir dit… Il bouge un peu, R. Hue ! Il a dit que d'abord, la question ne se posait pas, puis qu'elle se poserait. La question est simple : pour que cela puisse se poser, il faut qu'il y ait un candidat de la gauche au deuxième tour. C'est tout simple. Sinon, tout ça n'a pas de sens. Tout ça serait de la politique-fiction, pour parler comme La Tribune. Ce que je veux, c'est qu'il y ait des millions de Français qui disent « c'est avec Jospin qu'on a une chance d'avancer dans nos projets, d'améliorer l'efficacité de l'économie dans le pays, de faire progresser l'éducation, la recherche, de mener une grande politique européenne ». Autour de ça, il faut qu'un rassemblement se fasse. Il faut donc que je puisse au deuxième tour représenter les aspirations de tous ces hommes et de toutes ces femmes. Ensuite, on verra comment se poseront les problèmes. C'est le préalable.
I. Levaï : Pas de programme commun, donc.
L. Jospin : Personne n'évoque ça.
P. Le Marc : Faut-il que les communistes changent ?
L. Jospin : Le monde communiste a changé avant les communistes. Il s'est écroulé. Il faudrait quand même que les communistes et que les dirigeants communistes en tirent un certain nombre de leçons. Je veux bien que les socialistes aient à tirer les leçons de 14 ans de pouvoir – 10 en fait, parce qu'il y a 4 ans occupés par la droite. Dans une démocratie, ça n'a quand même pas été un traumatisme ! Tirer des leçons de l'expérience communiste, de la façon dont l'espoir de la révolution de 1917 a débouché sur un totalitarisme, ça ne me paraît quand même pas une mince affaire. R. Hue, je le trouve comme tout-le-monde sympathique, bonhomme, souriant. Mais il y a quand même cette immense histoire, cette défaillance terrible. Ce système s'est effondré d'un coup. Qu'est-ce qui le remplace ? Ce n'est pas encore la démocratie. Parfois, on se demande ce que c'est ! Est-ce la tentation autoritaire, la tentation nationaliste, le risque de la mafia ? Il y a tout un monde ex-communiste qui n'est pas stabilisé. Il serait quand même intéressant d'entendre les communistes s'exprimer là-dessus, et pas simplement sur les salaires, les socialistes. Il y a là une immense expérience historique qui s'est terminée en tragédie, qui s'est effondrée comme une maison sous nos yeux. Je voudrais savoir quelles leçons on en tire. Il y a de quoi balayer pour chacun devant sa porte !
I. Levaï : Vous vous situez devant Balladur et serez au second tour ?
L. Jospin : Dans les sondages, c'est une situation qui est variable. Ma présence au second tour n'est pas acquise, n'est pas assurée. Comme les vases communicants se font entre M. Balladur et M. Chirac… Mais cela n'a pas de rapport avec ceux qui votent pour moi. Il suffit donc qu'il y ait l'élan suffisant, la force suffisante pour qu'effectivement cette présence au second tour soit assurée, qu'on sorte de cette espèce de tête-à-tête entre deux personnalités que rien ne sépare, sauf l'ambition, qui ont la même pratique au pouvoir, qui ont le même programme et qu'on ouvre là, vraiment, un vrai débat devant le pays. Il reste 15 jours. 15 jours, ça suffit pour en poser les termes. Tout est possible. Mais il faut d'abord être au second tour. Au moment où je parle, ce n'est pas acquis. Il faut donc faire en sorte que ça le soit.
I. Levaï : PSG ou le Milan-AC ce soir ?
L. Jospin : Le PSG. Match nul ou victoire pour le PSG. J'escompte une victoire pour le PSG.