Texte intégral
Paris-Match : 30 mars 1995
Paris-Match : Après quatorze ans de règne de François Mitterrand, n'est-ce pas très difficile de tenter d'être son successeur ?
Lionel Jospin : Il ne s'agit pas d'un règne, ni d'une succession, mais d'une nouvelle élection présidentielle à la fin d'un mandat. Je suis candidat, avec mes convictions et mes valeurs qui sont celles de beaucoup de Français. Ce qui est important, aujourd'hui, c'est l'avenir, ce que je propose et ce que nous ferons.
Paris-Match : Le bilan de ces quatorze années est-il « globalement positif » ou plutôt difficile à assumer ?
Lionel Jospin : Il y a beaucoup d'actions dont nous pouvons être fiers : la décentralisation, la retraite à 60 ans, l'abolition de la peine de mort, la modernisation de l'économie, l'engagement européen de la France, son effort sans précédent pour l'éducation, la recherche et la culture. Mais des erreurs ont été commises, dont il faut tirer les leçons, et beaucoup de choses restent à faire.
Paris-Match : Je voterai Lionel Jospin, a déclaré François Mitterrand, et j'espère que ceux qui m'ont suivi agiront comme moi ». C'est un soutien mais sans grand enthousiasme, non ?
Lionel Jospin : C'est un soutien politique clair et un appel à me soutenir. Je n'en demande pas plus. C'est à moi, aujourd'hui, de dire aux Français ce que nous pouvons faire ensemble.
Paris-Match : Trouvez-vous incorrect que certains proches du président, Pierre Bergé, ou ses neveux, Frédéric et Jean-Gabriel Mitterrand, aient rallié Chirac ?
Lionel Jospin : Non. Ces personnes sont libres de leur choix. Elles représentent elles-mêmes et non François Mitterrand. Et donc, ces « ralliements », comme vous dites, qui ont suscité quelque ironie, me font sourire.
Paris-Match : Revendiquez-vous, avec votre candidature, la fin du « socialisme à paillettes » ou de la « gauche caviar » ?
Lionel Jospin : J'aime bien le caviar et je n'ai rien contre les paillettes les soirs de fête. Mais cela ne peut pas qualifier un style politique de gauche.
Paris-Match : Vous êtes donc un socialiste « clair » pour reprendre votre slogan : « Avec Lionel Jospin, c'est clair ! »
Lionel Jospin : Ce qui m'intéresse dans la gauche, c'est son authenticité, ses exigences fondamentales de justice, son souci de la dignité de tous et du partage des progrès dont la société est capable. Cela exige de faire des choix clairs.
Paris-Match : L'affaire Urba et maintenant l'affaire Tapie-Mellick vous encouragent-t-elles à être le « Monsieur Propre » socialiste ?
Lionel Jospin : Je ne suis pas un « Monsieur Propre ». Je condamne le fait qu'un député puisse faire un faux témoignage. J'ai toujours pensé que le responsable politique doit respecter une certaine éthique. Quant à l'affaire Urba, elle vient d'une époque où il n'existait pas de législation réglementant le financement de la vie publique et les campagnes. Sans doute n'est-ce-pas une excuse pour le passé, mais les scandales financiers touchant les partis de droite sont d'une tout autre ampleur. Aujourd'hui, il existe une législation très contraignante pour le financement de la campagne. Nous l'appliquons scrupuleusement.
Paris-Match : Vous avez toujours fait attention à respecter les règles de l'honnêteté.
Lionel Jospin : J'ai été élevé ainsi et j'ai jugé bons ensuite les principes qu'on m'avait enseignés. La morale républicaine et l'élégance que j'aime dans les actes de la vie en général s'accordent bien.
Paris-Match : Des trois grands candidats, vous êtes le plus jeune avec vos 57 ans. Avez-vous l'impression d'être réellement différent de Chirac et Balladur, d'offrir aux Français une autre façon de diriger le pays ?
Lionel Jospin : Je suis le plus jeune, c'est vrai. Mais je veux surtout me détacher des modèles traditionnels et incarner une nouvelle manière d'être et d'agir en politique : plus moderne, plus citoyenne plus proche des gens. Avec leur style conventionnel, Balladur, avec sa tendance un peu louis-philipparde, et Chirac, avec sa tendance démagogue, appartiennent au passé.
Paris-Match : Vous sentez-vous arrivé au bon moment pour faire coïncider votre ambition nationale et celle du pays ?
