Débat entre MM. Dominique Strauss-Kahn, membre du conseil national du PS, et Alain Madelin, ministre des entreprises et du développement économique chargé des PME et du commerce et de l'artisanat et vice-président du PR, à France 2 le 30 avril 1995, sur la campagne et les propositions de MM. Jospin et Chirac, candidat à l'élection présidentielle, à la veille du 2e tour.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Election présidentielle de 1995, premier tour le 23 avril et deuxième tour le 7 mai

Média : France 2

Texte intégral

M. de Virieu : Bonjour.

Il n'y a qu'un seul dimanche entre les deux tours, ce qui nous impose de recevoir les porte-parole des deux candidats dans la même émission. La logique aurait voulu, bien sûr, que nous organisions un vrai débat entre eux. Nous avons essayé dans votre intérêt. Monsieur Chirac a souhaité qu'aucun débat n'ait lieu en face à face avant le grand débat télévisé d'après-demain soir entre lui-même et monsieur Jospin.

Vous allez donc entendre successivement, ce matin, Monsieur Dominique Strauss-Kahn, porte-parole de Monsieur Jospin, qui est avec nous et monsieur Alain Madelin, porte-parole de monsieur Chirac dire chacun leur vérité en réponse aux questions de Jean-Marie Colombani et d'Albert du Roy.

Un tirage au sort a été organisé il y a quelques minutes dans ce studio Pierre Desgraupes et c'est monsieur Madelin qui a gagné le tirage au sort. Il a choisi de passer en second. Il attend donc actuellement son tour en régie avant d'être mis au secret, dans sa loge, sans téléviseur, de façon à ne pas entendre les questions et à ne pas être tenté de répondre directement à monsieur Strauss-Kahn avec lequel nous allons commencer.

C'est parti pour 20 minutes chacun, 20 minutes et 30 secondes sur le programme des candidats. Que feront ils s'il est élu ? Dans quelle mesure tiendront-ils compte des idées débattues du premier tour ? Et quelle part de continuité et quelle part de changement dans leur programme ?

Nous commençons par Albert du Roy.

M. Strauss-Kahn : Permettez-moi, une seconde, avant qu'on commence de regretter qu'on ne puisse pas avoir un débat. S'il y a bien un moment de la vie politique où on voudrait avoir des débats face à face, où les arguments devraient pouvoir s'échanger, où on devrait pouvoir dire : "si vous avez raison où vous avez tort", c'est bien aujourd'hui. Je trouve vraiment curieux que monsieur Chirac et ses lieutenants refusent tout débat. Enfin, c'est comme ça !

M. du Roy : On pourra en tout cas comparer vos réponses.

L'un des enseignements du premier tour est le score important, 15 %, réalisé par Jean-Marie Le Pen. Est-ce que votre candidat, Lionel Jospin, doit tenir compte de l'importance de ce vote ? Et si oui, comment ?

M. Strauss-Kahn : Lionel Jospin est un homme de conviction. On ne peut pas dire cela de tous les candidats. Mais c'est un homme de conviction qui a des opinions affirmées depuis longtemps et, dans ces conditions, ce qu'il a à proposer aux Français pour le premier tour, il le garde pour le second. Il est hors de question qu'il change d'un iota son discours.

C'est un rapport entre un candidat et le peuple. Aujourd'hui, il n'y a plus que deux candidats en lice. Lionel Jospin essaiera dans les quinze jours qui restent, et nous derrière lui, de développer ce qu'il a développé pour le premier tour.

Le résultat du premier tour, le fait que monsieur Le Pen ait fait tel ou tel score n'a pas une influence directe sur les propositions qu'il fait aux Français et qui n'ont pas changé.

M. Colombani : Tout de même, Jean-Marie Le Pen a toujours axé ses campagnes et ses thématiques sur la sécurité, l'immigration, toutes sortes de problèmes qui sensibilisent et qui mobilisent une grande partie de Français. Sur ces questions-là, il semble que les lois Pasqua aient suscité une certaine adhésion dans le pays. Quelle est votre position ?

M. Strauss-Kahn : Sur les lois Pasqua, il y a des choses à reprendre, des choses qui sont inadmissibles, Lionel Jospin l'a dit. Il écrivait dans son programme, par exemple, à propos de la nationalité, qu'il entend revenir au droit du sol qui est la tradition républicaine. Peut-être entendra-t-on Jacques Chirac parler beaucoup d'immigration et de sécurité au cours des jours qui viennent, je n'en sais rien ? … Lionel Jospin a abordé cette question parmi d'autres dans son programme de premier tour, il ne va pas changer son discours sous prétexte qu'il voudrait d'une quelconque manière faire des clins d'œil qui sont hors de question au Front National.

Vous me demandez sa position. Elle est claire. Sur les lois Pasqua, il y a des choses sur lesquelles il faut revenir parce qu'elles sont contraires à l'esprit de la République. C'est vrai aussi pour le droit du sol. C'est vrai pour un ensemble de sujets qui touchent finalement à la tradition française en matière de la République. Mais pour autant cela ne veut pas dire que les Socialistes et Lionel Jospin en tête ne s'intéressent pas aux questions de sécurité.

Je suis l'élu d'une ville de banlieue, à Sarcelles, où tous les jours on rencontre ces questions. Je suis très conscient des difficultés qu'a la population face à des questions de sécurité. La solution ne passe pas par plus de CRS, plus de contrôles au faciès.

M. du Roy : Avez-vous un jugement sur l'adversaire de votre candidat en ce qui concerne son attitude à l'électorat du Front National et de Jean­ Marie Le Pen ? Le jugez-vous correct ou le jugez-vous ambigu par rapport à l'Extrême-Droite ?

M. Strauss-Kahn : Je ne veux pas faire de procès à Jacques Chirac sur ce point. Je trouve que Alain Juppé a été très ferme et très clair le soir des résultats. Que, tout naturellement, l'électorat du Front National trouve dans Jacques Chirac un meilleur représentant que dans Lionel Jospin. Ceci paraît clair et évident. Mais je ne crois pas qu'il y ait d'appel du pied très fort.

En revanche, on peut avoir un jugement sur Jacques Chirac sur d'autres aspects que son attitude face au Front National. On y reviendra peut-être tout à l'heure.

M. du Roy : On y reviendra peut-être.

M. Colombani : Un mot encore sur le Front National parce que cela met en jeu une partie des réformes institutionnelles qui sont dans les propositions de Lionel Jospin. C'est cette fameuse dose de Proportionnelle que Lionel Jospin voudrait instaurer et que Charles Pasqua, de son côté, avait conseillé à Jacques Chirac.

M. Strauss-Kahn : Vous vous rappelez que le même Charles Pasqua, en 86, était celui qui était revenu au scrutin majoritaire. Il n'avait pas de mots assez durs pour la Proportionnelle. Et puis, curieusement maintenant, il a le sentiment que la Proportionnelle ferait peut-être du bien à Jacques Chirac.

