Interview de M. Jacques Chirac, député RPR et candidat à l'élection présidentielle de 1995, dans "Marchés tropicaux" du 7 avril 1995, sur les relations franco-africaines.

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  • Jacques Chirac - RPR, député, candidat à l'élection présidentielle de 1995

Média : Marchés tropicaux

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Nous poursuivons cette semaine la publication des réponses des principaux candidats à l'élection présidentielle aux questions de Marchés tropicaux. C'est ainsi que nous reproduisons ici le commentaire de M. Jacques Chirac sur les relations franco-africaines.

M. Jacques Chirac. – "J'estime que, depuis quelques années, l'image de notre politique africaine s'est quelque peu brouillée".

Marchés Tropicaux : Que pensez-vous du bilan actuel de la politique africaine de la France? Doit-elle être réformée, dans quel sens ?

Jacques Chirac : J'estime que, depuis plusieurs années, l'image de notre politique africaine s'est quelque peu brouillée.

D'abord, à l'occasion de la Conférence des Chefs d'État de France et d'Afrique qui s'est tenue à La Baule en 1990, nous avons fortement incité nos partenaires à se doter d'institutions démocratiques en en faisant une condition de la poursuite de notre aide.

Pratiquement, tous ont suivi nos recommandations, en convoquant des conférences nationales et en organisant des élections dans l'ensemble transparentes et ce dans des délais relativement brefs. Leur effort doit être salué.

L'objectif de démocratisation est en effet louable, indispensable dans un monde où s'est levé un vent de liberté après la chute du Mur de Berlin et l'effondrement du communisme totalitaire. J'ai le sentiment que les réalités africaines nécessitent prudence et patience. En effet, nulle part plus qu'en Afrique est enracinée l'idée de consensus.

Trop souvent, un débat politique interminable et stérile, le manque de mutualité de certains responsables des partis politiques qui ont proliféré pour des raisons souvent plus ethnocentriques qu'idéologiques ont contribué à déstabiliser les États.

Les surenchères ont ainsi souvent pris le pas sur l'effort et la rigueur. Les conséquences sur une économie déjà en difficulté n'ont pas manqué de se manifester.

C'est dans un tel contexte que nous avons été conduits à soumettre notre aide à l'ajustement aux conditions et aux exigences des Institutions de Bretton Woods et à accepter la dévaluation du franc CFA. Un incontestable sentiment d'abandon ou de désengagement a été ressenti en Afrique.

L'important aujourd'hui me paraît être de rétablir la confiance entre notre pays, les États africains, leurs dirigeants, leurs peuples, ainsi qu'avec nos compatriotes qui y sont établis.

Sans politique claire, et affichée – ce qui n'exclut ni la rigueur ni la transparence de notre aide – le doute et l'ambiguïté l'installeront durablement.

La coopération est avant tout un partenariat, un lien d'amitié. C'est ce lien qu'il me paraît essentiel de restaurer et de renforcer.

Des efforts ont certes été accomplis depuis mars 1993, mais il faut aller au-delà. Les lieux d'impulsion demeurent atomisés avec des orientations souvent contradictoires, entraînant une multiplicité de réseaux les plus divers.

Nos amis attendent de nous une affirmation forte de nos objectifs. Il ne faut plus les décevoir.

Marchés Tropicaux :  Le système de coopération bilatéral français vous paraît-il satisfaisant dans son organisation et son fonctionnement ? Doit-on conserver le champ actuel du ministère de la Coopération ? Dans l'avenir, l'Afrique francophone doit-elle rester, à votre avis, le bénéficiaire privilégié de l'ai­de au développement ?

Jacques Chirac : Le dispositif français de coopération et de gestion de l'aide publique au dévelop­pement fait l'objet de critiques, Les nom­breux rapports publiés ces dernières années sur Je sujet plaident tous en faveur d'une pro­fonde réforme des Institutions d'aide française.

Outre la complexité de sa gestion, sont souvent reprochées à l'aide publique française, son inefficacité et son opacité.

Instrument du rayonnement de la France, l'aide publique au développement est en priorité dirigée vers les États qui entretien­nent avec notre pays des rapports privilégiés. La dimension politique est donc essen­tielle et a été souvent évoquée pour justifier l'existence d'un Ministère de la Coopération de plein exercice.

J'observe pourtant que de 1962 à 1974, le Général de Gaulle, puis Georges Pompidou, ont placé la coopération sous l'autorité d'un secrétaire d'État auprès du ministre des Affaires Étrangères, soulignant ainsi que l'aide participait de la politique étrangère de la France. Dans sa conférence de presse du 31 janvier 1964, le Général de Gaulle disait à cet égard : "On voit combien sont élevés les buts et combien sont forts les motifs de la coopération. Mais c'est par là que l'entreprise dépasse le cadre africain et constitue en vérité une politique mondiale."

Telle qu'elle s'exprime depuis 1958, c'est bien la vocation de la France, d'être au sein des pays développés le porte-parole des pays du sud.

Si, comme je viens de le dire, l'œuvre de réforme de notre politique de coopération passe par l'énoncé clair de ses missions et de ses objectifs, elle passe aussi par une simplification de ses instruments et de ses structures de gestion.

Complexe et désarticulé, notre dispositif est, aujourd'hui, inadapté, couteux et inefficace. Le système doit retrouver sa cohérence et les rôles doivent être clarifiés.