Lionel Jospin : L'élection est une rencontre entre un homme et son pays, à un moment déterminé. Je me sens prêt. La France traverse aujourd'hui une période de désorientation politique : le doute la saisit à l'égard des responsables politiques ou économiques. Elle a besoin d'une nouvelle génération de responsables – je ne parle pas ici de leur âge – qui indiquent clairement le cap de leur action, et dans lesquels elle se reconnaisse. C'est vrai pour le monde de la jeunesse, de l'entreprise ou celui de la politique. La France a besoin de s'écarter de ses modèles latins de hiérarchie un peu rigides pour se tourner vers une démocratie plus effective. Je me sens capable d'être celui qui incarnera ce changement.
Paris-Match : Votre programme « 1995-2000 : propositions pour la France », est à cent lieues du « Changer la vie » de 1981. En cinquante pages, vous avez fabriqué là un programme social-démocrate plutôt modéré. Même la « Lettre aux Français » de Mitterrand en 1988 paraissait plus dynamique. Voulez-vous donc paraître, aux yeux des Français, encore plus raisonnable que vous ne l'êtes ?
Lionel Jospin : Je ne suis pas d'accord avec votre interprétation. J'ai élaboré un programme moderne, novateur et responsable. Je fais des propositions réalistes mais audacieuses sur l'emploi, sur la réduction des inégalités, sur la fiscalité, sur la Sécurité sociale. Les Français nous ont vus gouverner et je dois leur proposer des choses auxquelles ils puissent croire. Je veux à la fois résoudre les problèmes les plus urgents – le logement, la drogue, le sida par exemple – et ceux qui engagent l'avenir, comme l'école et l'environnement. Qui d'autres, parmi les grands candidats, en parle sérieusement ?
Paris-Match : Comment, justement, comptez-vous réduire le chômage, problème numéro un des Français ?
Lionel Jospin : Je crois que le chômage est comme un incendie dans notre société qu'il faut attaquer de tous les côtés à la fois et par tous les moyens, l'ensemble étant orchestré par un véritable volontarisme de l'État. Il faut combiner à la fois l'augmentation maîtrisée des salaires, la diminution négociée du temps de travail, des programmes de création d'emplois (logement social, emplois de proximité, etc.), l'abaissement des charges sociales sur les bas salaires, le lancement de grands travaux européens. Il y a de nombreuses façons d'agir sur l'emploi. Je dis qu'il ne faut en négliger aucune.
Paris-Match : Vous prônez aussi « la durée légale du travail ramenée à 37 heures en 1997 ». Quand vous voyez la métallurgie allemande abaisser, pour la fin de l'année, les temps de travail sans changement de salaires, ne trouvez-vous pas que vos propositions font figure de mesurettes tardives ?
Lionel Jospin : Non. C'est une étape, évidemment. Aucun candidat de droite ne fait une telle proposition.
Paris-Match : Ce n'est donc pas avec vous que les prélèvements obligatoires, déjà très élevés, vont baisser ?
Lionel Jospin : Ils ont augmenté aussi du temps de Chirac, et maintenant avec Balladur. La réduction des prélèvements obligatoires viendra avec la réduction du déficit budgétaire, la maîtrise des dépenses de santé et, surtout, avec le retour de la croissance.
Paris-Match : Votre programme est tellement raisonnable que Robert Hue et Arlette Laguiller risquent de grimper dans les sondages. Comme les jugez-vous ?
Lionel Jospin : Cela ne me gêne pas que Robert Hue améliore le score du Parti communiste, si ce n'est pas aux dépens de l'ensemble de la gauche. Nous devons penser au second tour.
Paris-Match : Et Arlette Laguiller ?
Lionel Jospin : Je la respecte. C'est une femme de conviction et de constance. Mais je suis loin pour autant d'être d'accord avec elle.
Paris-Match : Et Dominique Voynet, la candidate des Verts ?
Lionel Jospin : Elle a des idées et du talent. Nous avons déjà travaillé ensemble aux assises de la transformation sociale.
Paris-Match : Avec ces candidats, avez-vous des contacts pour négocier ce qu'ils feront au second tour ?
Lionel Jospin : Il y aura sûrement des contacts avec certains. Il sera toujours temps d'y songer après le premier tour. Je pense que nous nous retrouverons ensemble contre la droite au second tour.