M. Colombani : Sauf que Jacques Chirac dit que la proposition faite par Lionel Jospin d'une dose de Proportionnelle, dans les conditions actuelles, dans le moment où nous sommes, n'est pas très convenable.

M. Strauss-Kahn : En matière de convenable, je crois que Jacques Chirac n'a pas de leçon à donner. Ce que Jacques Chirac critique est erroné.

Lionel Jospin a toujours été favorable à une dose de Proportionnelle, notamment parce que cela permet de mieux représenter les femmes, les minorités, les écologistes, etc. c'est plus juste. Mais il dit clairement que c'est une réforme qui est compliquée techniquement et politiquement. Il faut un consensus. Un peu le même que nous avons réussi à obtenir sur la loi municipale. Et ce consensus doit élaborer pas assembler. Si bien que, lorsque Lionel Jospin aura été élu, il dissoudra et la nouvelle Assemblée sera élue sur le mode de scrutin actuel. Il n'y a donc pas de référence à faire à la conjoncture.

Cette nouvelle Assemblée qui durera cinq ans aura élaboré en son temps, avec le calme et la sérénité nécessaire, un projet de loi pour introduire un peu de Proportionnelle.

M. du Roy : Il y a quelques instants vous disiez que Lionel Jospin n'avait pas à changer d'un iota son discours du premier tour. Alors, cela veut dire qu'il ne doit absolument pas prendre en considération, par exemple, les thèmes développés par certains de ses alliés naturels, ses soutiens du deuxième tour, Robert Hue, Dominique Voynet. Il ne doit pas en tenir compte ? Il doit faire comme si cela n'existait pas ?

M. Strauss-Kahn : Non, pas du tout. Les soutiens qui vont, au second tour, venir derrière Lionel Jospin, voient eux-mêmes si, dans les propositions de Lionel Jospin, il y a des choses qui leur conviennent et leur conviennent suffisamment. Et c'est visiblement le cas, notamment pour les Communistes, pour nombre d'Écologistes, etc.

M. du Roy : Les Communistes, le moins qu'on puisse dire, c'est que ce n'est pas avec un enthousiasme débordant.

M. Strauss-Kahn : Écoutez, moi, je trouve que c'est très bien entendre les Communistes dire : "Vous prenez le bulletin Lionel Jospin et vous le mettez dans l'urne pour faire battre Jacques Chirac", cela me convient parfaitement. Il n'y a ni dépendance dans un sens, ni dans un autre. Il y a simplement le fait que, visiblement, les Communistes préfèrent l'élection de Lionel Jospin, ce qui me réjouit.

Mais mettre en avant ce que nous avons développé au premier tour et qui, en effet, rassemble le plus largement au second tour, ça, c'est normal. Inventer de nouveaux thèmes simplement parce que, par un effet de girouette, on voudrait tout à coup capter tel ou tel électorat, ça, ce n'est pas sérieux.

M. du Roy : On sait, par exemple, que Robert Hue a fait une campagne sur des thèmes plus généreux, plus larges en matière d'augmentations de salaires. Il ne faut pas, pour rassembler l'électorat de Gauche, faire un plus sur cette voie ?

M. Strauss-Kahn : Vous prenez l'exemple des salaires qui est bien choisi. Lionel Jospin dit : "Pendant 10 ans, il a fallu reconstituer les profits dans ce pays parce que sinon les entreprises ne pouvaient plus investir", on l'a fait. Et, maintenant, il faut que les salariés qui ont été à l'effort pendant cette période récupèrent le produit de leur effort et donc que les salaires augmentent. Que les salaires augmentent aux dépens des profits car il n'y a vraiment aucun autre moyen de faire que les salaires augmentent véritablement.

J'entends de l'autre côté un discours qui est celui du concurrent de Lionel Jospin et qui est en fait une grande mystification puisque cela consiste à dire : "On va augmenter les salaires aux dépens des charges". On lui dit : "Attention, les charges, ça finance la Sécurité Sociale si vous faites cela, il n'y aura plus assez pour la Sécurité Sociale. Alors, vous allez vers les assurances privées, etc.". Il dit : "Non, non, je ferai des impôts pour compléter ce qui manquera à la Sécurité Sociale". Mais alors, dans ce cas-là, il n'y a plus d'augmentations de salaires. La grande mystification de cette présentation salariale de Jacques Chirac, c'est qu'en réalité rien ne change à l'arrivée et il n'y a pas d'augmentations de salaires.

Vous me dites : "Les communistes préfèreraient encore plus d'augmentations de salaires", certes, il y a des différences entre Lionel Jospin et Robert Hue. La proposition de Jospin est claire, en passant par le SMIC, – et je n'entends aucun autre candidat aujourd'hui dire qu'il augmentera le SMIC en juillet 95 –, les salaires augmenteront dans ce pays.

M. Colombani : Il y a un autre participant au premier tour qui est Arlette Laguiller, qui, elle, ne s'est pas désistée en faveur de Lionel Jospin…

M. Strauss-Kahn : … Pas encore.

M. Colombani : Et qui, elle, tient au discours très hostile aux deux candidats mais sur un raisonnement qui conduit à penser qu'il pourrait y avoir ce que l'on appelle généralement un troisième tour social, c'est-à-dire qu'il y a un tel niveau de mécontentement social aujourd'hui que, quel que soit l'élu, y compris si c'est Lionel Jospin, il aura à faire face à un mouvement social de grande ampleur. Comment traiteriez-vous un mouvement social de cette ampleur ?

M. Strauss-Kahn : Le risque existe mais force est de reconnaître que le troisième tour social est beaucoup plus dangereux et beaucoup plus probable dans l'hypothèse de l'élection de Jacques Chirac.

Lionel Jospin a fait des propositions qui vont dans le sens ce que demandent les salariés, je pense aux salaires, mais on pourra peut-être évoquer tout à l'heure, si on a le temps, je ne sais pas si on l'aura, la réduction du temps de travail, par exemple, ou un ensemble de mesures très modernes, très nouvelles. Parce que, ce qui caractérise Jospin, c'est que c'est tout de même l'homme de la modernité. C'est un homme qui est dans son temps, qui est dans son siècle, qui prend les problèmes qui sont devant nous et qui apporte des solutions qui sont celles que, dans tous les pays modernes, autour de nous, on apporte.

Je constate, j'ai le regret de dire cela, que, en face, chez Jacques Chirac, je trouve un ensemble de vieilles ficelles, de vieilles mesures, un rabibochage de vieux candidats. Regardez à Bagatelle, hier, on retrouvait tout le monde pour dire : "On se ressemble et on continue". Et on voyait Valéry Giscard d'Estaing qui a été candidat il y a 21 ans. Ces messieurs ont servi la France mais je crois qu'ils ont fait leur temps. Il faut leur dire : "au revoir et merci".