J'évoquerai ici brièvement les objectifs que j'entends assigner au gouvernement, si je suis élu Président de la République.

Le champ d'application de cette politique de coopérai ion doit maintenir une zone: privilégiée et réserver lu plus belle part à l'Afrique francophone.

Celle-ci demeure en effet, trente-cinq ans après les indépendances et pour de multiples raisons tenant à l'Histoire ou à la proximité de notre pays, une réalité qui lui assure un rayonnement politico-stratégique ainsi qu'un marché important – le troisième du monde – et un potentiel important de diversification de ses approvisionnements pétroliers. Aucun pays industrialisé n'a, en effet, les moyens d'exercer efficacement sa présence dans des pays qui ne trouvent pas d'intérêt à un tel rapprochement.

Cependant, au-delà des 37 États actuels, se dessinent des cercles élargis dont il faudra bien tenir compte, et qui obéissent à une triple logique africaine (certains pays anglophones complémentaires), européenne (les pays ACP bénéficiaires du FED) et francophone.

Dans cette zone qui fait apparaitre la nécessité de faire évoluer le champ actuel, des instruments spécifiques inspirés de l'actuel FAC devraient être mis en place.

Marchés Tropicaux :  Doit-on maintenir la zone CFA, même dans l'éventualité de la création d'une monnaie européenne? Si oui, de quelle manière ? Faut-il conditionner le soutien français aux États africains en difficulté à un accord avec le FMI ?

Jacques Chirac : L'appartenance de 13 pays d'Afrique et de l'Océan Indien à la zone franc est probablement l'expression la plus forte du lien qui unit la France aux pays africains.

C'est, je crois, l'honneur de la France d'avoir su préserver, au-delà des indépendances, l'existence de la zone franc qui assure à ses membres une stabilité monétaire qui n'a pas d'autre exemple.

La dévaluation du franc CFA l'an dernier au ressentie comme une menace sur la zone. Ceux qui l'ont initiée s'en sont défendus et ont assuré qu'au contraire la dévaluation permettrait de sauver la zone. J'en accepte l'augure mais ce que je tiens à dire c'est qu'à mes yeux la consolidation de la zone franc doit être une des priorités de notre politique africaine.

La garantie de convertibilité externe accordée aux pays de la zone franc est une formidable aide au développement. Pouvoir disposer à tout moment des devises dont il a besoin est, pour certains pays, une chance qu'il ne faut pas sacrifier.

Elle apporte, par ailleurs, à nos compatriotes dont les entreprises constituent une part du tissu productif de ces pays une assurance et un encouragement à l'investissement.

Il importe donc de faire en sorte que les pays de la zone franc puissent continuer à bénéficier de ce dispositif unique.

Avec l'avancement d'ici l'an 2000 d'une monnaie unique européenne, beaucoup de nos amis s'interrogent. Je voudrais les rassurer. Nos accords de coopération avec les deux sous-régions d'Afrique de l'Ouest et d'Afrique Centrale n'ont aucune raison d'être remis en cause.

L'important à mes yeux, est de consolider la zone franc et de faire en sorte de ne plus jamais revivre le traumatisme – que je mesure bien – qui a suivi la dévaluation du franc CFA en 1994.

En ce qui concerne les conditions que nous mettrons à notre soutien financier, je voudrais être très clair : il est indispensable que l'Afrique ne s'écarte pas de la communauté financière internationale. Elle aurait tout à y perdre.

Elle a besoin de financements considérables. Mais il importe aussi qu'elle ne soit pas soumise aux diktats d'une technostructure internationale parfois mal informée des réa­lités de ce continent.

La France est membre du Fonds Monétaire comme de la Banque Mondiale. Elle pèse de tout son poids dans ces instances pour faire entendre la voix et la spécificité de ses amis africains. Dans le même temps, l'effort et la rigueur de gestion sont indispensables au développement de l'Afrique.

Marchés Tropicaux :  Faut-il moraliser, comme certains le pensent, les relations franco-africaines ? Faut-il de même imposer une conditionnalité stricte, et de quel ordre, à l'aide au développement ?

Jacques Chirac : Il y a dans notre pays un consensus très large pour l'aide aux pays en développement. L'État, comme les particuliers, les associations, les collectivités locales, ont fait preuve depuis plus de trente ans, d'un esprit de solidarité et d'une générosité spontanées qui ont fait de la France un des pays dont le volume de l'aide par rapport à son revenu national est l'un des plus élevés.

Les donateurs comme les contribuables n'apprécient pas à une époque où notre pays connait lui aussi de graves difficultés, que leur effort puisse être détourné de son objectif qui est de venir en aide directement aux populations défavorisées.

Leur idéalisme a un prix : l'obligation de résultat et l'absence de gaspillage.

Le Général de Gaulle lui-même, qui fut l'inventeur de notre coopération, ne s'y trompait pas, il y a plus de trente ans déjà lorsqu'il estimait que "(Si nos partenaires) se gaspillaient eux-mêmes en stériles agitations ou surenchères, alors l'univers aurait tôt fait de n'y plus voir que des terrains de rivalité… Il va de soi qu'un pareil aboutissement amènerait (la France) à porter ailleurs son aide et son espérance."