Paris-Match : Croyez-vous Balladur capable de rebondir dans les sondages ?
Lionel Jospin : Non, je n'y crois guère.
Paris-Match : Dans l'hypothèse où vous franchirez ce premier tour, comment affronterez-vous le candidat Chirac ?
Lionel Jospin : J'incarnerai une France qui travaille, qui crée, qui innove. C'est-à-dire les salariés, les chercheurs, les cadres, les jeunes agriculteurs, les jeunes professions libérales qui n'ont pas des revenus formidables et qui ne se retrouvent pas dans ce monde dominé par une hiérarchie factice fondée sur l'argent.
Paris-Match : Et Chirac, croyez-vous à la nouvelle image qu'il donne de lui : celle d'un candidat tranquille, déterminé, imaginatif et social ?
Lionel Jospin : Tranquille, je ne sais pas. Imaginatif et social, sûrement pas. Chirac a compris que Balladur incarnait le conservatisme. Donc, il a opté pour un discours de mouvement dans un objectif tactique de conquête du pouvoir. Mais il n'a pas de convictions claires et durables. Il est très sensible aux influences et changeant : tantôt reaganien, tantôt thatchérien, tantôt dans un style pseudo-radical, mais toujours de droite. Je ne crois donc pas à sa conversion sociale.
Paris-Match : Quels ont été vos modèles historiques, ceux auxquels vous vous référez sans cesse ?
Lionel Jospin : Je pourrais en citer trois : Jules Vallès, Jean Jaurès et Mendès. Vallès : pour son esprit de révolte, son courage, son humanité même dans une période violente. C'était un homme du peuple qui a connu la misère, un vrai insurgé de la France révolutionnaire des années 1848 et de la Commune. Jean Jaurès : il a symbolisé le mouvement vers une vie sociale plus apaisée et les progrès de la démocratie politique ; il a incarné la justice, le lyrisme, mais aussi l'incroyable fragilité de la conquête de la démocratie et de la paix. Enfin, Mendès : il a su trouver des réponses aux problèmes graves qui se posaient après la guerre de 1939-1945. Il m'a donné une ligne de conduite dans les affaires publiques et sur le colonialisme. Il a su nous aider à ouvrir la bonne voie.
Paris-Match : Parmi les livres, quels sont ceux auxquels vous revenez régulièrement ?
Lionel Jospin : J'aime surtout les œuvres romanesques. Je relis souvent Balzac, Hugo, Zola, Maupassant. Et la littérature contemporaine, notamment latino-américaine.
Paris-Match : Et la musique, vous l'aimez ?
Lionel Jospin : Autrefois, j'ai joué du violon. Aujourd'hui, je ne l'ai plus avec moi. Et c'est tout particulièrement la musique de chambre et l'opéra qui me permettent de m'évader.
Paris-Match : Dans votre famille, qui vous la plus marqué ?
Lionel Jospin : Mon grand-père, enseignant, qui a fait toute sa carrière à l'éducation nationale à s'occuper d'enfants en difficulté. Une forte personnalité, un orateur exceptionnel. Et ma mère, qui est toujours là, et si proche, était sage-femme. Mais celui qui m'a peut-être le plus subjugué, c'était mon grand-père maternel, un ouvrier ferronnier, très beau, avec une immense barbe blanche. C'était un homme du sud, du Tarn-et-Garonne, très joyeux. Surtout, il avait un talent naturel extraordinaire, une superbe voix. Il avait appris l'opéra tout seul et a failli chanter au Capitole de Toulouse. C'était un autodidacte exceptionnel, comme on rêve d'en rencontrer.
Le Journal du Dimanche : 2 avril 1995
Le Journal du Dimanche : Quel jugement portez-vous sur votre situation actuelle dans la course à la présidentielle ?
L. Jospin : Je ne m'arrête pas pour me regarder marcher. Je ne peux pas être à la fois l'acteur de cette campagne et son commentateur, même si je dois analyser ce qui se passe. Je suis maintenant lancé dans cette campagne, je développe mes propositions, je veux rassembler autour de grandes idées. Simplement, la droite est forte dans le pays. Dans la situation actuelle, j'ai à devancer au premier tour deux candidats dont l'un le plus faible actuellement, est le Premier ministre en exercice. Or, il était encore très fort il y a deux mois et même promis à la victoire. Cela doit contribuer à me donner plus d'énergie et à mobiliser tous ceux qui veulent des propositions neuves et n'ont pas envie de choisir entre deux candidats de la droite.