M. Colombani : Vous citez Bagatelle, mais il y a eu Mont-de-Marsan. Et à Mont-de-Marsan, au meeting de Lionel Jospin, on attendait François Mitterrand, - "on", c'est-à-dire un certain nombre de gens de Gauche…

M. Strauss-Kahn : … C'est vous qui avez dit cela.

M. Colombani : Non, non, c'était une information donnée de bonnes sources. Il n'est pas venu. Quelle est la part que Lionel Jospin fait entre la continuité et le changement par rapport, justement, à l'héritage de François Mitterrand, par rapport au mitterrandisme.

M. Strauss-Kahn : Oui, c'est une juste part. Lionel Jospin représente à la fois la tradition du socialisme, et il est très ancré dans cette tradition, qui est faite de solidarité, d'égalité. C'est la part de conviction que j'évoquais tout à l'heure. Mais il est aussi capable de dire : "On a fait du bon et on a fait du moins bon", – qui pourrait dire le contraire ? – "et, dans ces conditions, il faut revenir sur ce que nous n'avons pas su faire ?". Et c'est justement parce qu'il sait faire cet équilibre entre ce que nous voulons garder, ce dont nous sommes fiers, – moi, je suis fier, d'un tas de choses mais aussi je constate que, sur certains sujets, on aurait pu faire autrement –, Jospin fait un parfait équilibre, de mon point de vue, - évidemment, c'est un peu partial quand je dis cela –, entre ce qu'il fallait faire et qu'on a bien fait et ce qu'il faut maintenant changer.

C'est cet équilibre qui, peut-être, a donné cette image nouvelle dans le pays et marque bien que nous entrons dans une nouvelle période.

M. Colombani : Une prise de position de François Mitterrand avant le deuxième tour, ce serait un "plus" ou un "moins" pour Lionel Jospin ?

M. Strauss-Kahn : Elle serait la très bienvenue, je ne sais pas si elle aura lieu.

M. du Roy : Ce qui préoccupe évidemment le plus les électeurs, c'est le problème de l'emploi et donc du chômage. Les dernières statistiques montrent que le chômage a légèrement régressé, ce n'était pas la première fois, au mois de mars. Est-ce quelque chose à mettre au positif du bilan du Gouvernement Balladur ?

M. Strauss-Kahn : C'est à mettre au positif de la croissance internationale.

M. du Roy : Vous n'êtes pas un peu mauvais joueur ?

M. Strauss-Kahn : Non, non, je crois que la croissance internationale a servi et du coup le chômage régresse, tout le monde s'en est félicité. Cela a été un peu la même chose en 89-90 quand Michel Rocard a été au pouvoir, il y a eu une forte croissance, le chômage a baissé aussi. La question, c'est de savoir ce qu'on fait maintenant devant. Et ce que je constate avec effroi, c'est que, dans les propositions de Jacques Chirac, en matière d'emploi, il n'y a pratiquement rien, il y a du vent.

Il y a ce fameux contrat d'initiative emploi qui n'est que la reprise de quelque chose que Martine Aubry avait inventé il y a cinq ans, qui n'est pas une mauvaise mesure mais qui n'est évidemment pas à la hauteur du problème.

M. du Roy : Plutôt que de parler du programme de votre adversaire en la matière…

M. Strauss-Kahn : … Je ne pourrais, de toute façon, pas en parler longtemps sur l'emploi car, en dehors de cette mesure, il n'y a rien.

M. du Roy : Dans le projet Jospin, quelle est la mesure clé qui peut sortir ou contribuer à sortir la France de ce problème ?

M. Strauss-Kahn : Il n'y a pas de mesure clé. Jospin est convaincu qu'il n'y a pas une mesure pour sortir du chômage. Il y a la croissance, par plus de salaire, cela veut dire plus de consommation, cela veut dire plus d'activité, mais il y a toute une palette de mesures : la réduction du temps de travail que les Allemands viennent de faire dans la Métallurgie et, pourtant, on ne les considère généralement pas comme des Gauchistes. Les grands travaux, sur les banlieues, sur le logement social, sur l'environnement. Les services de proximité. Toute une palette. Certains croient plus à un instrument, d'autres croient plus à un autre, peu importe ! Tout doit être utilisé.

Vous avez vu, dans un grand journal du soir récemment, que des experts indépendants, conduits par un professeur à Polytechnique, "le programme de Jacques Chirac, c'est très cher et c'est 50 000 emplois. Le programme de Lionel Jospin, ce sont des centaines de milliers d'emplois". Je ne peux pas vous dire exactement combien, mais ce sont des centaines de milliers d'emplois.

M. du Roy : L'emploi, pour vous, ce sont les entreprises qui décident ou c'est l'État ?

M. Strauss-Kahn : Ce sont évidemment les entreprises. Mais les entreprises ont besoin d'être aidées, encadrées, orientées par l'État. Sur la réduction du temps de travail qui est un thème très important, qui ne doit pas faire l'objet d'une expérience, comme je l'entends dire parfois chez Jacques Chirac, qui doit être un effet massif, eh bien l'État doit aider à cela. Cela n'est pas facile. Dans les endroits où il y a des gains de productivité énormes, c'est facile. Il y a des endroits, des secteurs où c'est difficile.

Nous l'avons fait en 82, pas très bien. Il y a tout de même eu 150 000 emplois créés, dit l'INSEE. Mais, enfin, ce n'était pas très efficace. Nous avons réfléchi et maintenant nous savons le faire bien en regardant ce qu'ont fait nos voisins et en disant, dès aujourd'hui, que c'est dans deux ans que la durée du travail baissera à 37 heures et donc que les syndicats patronaux, ouvriers, auront le temps de discuter branche par branche, entreprise par entreprise. Cela, on sait aujourd'hui que c'est efficace.

M. Colombani : Comment expliquer, comment justifier aux yeux de l'opinion qu'une mesure, la réduction du temps de travail, qui a déjà été testée en lé, qui n'a pas donné de résultats suffisamment significatifs, vous puissiez la présenter aujourd'hui comme une mesure clé ?

M. Strauss-Kahn : Je vous l'ai dit, parce que nous n'avons pas fait comme il fallait. Nous avons fait une loi qui s'appliquait tout de suite et une loi qui ne permettait pas les différences selon les secteurs et les entreprises, elle était uniforme. Aujourd'hui, nous revenons sur ces deux défauts – il y a tout de même eu 150 000 emplois, ce n'est pas rien ! – et nous disons : "Une loi qui sera discutée pendant deux ans entre les syndicats patronaux et ouvriers et donc qui pourra du coup s'appliquer différemment selon les secteurs".

Vous savez, on ne prétend pas être plus malins que les autres. On regarde ce que font les autres, et, par exemple, les Allemands. On l'évoquait tout à l'heure. Ils attendent, eux-mêmes, en Allemagne, dans la Métallurgie, 500 000 emplois de la mesure qui a été prise. Nous en aurons autant en France.