Le Journal du Dimanche : Pensez-vous qu'il y a vraiment 60 % de gens à droite, comme le disent les sondages ?
L. Jospin : Non. Le paradoxe, c'est que les deux candidats de droite ne font pas campagne à droite. Ce qui prouve que les thèmes de la droite ne sont pas tellement populaires. Le candidat RPR mène campagne sur une thématique du changement, de l'égalité des chances. Il sait que l'état d'esprit dans le pays n'est pas vraiment à droite. Quant aux positionnements politiques, c'est autre chose ! À moi de montrer que, pour défendre les valeurs du progrès, du changement, de la justice, mieux vaut le demander à quelqu'un qui représente les idées progressistes.
Le Journal du Dimanche : Justement, Chirac et Balladur n'occupent-ils pas une partie de votre espace politique ?
L. Jospin : Au colloque sur l'exclusion, auquel nous avons participé tous les trois, mon discours tranchait singulièrement avec leurs deux discours conservateurs. Le problème, c'est qu'il y a une focalisation des médias sur cette lutte fratricide car c'est plus facile à raconter. On semble s'amuser de cette histoire d'hommes qui se bagarrent soit directement, soit par lieutenants interposés. On a des petites phrases tous les jours. Sollicite l'opinion française, lors de l'élection principale d'une grande démocratie, pour savoir qui trahit qui, qui est « amateur », « homme du passé », c'est dramatique.
Le Journal du Dimanche : Comment faire alors pour exister davantage ?
L. Jospin : Il faut dire les vrais enjeux : dans quelle société nous voulons vivre ? Quelles doivent être nos priorités ? Il faut aussi que tous ceux qui me font confiance se mobilisent. Et que les hommes et les femmes de gauche de ce pays ne se trompent pas de cap, ni de candidat.
Le Journal du Dimanche : Quand MM. Chirac et Balladur viennent sur le terrain social qu'en pensez-vous ?
L. Jospin : M. Balladur vient assez peu sur le terrain social car il n'a pas la faculté de Chirac de jouer d'une certaine ambiguïté, il est naturellement conservateur. Et comme il a choisi d'assumer le bilan du gouvernement depuis deux ans, ce que ne fait pas son adversaire RPR, Balladur s'inscrit dans une image conservatrice. Quant à M. Chirac, une fois élu, il devrait soit renoncer à l'essentiel de son programme, soit conduire le pays assez vite à des confrontations douloureuses. Une bonne partie du programme de M. Chirac relève du verbe et une bonne partie du programme de M. Balladur de la résignation.
Le Journal du Dimanche : Donc le positionnement de Chirac à gauche est, selon vous, pure démagogie électorale ?
L. Jospin : Nous sommes face à un homme qui est très changeant, qui l'a toujours été et qui le sera encore. Mais il a compris assez vite que le gouvernement et M. Balladur n'étaient pas aussi populaires qu'on le disait au départ. Il a donc pris ses distances. Son programme est de M. Séguin pour les références républicaines, de M. Juppé pour l'Europe et de M. Madelin pour la politique économique. C'est un programme de droite traditionnelle quand on le regarde de près. Seul le verbe est différent.
Le Journal du Dimanche : Comment expliquez-vous cette chiraquomania ?
L. Jospin : C'est à vous de me l'expliquer ! Reconnaissez que j'y contribue moins que vous ! Les médias ont fait de la balladuromania et maintenant il y a la chiraquomania. On parle beaucoup d'image, mais pas beaucoup de politique, ni des questions de fond. Moi, j'y travaille. J'essaie de résister à la politique spectacle est je crains des réveils difficiles pour les chiraquomanes.
Le Journal du Dimanche : Quand Arlette Laguiller vous traite de « balladurien », ça vous fait mal ?
L. Jospin : Voilà quatre élections qu'Arlette Laguiller traite les candidats de la gauche ainsi. Seuls les noms propres changent. Mais le monde du travail sait que des changements peuvent passer par moi, pas par un vote Lutte ouvrière.
Le Journal du Dimanche : Quant à Robert Hue, il estime que vous n'avez pas tiré les leçons du passé…
L. Jospin : Le Parti communiste avait beaucoup de leçons à tirer lui-même de son passé. Quoi qu'il en soit, chacun se positionne pour le premier tour. Mais Robert Hue n'a pas été négatif dans la perspective du deuxième tour. D'ailleurs, je crois que je suis un des hommes de la gauche non communiste qui ont essayé de tirer le plus la leçon de la période antérieure. Avant même que je ne sois sorti du gouvernement, j'ai dit un certain nombre de choses sur les dérives de comportements, les dérives financières et même sur certains choix politiques. Le propos de Robert Hue n'est donc pas très crédible. Et, dans mes propositions, il y a des approches qui sont différentes de celles de la période antérieure.
Le Journal du Dimanche : Concrètement, quelles seraient ces différences ?
L. Jospin : Une volonté politique affirmée, la priorité aux salaires, les quatre grands programmes volontaristes qui concernent le logement social, la reconstruction des banlieues, les emplois de proximité qu'ils soient sociaux, culturels ou éducatifs et le plan de reconquête écologique, qui permettra de créer des emplois dans l'environnement. Il ne s'agit plus de traitement social du chômage : ce ne sont pas des stages, ni des structures d'insertion même si elles doivent exister, ce ne sont pas des CES, ce sont des vrais emplois que je propose. Donc, des programmes ambitieux impulsés par l'État, car je pense que si l'on veut vraiment lutter contre le chômage, il faut que l'État s'engage à fond et qu'il s'appuie sur les collectivités locales.
Le Journal du Dimanche : Malgré tout, les socialistes sont attachés à ces années mitterrandistes. Comment conserver cet héritage tout en vous en démarquant ?
L. Jospin : On vit en partie avec le passé, on l'assume, parfois on regrette, on en est fier, mais c'est la passé. Il ne s'agit pas d'achever une période mais d'en ouvrir une autre. Cette élection ouvre sur l'an 2000. C'est déjà à cet avenir que je pensais quand j'étais à l'Éducation nationale. J'ai fait beaucoup pour l'école et pour le déploiement du système universitaire avec université 2000. J'ajoute que personne ne me même à des affaires d'argent.
Le Journal du Dimanche : On trouve même que vous n'avez pas assez d'argent !
L. Jospin : Je n'aime mieux pas assez que trop. On me dit d'une nature généreuse. Cela entraîne un choix.
Le Journal du Dimanche : On dit que vous appelez Mitterrand tous les jours pour lui demander conseil ?
L. Jospin : C'est une invention plaisante.
Le Journal du Dimanche : Est-ce que vous attendez un geste de Mitterrand ?
L. Jospin : C'est à lui de le décider.
Le Journal du Dimanche : Est-ce que cela vous aiderait ?
L. Jospin : Ce qu'il dit et ce qu'il dira me convient.
Le Journal du Dimanche : Son soutien actuel ne vous paraît-il pas un service minimum ?
L. Jospin : Non : Il a affirmé clairement son soutien dans une interview. Même s'il parlait aussi de bien d'autres sujets. C'était une sorte de méditation sur son support à la religion, à la culture, à la vie, à la mort…
L. Jospin : Je veux concilier urgence et possible.
Le Journal du Dimanche : Et vous, vous n'êtes pas un objet de méditation ?
L. Jospin : Non ! Je suis un sujet en action. Je crois que le Président fait comme il le sent, comme il l'entend et que moi je dois mener ma campagne en me tournant vers l'avenir.
Le Journal du Dimanche : Si vous êtes élu, y aura-t-il des ministres communistes ?
L. Jospin : Pourquoi pas. Cela dépend de la façon dont ils s'engageront. C'est une possibilité mais je n'ai pas à demander à telle ou telle formation politique, par exemple le PC qu'elle se pose cette question en ces termes. Mais la présence de communistes au gouvernement n'est pas pour moi un obstacle. Je ne vois pas d'ailleurs qui ça gênerait, alors que l'URSS a disparu comme système communiste d'État…
Le Journal du Dimanche : L'éventail de la vie politique ne se resserre-t-il pas ?
L. Jospin : Il y a une dérive des continents politiques en effet, comme dirait Claude Allègre. Cette dérive se fait vers un lieu central plutôt que dans une dispersion, ce qui peut laisser de l'espace pour de nouveaux explorateurs, les extrémistes. Mais il y a aussi une considération plus électorale, qui est le mouvement tactique de Chirac. Je l'ai entendu dire très clairement à la télévision : « Actuellement, cela ne veut plus rien dire droite-gauche mais dans deux ans… » Sous-entendu : « Je peux très bien revenir à une image de droite. Mais aujourd'hui avec mon ami Séguin on a trouvé un positionnement efficient ». Tout cela n'est pas sérieux, pas très responsable.