M. Colombani : En dehors de cette mesure sur la réduction du temps de travail, vous dites-nous ne sommes pas plus malins que les autres, mais que fera le camp d'en face dans la compétition électorale ? Ne devriez-vous pas reconnaître que tout le monde, quel que soit le bord politique, n'a qu'une seule politique dans ce domaine, c'est la baisse des charges des entreprises pour réduire ?

M. Strauss-Kahn : Pas du tout, pas du tout… la preuve, je vais vous proposer l'augmentation des salaires pour soutenir la consommation intérieure. Je vais vous proposer la réduction du temps de travail, le développement des services de proximité, les grands chantiers sur le logement social ou les banlieues, et aussi la baisse des charges sur les bas salaires.

La caractéristique du programme de Lionel Jospin est que, justement, il couvre un ensemble de sujets en matière d'emploi. Alors que le programme de Jacques Chirac, j'ai le regret de le dire, ne couvre que ce malheureux Contrat Initiative/Emploi qui est un peu dérisoire.

M. de Virieu : Messieurs, il nous reste 4 minutes.

M. Strauss-Kahn : Vous faisiez implicitement le reproche que j'entends beaucoup dans la voix des Chiraquiens aujourd'hui qui est de dire : il faut mettre fin à 14 ans de socialisme, on ne veut pas 21 ans de socialisme. Vous savez, je le disais à l'instant, il y a eu du bon et du moins bon, et il faut savoir faire le partage.

Mais ce que les Français ont aimé pendant ces 14 ans : la retraite à 60 ans, la 5e semaine de congés payés – Jacques Chirac a voté contre.

Et ce que les Français n'ont pas aimé : la suppression de l'impôt sur les grandes fortunes ou le CIP –  Jacques Chirac a voté pour.

Si l'on fait le partage, dans les deux législatures socialistes – deux fois 5 ans – de ce qui a été bon et de ce qui a été moins bon, il faut quand même savoir qui a voté le bon et qui a voté le moins bon.

M. du Roy : L'une des premières tâches du futur Président de la République sera de prendre des initiatives en matière européenne parce que la France préside en ce moment l'Union Européenne.

En gros, en deux minutes, est-ce que l'attitude de Jospin sera quelque chose qui ira dans le sens de l'accélération, de l'approfondissement de l'intégration européenne ou sera-t-il prudent en la matière ?

M. Strauss-Kahn : Jospin l'a dit : il est très européen…

M. du Roy : Tout le monde dit cela…

M. Strauss-Kahn : … oui ! et si, comme je le souhaite, mais je ne sais pas si ce sera son souhait à lui, à l'un ou à l'autre, Jacques Delors devait être son Premier Ministre, la manifestation en serait claire.

Lionel Jospin veut aller le plus vite possible vers la monnaie unique et vers la construction européenne. On ne peut pas en dire autant – là encore, excusez-moi de paraître polémique, mais il faut bien comparer – vous m'y invitiez tout à l'heure – les deux programmes – de Jacques Chirac qui, de l'appel de Cochin, où il traitait les Européens de Partis de l'Étranger, jusqu'à ces derniers mois où il voulait un nouveau référendum sur la monnaie unique, a toujours virevolté sur cette question européenne.

Si bien d'ailleurs que ceux qui nous regardent à l'extérieur de la France et qui s'intéressent à la construction européenne sont inquiets en se disant : quelle peut être la politique européenne de Chirac ? Personne n'en sait rien.

M. du Roy : Et Jospin, alors, il accélère ? Il approfondit ?

M. Strauss-Kahn : Jospin, il va aussi vite que possible vers la monnaie unique. Si ce n'est pas possible en 97 – ce qui est sans doute le cas –, ce sera avant 99.

Il approfondit, dans le cadre de la conférence des aides gouvernementales, la façon dont s'établissent les pouvoirs de la future Europe politique. Il construit une politique commerciale extérieure en matière européenne.

Jospin sera l'un des fers de lance de la construction européenne.

M. Colombani : Attendez ! Aller vers la monnaie unique, cela veut dire s'engager dans une politique de réduction des déficits publics. Réduire les déficits publics, ce n'est pas précisément faire du social ?

M. Strauss-Kahn : Lionel Jospin, dans son programme, a une caractéristique parmi d'autres, c'est qu'il a présenté un programme qui est financièrement équilibré, vous l'aurez constaté : il y a 135 milliards de recettes et 90 milliards de dépenses, donc il y a 45 milliards en plus pour réduire le déficit budgétaire.

Et je n'ai vu chez aucun autre candidat une proposition pour réduire le déficit budgétaire. J'ai vu les soutiens actuels de Jacques Chirac, mais qui, hier, défendait un autre candidat, dire que les propositions budgétaires de Jacques Chirac étaient des fariboles, c'était monsieur Sarkozy ou lui qui faisaient mal au cœur, c'était monsieur Léotard, dire que c'est de la démagogie, c'était monsieur Balladur. J'ai vu tout cela.

Mais, moi, je vois, chez Lionel Jospin, 4 5 milliards de déficit budgétaire chaque année. Si l'on fait cela, c'est-à-dire si Jospin est élu, eh bien nous aurons au bout de quelques années une réduction du déficit budgétaire qui permettra de rentrer dans les fameux critères que vous aviez à l'esprit.

M. du Roy : Par définition, le 7 mai, le Président élu aura été élu par une majorité de Français…

M. Strauss-Kahn : Jusque-là, je vous suis.

M. du Roy : Le lendemain, il n'aura pas de majorité parlementaire. Avec le mode de scrutin actuel que Lionel Jospin s'est engagé à ne pas modifier avant les premières élections, Jospin, par hypothèse élu Président de la République, peut imaginer avoir une majorité parlementaire pour réaliser son programme ?

M. Strauss-Kahn : Il n'y a pas d'exemple dans la Ve République qu'un Président ait été élu et n'ait pas, derrière son nom, obtenu une majorité.

Jospin quand il sera élu…

M. du Roy : En 88, cela n'a pas été terrible !

M. Strauss-Kahn : Le Président y a un peu aidé en disant qu'il ne fallait pas qu'un Parti ait toute la majorité tout seul, mais Jospin ne dira pas cela, et donc il aura une majorité.

À l'inverse, comment peut-on imaginer, une seule seconde, que cette majorité qui a été élue en mars 93 et qui est l'une des plus à droite que la France ait connu, si, d'aventure, Jacques Chirac était élu, ferait une autre politique que celle qu'elle a conduite depuis 2 ans ? On ne fait pas une autre politique que celle de l'Assemblée qui est en place.

Si Jacques Chirac disait : je vais dissoudre. Alors, on pourrait dire : en effet, Jacques Chirac a changé. Mais il dit le contraire, il dit : je ne vais pas dissoudre. Il va garder cette majorité-là, et tous les Français qui connaissent leur député dans leur département et qui savent quelles sont ses orientations politiques, savent très bien que l'orientation n'est pas celle que Jacques Chirac a essayé de maquiller un peu, de présenter comme étant sociale.

Si bien que nous verrons réapparaître dans 6 mois, dans un an, le CIP, la révision de la loi Falloux. Bref, ce que la majorité de monsieur Balladur a essayé de mettre en place, ce sur quoi elle a échoué parce que les gens étaient dans la rue, mais avec un rapport de force nouveau, si Jacques Chirac était élu, il pourrait le faire.

Si bien que le barrage qui a été réussi pendant ces deux ans face à la politique de monsieur Balladur, que Jacques Chirac a toujours soutenue… eh bien, ce barrage, si l'on veut véritablement le rendre définitif, c'est le 7 mai qu'il faut voter pour Lionel Jospin.

M. de Virieu : Merci, Monsieur Strauss-Kahn. Je vais vous demander d'aller signer – et de sortir de ce studio – le Livre d'Or. Et nous allons attaquer la deuxième mi-temps devant ce public extrêmement calme, qui est à votre image à vous tous qui regardez l'émission, nous avons deux publics dans la salle.

Deuxième mi-temps avec vous, monsieur Alain Madelin. Donc, j'étais en train de vous dire : le même public composé pour moitié de supporters de monsieur Chirac, c'est-à-dire de votre camp, et pour moitié de supporter de monsieur Jospin. Un public qui est donc à l'image des téléspectateurs qui nous regardent ce matin chez eux. Un public qui est partagé, passionné, comme vous l'êtes, vous, qui nous regardez, et qui écoute démocratiquement et très calmement les arguments – vous avez pu le constater – les arguments de son champion et les arguments de son adversaire.

C'est parti pour 20 minutes avec vous. Mêmes recommandations qu'à monsieur Strauss-Kahn, plutôt que vos critiques, que l'on a déjà beaucoup entendues, à l'égard de votre adversaire : que ferez-vous si vous êtes élu ? Dans quelle mesure tiendrez-vous compte des idées débattues dans votre programme – des idées débattues du premier tour ? – Quelle dose de continuité, quelle dose de changement dans le programme de Monsieur Chirac ? C'est cela, je crois, qui intéresse les Français. On commence – parce que là aussi on alterne – avec Jean-Marie Colombani.

M. Colombani : Auparavant, un petit mot Alain Madelin. Tout à l'heure a été évoqué le fait que nous souhaitions organiser « un Face à Face » avec certains des porte-parole des candidats et que c'est plutôt l'État-Major de Jacques Chirac qui s'est opposé à l'organisation de ce type de "Face à Face", et donc l'on vous voit juxtaposés, en quelque sorte.

Vous-même regrettez-vous cette règle un peu implacable ou bien…

M. Madelin : J'aime bien les débats. J'en ai encore eu il y a quelques jours avec Martine Aubry. J'en ai déjà eu avec Dominique Strauss­ Kahn, mais, là, Jacques Chirac a souhaité effectivement tout focaliser sur le grand débat avec Lionel Jospin. Donc ce sera la grande rencontre avec Lionel Jospin. En attendant, on va continuer à s'adresser directement aux Français par l'intermédiaire de vos questions.

M. Colombani : L'un des enseignements du premier tour a été le score réalisé par Jean-Marie Le Pen.

Considérez-vous que, désormais, Jacques Chirac doit, désormais, tenir compte des électeurs de Jean-Marie Le Pen, tels qu'ils se sont manifestés, et si oui, comment ?

M. Madelin : Oui, bien sûr, il faut en tenir compte. Cela va de soi. J'ai été frappé par pas mal de déclarations d'électeurs de Jean-Marie Le Pen, qui ont dit : "Ce n'est pas tellement que l'on souhaite que Jean-Marie Le Pen soit Président de la République, c'est parce que l'on veut que l'on nous écoute, on veut que l'on fasse attention à nos problèmes".

Et je crois que les électeurs du Front national sont des Français à part entière et que nous devons marquer de la considération pour les problèmes qu'ils soulèvent. Mais, il ne suffit pas de faire cela. Il faut apporter des solutions.

Alors, sur les solutions, cela tombe bien, parce que je crois que le programme de Jacques Chirac, celui du premier tour, était un programme qui prenait très en compte la fracture sociale, un certain nombre de problèmes nouveaux qui se posaient aux Français, notamment dans la vie quotidienne, ce qui fait que nous n'allons pas être obligés de changer de programme.

Je crois que le programme de Jacques Chirac du second tour, c'est la même ligne, les mêmes propositions et les mêmes solutions, mais peut­ être que ces électeurs-là entendront mieux nos propositions au second tour qu'ils ne l'ont fait dans le brouhaha naturel du premier tour.

M. du Roy : Sur le thème qui, d'après les enquêtes, motive le vote Le Pen essentiellement, c'est-à-dire l'immigration, la sécurité, etc., le discours tenu par Jacques Chirac au premier tour aurait déjà dû séduire cet électorat-là ?

M. Madelin : Non. Pas du tout. Au premier tour, on affirme volontiers sa préférence et au deuxième tour, on regarde et on compare. Et je crois que sur ces thèmes-là, qui sont les thèmes de la vie quotidienne dans des quartiers difficiles, sur les thèmes de la sécurité, sur une immigration clandestine combattue, une immigration régulée, les réponses, les vraies réponses, les électeurs de Jean-Marie Le Pen choisiront, se trouvent dans le programme de Jacques Chirac.

M. Colombani : Les lois Pasqua ?

M. Madelin : Oui, aussi, d'une certaine façon les lois Pasqua…

Les lois Pasqua me paraissent bonnes. Peut-être y-a-t-il, dans la pratique, quelques accommodements, sans doute pour éviter des dérives, mais il n'est pas question de revenir sur les lois Pasqua.

Je termine d'un mot, si vous voulez. Je crois qu'il ne faut pas réduire les électeurs du Front national à des gens inquiets. C'est vrai qu'il y a des gens inquiets, mais il y a tout simplement des gens qui estiment que, peut-être, nous ne parlons pas assez de la France et qui sont inquiets sur ce que sera la France à l'horizon 2000, à l'intérieur de l'Europe et à l'intérieur du grand Monde. Donc, il faut leur reparler de la France, leur redonner la fierté, l'envie d'être Français à part entière.

M. Colombani : Juste un mot quand même pour revenir sur ces lois Pasqua : la nuance qu'apporte Jacques Chirac, me semble-t-il, avant le premier tour et maintenant, c'est qu'il juge insuffisant le dispositif contenu dans les lois Pasqua. S'il est insuffisant, il faut aller plus loin ? Où et comment ?

M. Madelin : Il est évident que, dans la pratique, tout le monde le voit bien, l'immigration clandestine… on fait des efforts, mais il faut aller plus loin.

M. Colombani : Peut-on aller plus loin, compte tenu de l'arsenal à disposition de l'État aujourd'hui ?

M. Madelin : Mais oui. Ne serait-ce que sur un problème que nous allons avoir en commun avec des partenaires européens, qui est l'application effective des accords de Schengen. Je ne rentre pas dans le détail, mais c'est vrai qu'il y a une coordination européenne dans la lutte contre l'immigration clandestine.