Le Journal du Dimanche : N'est-ce pas la faute de la gauche, qui est allée trop loin dans l'autre sens…
L. Jospin : C'est pourquoi je dois réidentifier la gauche et non pas aller vers un langage commun sur l'économie…
Le Journal du Dimanche : Redonner un toit aux SDF en deux ans, comme vous l'annoncez, n'est-ce pas de la démagogie ?
L. Jospin : Non, c'est de l'urgence. Il est insoutenable de voir vivre dans nos rues, dans nos gares, dans les caves, sous les cartons, dans les squats, un certain nombre d'hommes et de femmes, et de plus en plus de jeunes. Il faut faire vite, c'est une question de dignité. Parler d'un délai de six mois aurait été pure démagogie. Comme je veux à la fois réaménager, développer les structures qui existent, en créer de nouvelles et que je souhaite mener non seulement une politique de logement social mais, à l'intérieur de celle-ci, une politique du logement pour les personnes en grande difficulté, je me dis que c'est un objectif que l'on peut envisager d'atteindre dans les deux ans. Je veux concilier l'urgence et le possible. Je reste donc sur la frontière du volontarisme. Me placer en deçà aurait été de la démagogie.
Le Journal du Dimanche : Vous n'avez pas été Premier ministre, est-ce un handicap ?
L. Jospin : Est-ce que cela l'a été pour Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand ? Non. Alors, ce ne le sera pas pour moi.
Le Parisien : 3 avril 1995
Claire Galion : Vous auriez déclaré ne pas voter au second tour en cas de duel Balladur-Chirac.
Lionel Jospin : J'ai seulement voulu dire que pour moi, choisir entre Balladur et Chirac n'avait pas de sens. Si je n'étais pas présent au second tour, ce que je ne crois pas, je ferais mon devoir civique. Mais je ne voterai ni pour l'un ni pour l'autre. En fait, je pense que j'aurai à voter pour moi.
Jean Bordat : Je suis chômeur depuis seize mois : Si vous étiez à ma place, que feriez-vous ?
Lionel Jospin : J'essaierais de trouver du travail. Je compterais sur mes amis et mes proches. Si je n'y parvenais pas tout-de-suite peut-être essaierais-je de m'inscrire dans des actions de caractère social, de bénévolat, moins rémunérées mais qui me permettraient de garder identité et utilité sociales afin d'être prêt pour saisir l'occasion qui vient.
Jean Bordat : Les entreprises redeviennent performantes, parce qu'elles ont dégraissé hier. Les chômeurs ne devraient-ils pas être les premiers à bénéficier de la reprise ?
Lionel Jospin : Il faudrait, s'ils n'ont pas perdu leur qualification, en tout cas avant qu'ils ne la perdent, accorder une priorité d'embauche aux chômeurs de longue durée.
Jean Bordat : La réduction du temps de travail à trente-sept heures créera-t-elle des emplois ?
Lionel Jospin : Les trente-sept heures, sans diminution de salaire, sont un objectif qui sera atteint en 1997. Après, il faudra aller plus loin. Mais cette première étape créera déjà des milliers d'emplois. Ce n'est pas si mal.
Jean Bordat : Les patrons ne vont-ils pas moduler, quarante-quatre heures sur une semaine, trente heures la suivante ?
Lionel Jospin. Cette conception se développe actuellement. Les entreprises embaucheront potentiellement davantage si les horaires sont plus flexibles. Mais une organisation du travail où les horaires changeraient de semaine en semaine rendrait la vie impossible. Ce qui ne veut pas dire que l'on ne puisse trouver, par la concertation, des formules plus souples.
Caroline Tanguy : Les enfants ont cinq mois de vacances par an, les parents cinq semaines. C'est un casse-tête pour les mères.
Lionel Jospin : L'année scolaire française est la plus courte des pays européens, les journées plutôt plus longues. Le calendrier scolaire, qui concerne douze millions de scolarisés, est fixé tous les trois ans, en concertation avec les parents d'élèves, les professeurs, les différents personnels et certains acteurs de la vie économique comme les professionnels du tourisme et du transport. L'impact économique est énorme.