Moi, je souhaite personnellement que mon pays reste – j'allais dire – toujours ce pays que, de partout dans le monde, on regarde un peu avec envie, cette terre de liberté, cette terre du droit d'asile. Il n'est pas question de remettre cela en cause.

Mais en même temps nous avons un énorme problème d'intégration dans notre pays, des gens qui ne se sentent plus chez eux dans leur propre quartier. Eh bien, il faut apporter des réponses.

M. du Roy : La majorité gouvernementale sortante était déchirée au premier tour. Elle est réunifiée aujourd'hui. On l'a vu à Bagatelle hier, tout le monde ensemble.

Dans quelle mesure et sur quels points, le candidat que vous soutenez, Jacques Chirac, doit-il tenir compte de ce qu'ont dit, dans cette campagne du premier tour, ses alliés naturels, pour ne citer que ceux qui étaient là hier : Édouard Balladur, Philippe de Villiers ?

M. Madelin : Écoutez, au premier tour, il y avait beaucoup de gens de sensibilités différentes, déjà, autour de Jacques Chirac.

L'un des reproches que certains observateurs, comme vous, ont fait au programme de Jacques Chirac, c'est d'être plus un programme de deuxième tour, disiez-vous, qu'un programme de premier tour.

Car, c'est vrai que c'était un programme qui dépassait les vieux clivages de la vieille Gauche et de la vieille Droite. C'était un programme qui mettait l'accent sur le social. C'était un programme qui était déjà un programme de rassemblement.

Donc, je crois qu'il s'agit aujourd'hui de faire ressortir l'aspect "rassemblement" qui existe déjà dans le programme de Jacques Chirac.

Un certain nombre de gens, ceux qui ont voté Jacques Chirac, mais ceux aussi qui se sont exprimés dans ce que l'on appelle le vote protestataire, souhaitent un changement fort, et ils ont raison. Et puis d'autres aussi souhaitent en même temps un changement paisible. J'aurais tendance à vous dire : Jacques Chirac, dès le premier tour, a proposé un changement fort et paisible.

M. Colombani : Mais, justement, essayons d'aller un tout petit peu plus loin sur ce sujet : Philippe de Villiers, c'était : non à Maastricht, comme il dit. Là-dessus, je crois que vous avez répondu un petit peu par avance sur vos convictions européennes.

En revanche, Édouard Balladur mettait en cause à la fois la méthode, le rythme du changement et la cohérence même du programme économique de Jacques Chirac, en parlant de démagogie. Comment allez-vous faire la part des choses dans tout cela ?

M. Madelin : Écoutez, moi je pense, je réaffirmerai ce que j'ai dit au premier tour, c'est que le programme de Jacques Chirac est le vrai programme sérieux, crédible, d'un changement fort et que le programme de Jospin, on ne va pas en parler, n'a pas le sérieux nécessaire et qu'avec Jospin on ne sait pas où l'on va.

Ce changement fort s'illustre dans des mesures qui sont une sorte de rupture avec le "prêt à penser" traditionnel.

Prenez un exemple qui est la préoccupation n° 1 des Français, qui est la question de l'emploi. Sur l'emploi, du côté socialiste, on les vieilles recettes de la dépense publique et de l'intervention de l'État.

Jacques Chirac, lui, dit : "Attention, il faut avoir une autre approche de la croissance et de l'emploi que la vision statistique traditionnelle".

Qui crée des emplois ? L'initiative. L'initiative de celui qui crée une entreprise. L'initiative du petit entrepreneur qui retrouve confiance dans l'avenir, qui achète une machine, qui embauche quelqu'un, qui agrandit un bâtiment. Et puis, comme cela, se met en marche le cercle de la croissance. Donc, c'est l'initiative qui crée l'emploi. C'est l'emploi qui crée la croissance, et pas l'inverse.

Et je crois que c'est ce renversement de la vision traditionnelle de l'économie pour repartir par en bas, pour essayer de mobiliser les forces vives, les seules, vraies forces créatrices d'emploi, qui est la distinction du programme de Jacques Chirac et, à mon avis, le gage de sa réussite future : la confiance de celles et ceux qui peuvent créer des emplois dans ce pays.

M. du Roy : Le problème est essentiel. Vous parlez de renversement de politique, mais les premiers chiffres du chômage sur mars montrent que le chômage recule, c'est donc une valorisation de la politique prudente menée par Édouard Balladur et, pourtant, tant critiquée par Chirac.

M. Madelin : Mais non, attendez, moi, j'ai partagé cette politique d'Édouard Balladur, j'étais ministre des Entreprises dans son Gouvernement. Donc, il n'est pas question de critiquer cette politique.

Le problème est de savoir si, au moment de l'élection présidentielle, on peut aller plus loin ? Et peut-on créer une nouvelle dynamique de croissance et d'emploi, retrouver les conditions stables d'une croissance saine et durable, stimuler la croissance ? Vous savez, moi, je suis ministre des Entreprises, je crois bien connaître cette France actuelle ? Je vous assure que lorsque je lui explique ce qu'est le programme de Jacques Chirac, je ne rencontre personne qui me dise : "Ce n'est pas sérieux", je rencontre des gens qui me disent : "Ah, si vous faisiez cela ! Ah, c'est vrai que l'on pourrait créer des emplois." La seule question qu'ils me posent, c'est : "Aurez-vous le courage de faire cela ?". Je dis : "C'est vrai, maintenant, ce qu'il faut, c'est un rassemblement plus large et puis derrière, le courage des vraies réformes." Cela ne sera pas facile.

M. Colombani : La logique que vous défendez, vous-même, depuis longtemps, le libéral que vous êtes, semble avoir triomphé, en effet, dans le programme de Jacques Chirac, qui est, tout de même, assez largement assis sur une logique de baisse des charges, de baisse des impôts. Pensez-vous vraiment que c'est une logique qui a montré ailleurs son efficacité ? Ne vous engagez-vous pas là dans un pari un peu incertain ?

M. Madelin : Non, c'est d'abord une logique de réduction des déficits publics. Vous savez, une des causes essentielles d'une économie qui ne tourne pas à l'endroit, c'est que l'argent est trop cher. Et si l'argent est trop cher, c'est parce que l'État compte trop sur l'épargne, ce qui fait monter les taux d'intérêt. Donc, il est absolument vital de maîtriser les dépenses publiques.

Il y a des tas de Français qui, dans leur vie quotidienne, savent ce que c'est qu'une fin de mois difficile, qui ont du mal à joindre les deux bouts et qui comptent à 10 ou 20 francs près. Eh bien, en fin de mois, il faut faire des arbitrages. Ils sont bien obligés de faire des arbitrages et, parfois, on pleure parce que ce sont des arbitrages difficiles. Eh bien, je dis que le moment est venu pour l'État, les politiques, les administratifs, de faire un certain nombre d'économies nécessaires sur la gestion des finances publiques.

Cela est la première démarche de Jacques Chirac avec les parlementaires, avec la Cour des Comptes, etc. une action résolue de réduction des déficits publics, lutter contre les gaspillages de l'argent public. Je n'entends pas cela de l'autre côté.

M. Colombani : Ne butteriez-vous pas, vous engageant dans cette logique, sur l'inévitable tourment de tout gouvernement dans ce domaine, vous aurez du mal à faire du social, comme le souhaiterait, par exemple, un Philippe Séguin, parce que vous n'en aurez pas les moyens, vous serez dans une logique dite d'austérité ?

M. Madelin : Nul plus que moi ne souhaite, aujourd'hui, réparer l'ascenseur social. Je suis issu d'un milieu modeste, j'ai eu la chance de vivre à une période où l'on pouvait grimper, maintenant, mon seul objectif, c'est de renvoyer l'ascenseur. Nul plus que moi ne souhaite la promotion de ceux qui ont du mal à joindre les deux bouts : la réinsertion de celles et ceux qui sont exclus aujourd'hui sur le Marché du travail. Parce qu'il n'y a rien de pire que de se sentir inutile, on a un talent, on a une capacité, on sait faire quelque chose et puis, on a le sentiment d'être inutile, on a le sentiment d'être rejeté. On perd l'estime de soi, on perd l'estime que l'on a de soi-même dans le regard de ses enfants. Donc, n'opposez pas le social avec une politique libérale. Ça, je n'accepte pas. En revanche, ce que je veux faire, c'est une politique de…

M. Colombani : … Non, mais avec une politique de réduction des déficits publics.

M. Madelin : Oui, une politique de réduction des déficits publics et une politique de libération de l'énergie de toutes les forces vives de ce pays et particulièrement, les petits entrepreneurs, les commerçants, les artisans, les professions libérales, les professions indépendantes. 2 400 000 en France, ce sont 2 400 000 chances de créer des emplois, avec des petites mesures simples. Oh, il ne faut pas grand-chose, mais il faut de la volonté.

Il faut de la volonté, par exemple, pour simplifier la vie quotidienne dans ses rapports avec l'Administration. Il faut quelques incitations fiscales bien ciblées, cela ne coûte pas cher et cela peut rapporter gros. Eh bien, tout cela, c'est dans le programme de Jacques Chirac.

M. du Roy : Alain Madelin, une des attentes fortes, qui est apparue particulièrement forte ces derniers mois et en ce moment, ce sont les augmentations de salaires. Dans les débats qui ont eu lieu entre partisans d'Édouard Balladur et de Jacques Chirac, au moment du premier tour, il m'a semblé noter que ceux de Balladur considéraient que Jacques Chirac était un peu imprudent dans ses engagements, dans ses promesses. À quoi peut-il raisonnablement s'engager en matière de salaires ?

M. Madelin : On explique le programme économique de Jacques Chirac. D'un côté…

M. du Roy : Non, non, sur les salaires.

M. Madelin : Attendez !… Pour bien faire la part des choses, d'un côté, une dynamique d'offres, d'initiatives, que l'on mettra en marche aussitôt, très décentralisée, sur le terrain. De l'autre côté, effectivement, il ne faut pas mettre la demande en panne. Or, il y a eu un réflexe, au fil des années de la récession et de la désinflation salariale, comme on dit, qui a consisté, pour les patrons, à avoir la peur du salaire. C'est idiot parce que si vous geler les gains de productivité, les gains de la croissance, en ne les redistribuant pas aux salariés, eh bien, l'économie se refroidit.

Ce que Jacques Chirac a dit, devant un certain nombre de thèses d'éminents technocrates qui nous disaient : "Il faut bloquer les salaires dans les prochaines années, il ne faut plus distribuer les gains de productivité aux salariés pour faire autre chose avec ces gains de productivité", Jacques Chirac a dit : "Ne bloquez pas les salaires". Une des causes essentielles de difficultés économiques que nous avons, c'est que l'on a perdu la manière de récompenser le travail, le mérite et l'effort de tous.

M. du Roy : Alain Madelin, pratiquement, fin juin, Chirac, Président par hypothèse, il augmente le SMIC plus que… ?

M. Madelin : … Il y a l'augmentation du SMIC d'un côté, cela, c'est la responsabilité du Gouvernement, et puis, il y a une politique générale qui consiste à ne pas bloquer les salaires.

J'observe sur ce point, parce que c'est très important, que nous avons combattu la thèse de Monsieur Minc, pour le nommer, sur ce point et de la Commission du Plan. Que cette thèse était aussi celle de Monsieur Jacques Delors, qui, lui, proposait de geler les salaires pendant 5 ans. Je croyais que Jospin avait choisi la voie Chirac et patatras ! qu'est-ce que je vois, il y a 48 heures, dans "Les Échos", que Jacques Delors dit : "Mais non, la Conférence nationale que propose Lionel Jospin, elle devra, un peu comme je l'ai proposé, arbitrer entre les augmentations de salaires et une autre distribution des gains de productivité". Sur ce point-là, il faudra clarifier les choses.

En tous cas, la politique de Jacques Chirac est simple : ce n'est ne pas distribuer les salaires en veux-tu, en voilà, au-delà des possibilités, mais quand une entreprise a fait de la croissance, que tout le monde a participé à cette croissance, laisser les salariés avoir leur part de cette croissance. Parce que un franc dépensé par un salarié lorsqu'il a été mérité, ce n'est pas un franc inutile, c'est un franc qui sert à consommer, c'est un franc qui sert à épargner, c'est un franc utile à l'économie.

M. Colombani : Vous vous souvenez que c'est sur ce discours qu'Édouard Balladur disait qu'à l'appliquer, vous ferez la culbute, d'une part, et, d'autre part, c'est un peu ce discours qu'on a accusé, d'entretenir une sorte de mouvement de contestation sociale qui pourrait bien déboucher, après le deuxième tour, quel que soit l'élu. Comment traiterez-vous ce mouvement de contestation sociale lorsque vous serez, si vous y êtes, aux affaires ? Ferez-vous un nouveau Grenelle ? Comment prendriez-vous ce fameux troisième tour social que certains promettent ?

M. Madelin : Je n'aime pas l'expression "troisième tour social" parce que cela signifierait qu'il n'y ait pas une sorte de revanche contre le suffrage universel. Je crois que ce n'est pas une bonne expression.

Deuxièmement, je crois que la recette de la tension sociale aurait été la thèse de monsieur Minc ou la thèse de monsieur Delors, c'est-à-dire du gel des salaires et demander aux syndicats de participer, dans une Conférence Nationale au Sommet, à ce gel des salaires. Ceci est la plus sûre recette de la tension sociale. D'ailleurs, cela est si vrai que sur cette position qui est celle de Jacques Chirac, vous avez retrouvé, et je m'en réjouis d'ailleurs, les responsables du Patronat Français qui ont estimé que c'était une solution de bon sens.

Si c'est cela être à Droite c'est-à-dire inciter les patrons à distribuer un peu de salaires, alors, c'est vrai que les choses ont bien changé dans ce pays. C'est peut-être une politique libérale mais je trouve que c'est une bonne politique.

M. du Roy : Le troisième tour social ou tout autre formule plus adaptée vous semble plus probable dans le cas d'une élection de Lionel Jospin que dans le cas d'une élection de Jacques Chirac ?

M. Madelin : Dans le cas d'une élection de Lionel Jospin, je ne sais absolument pas où l'on va ? Puisque vous avez, sur le plan du programme… je laisse cela, on m'a dit de ne pas trop en parler…

M. de Virieu : … Monsieur Strauss-Kahn a dit la même chose tout à l'heure.

M. du Roy : Il pronostique le troisième tour social.

M. Madelin : Sur le plan politique, il faut dissoudre l'Assemblée, etc. Je dis que, avec Jacques Chirac, il y a un programme qui est clair, que je crois très sérieux, très solide, très crédible et que ce programme est prêt à être mis en œuvre aussitôt, et que les problèmes de la France n'ont pas à attendre que l'on ait fini de résoudre les problèmes électoraux de monsieur Jospin.

M. Colombani : Le scénario qui consiste à être bon et généreux au lendemain d'une élection présidentielle, on l'a déjà vécu plusieurs fois, en 1974, en 1981. Est-ce que l'on ne risque pas de renouveler l'expérience avec, 6 mois après, 9 mois après, 1 an après, un plan d'austérité et, à nouveau, les Français se serrent la ceinture pendant plusieurs années ?

M. Madelin : Bon et généreux, personne ne promet que, demain, on va raser gratis et ne promet la lune. Il faudra beaucoup d'efforts, cela sera difficile. Mais, la générosité, c'est simplement de dire, c'est cette phrase très simple : "Si on veut produire de la valeur, de la valeur ajoutée, des emplois nouveaux, il faut récompenser le travail, le mérite et l'effort. Il faut faire confiance à un certain nombre de valeurs que l'on appelle des valeurs républicaines, mais qui sont des valeurs de bon sens et qui sont à la base de toute l'économie".

Je crois qu'on a été trop prisonnier de visions statistiques de l'économie, on a oublié l'économie réelle. Alors, ce que dit Jacques Chirac, c'est du bon sens. C'est permettre, par une réforme fiscale, que les gens puissent investir un peu d'argent dans les entreprises plutôt que de le mettre dans la spéculation, permettre de faire en sorte que le travail soit valorisé, à la fois le travail de celui qui a une initiative, qui crée une entreprise ou qui en développe une et le travail des salariés. Mais, c'est le bon sens, tout cela. Je m'étonne que vous vous étonniez !

M. de Virieu : Il nous reste 2 minutes.

M. du Roy : Est-ce que Jacques Chirac aura la Majorité parlementaire de son projet et de ses ambitions ? Parce que, après tout, on aura, au lendemain des élections présidentielles, s'il est élu, un Parlement où se retrouvera une Majorité qui a soutenu la politique de monsieur Balladur, alors que Jacques Chirac veut mener une autre politique.

M. Madelin : Je crois que la Majorité, aujourd'hui, est une Majorité prête à fonctionner et c'est une Majorité profondément réformatrice. Elle aurait même, je l'ai constaté…

M. du Roy : La Majorité actuelle.

M. Madelin : Actuelle oui. Elle aurait même souhaité aller plus loin que ne le pouvait le Gouvernement dans une période de cohabitation. Donc, je n'ai aucune inquiétude sur cette capacité à réformer de notre Majorité. D'ailleurs, cela est si vrai que nous allons aussitôt lui faire confiance en renversant un peu son mode de fonctionnement, en lui demandant de participer à un grand effort de réduction des dépenses publiques, à lutter contre tous les gaspillages de l'argent public. Nous allons lui demander, c'est un point aussi important, de participer à la réforme de l'État en légiférant moins, en légiférant mieux, en légiférant autrement, en reprenant toutes les lois existantes pour simplifier la vie des citoyens.

Les réformes institutionnelles au sommet que nous promet Monsieur Jospin, c'est bien gentil ! C'est vrai que 5 ans de Jospin, c'est mieux que 7 ans de Jospin, mais cela ferait quand même 19 ans de socialisme.

Pour nous, ce qui compte, c'est la réforme de l'État au quotidien, la vie des citoyens. Je crois que les parlementaires auront à cœur de participer à cette réforme, cette grande réforme de l'État et cette réforme de l'Administration au quotidien.

M. de Virieu : Toute petite question mais toute petite réponse.

M. Colombani : Toute petite question, je ne sais pas ! Mais un engagement de la France, un engagement fort de la France, c'est la monnaie unique. La monnaie unique, c'est le Franc fort. N'avez-vous pas, vous-même, considéré longtemps que ce Franc fort était l'obstacle à l'autre politique que vous souhaitez voir arriver ?

M. Madelin : Il y a eu divergence entre la France et l'Allemagne à une autre période. Aujourd'hui, il y a convergence entre les deux pays. Je souhaite que l'on renforce cette convergence franco-allemande. J'observe, et j'ai là les deux citations : une citation de Lionel Jospin qui dit, dans votre journal, "Il faudra réviser les critères de Maastricht"…

M. de Virieu : … C'est-à-dire "Le Monde".

M. Madelin : Une citation de Jacques Delors : "L'idée même de remettre en cause les critères ou d'en ajouter d'autres, comme le propose Jospin, compromettrait gravement la dynamique qui s'est créée".

Je dis que, là encore, on ne sait pas encore où on va. Si on veut aller vers la construction européenne, la monnaie unique, ce que je souhaite, le renforcement de la coopération franco-allemande, c'est avec le programme de Jacques Chirac.

M. de Virieu : Merci, messieurs.

Vous venez d'entendre successivement monsieur Strauss-Kahn et monsieur Madelin, porte-parole des deux candidats qui s'affrontent dans l'élection présidentielle. Ils se sont exprimés 20 minutes chacun au cours de cette "Heure de Vérité" exceptionnelle.

Prochain grand rendez-vous politique après demain, mardi soir, sur France 2 et TF1, le débat télévisé entre monsieur Chirac et monsieur Jospin. Vous retrouvez à cette occasion une partie de l'équipe de "L'Heure de Vérité" puisque c'est Jean-Luc Leridon, notre Jean-Luc Leridon, qui réalisera ce grand débat qui sera arbitré par notre Alain Duhamel au côté de Guillaume Durand du Groupe TF1.

Bonne semaine à tous. Et surtout allez voter dimanche prochain, il n'y aura pas d'émission.

"Pour un vrai changement, une France vraiment juste et un vrai Président, nous avons besoin de Lionel Jospin" – Dominique Strauss-Kahn

"Pour une nouvelle France qui donne à chacun sa chance" – Alain Madelin