J'ai essayé d'aller dans le sens d'une réduction des vacances, notamment celles d'été. Je souhaite alléger la semaine, la journée. On a adopté un rythme sept semaines-deux semaines, mieux adapté à celui de l'enfant. Il faut aussi tenir compte du point de vue de l'Église, à cause du catéchisme.
Claire Gallon : On est dans un État laïque.
Lionel Jospin : Oui, bien sûr, mais le principe du respect de la liberté religieuse est inscrit dans la Constitution. Si on supprime le repos du mercredi, les Églises peuvent penser que c'est une mesure insidieuse pour supprimer la catéchèse. Donc, il faut en tenir compte.
Caroline Tanguy : Si on raccourcissait la journée, qui est actuellement de sept à neuf heures, les enfants auraient-ils besoin de cinq mois de vacances ?
Lionel Jospin : C'est un peu moins que sept à neuf heures. Mais il faut tendre à réduire les plages de vacances. Ce sera au ministre de l'Éducation nationale d'engager cette discussion. Je l'y inciterai.
Yazid Kemel : Je souhaite avoir une famille nombreuse, lui donner la meilleure éducation possible, dans un cadre de vie agréable, et avoir le temps de m'en occuper. Que proposez-vous pour lutter contre la baisse de la natalité…
Lionel Jospin : Le baby-boom du lendemain de la guerre a commencé à décliner à la fin des années soixante. Les allocations familiales, créées pour encourager les naissances, n'ont que peu d'impact sur la courbe démographique. Je propose néanmoins de verser une allocation familiale dès le premier enfant, modulée en fonction des revenus.
Pascal Gorrara : Je suis artisan maçon. Les lycées d'enseignement professionnel, les LEP, ne sont pas assez performants. Pourquoi ne pas les améliorer, par exemple, par un partenariat avec les professionnels ?
Lionel Jospin : La collaboration entre l'Éducation et l'entreprise s'est beaucoup développée. La plupart des diplômes professionnels sont élaborés avec professionnels. C'est le cas pour le bac pro et les diplômes d'IUT. De plus en plus, dans les établissements, il y a des intervenants professionnels, mais il faut aller plus loin dans la collaboration.
Pascal Gorrara : Le niveau des CAP et des BEP, dans le bâtiment, est dramatique, et les élèves des LEP ont le sentiment d'être rejetés.
Lionel Jospin : Souvent, le jeune se retrouve dans l'enseignement professionnel à la suite d'un échec. Il a l'impression de subir un déclassement. Les parents préfèrent pousser les garçons vers d'autres types d'études. Avec un bac général, sans poursuivre d'études, on n'a rien, alors qu'avec un bac professionnel on a 80 ou 90 % de chances d'avoir un travail dans l'année. Il faudra du travail pour changer les mentalités des jeunes et des parents.
Olivier Bouley : Est-ce le rôle du président de la République ?
Lionel Jospin : C'est plutôt la responsabilité d'un ministre. Le président de la République fixe des grandes orientations.
Caroline Tanguy : En quoi votre programme est-il nouveau par rapport à ce qui existe déjà ? J'y lis « le soin d'apprendre à lire, écrire, compter… »
Lionel Jospin : L'un des problèmes qui me préoccupent est l'enseignement professionnel et la professionnalisation des formations. J'ai créé des institutions universitaires professionnalisées, des filières, des parcours définis avec les secteurs économiques concernés. Les jeunes en sortent avec un titre d'ingénieur, une vraie formation professionnelle, plus de chances de trouver un métier. Un autre problème est celui des élèves en grande difficulté scolaire qui sortent sans formation du système éducatif. Il y a dix ans, ils étaient cent dix mille ; quand je suis arrivé au ministère, ils étaient quatre-vingt-dix mille. Ils ne sont plus que soixante-dix mille.
Il faudrait essayer, à l'école, de limiter l'échec, et s'ils en sortent sans avoir comblé leur retard, envisager une reprise d'études plus concrètes, davantage liées à l'entreprise, avec des formules d'alternance.
Yazid Kemel : Dans les ZEP, zones d'éducation prioritaire, la situation dans certains établissements est alarmante : violence, enseignants inexpérimentés, taux d'absentéisme des professeurs très élevé. Met-on tous les moyens en œuvre pour aider les ZEP ?
Lionel Jospin : Le budget de l'Éducation a très fortement augmenté, quand j'étais ministre. Cela a profité à l'ensemble des établissements, mais un effort particulier a été conduit sur quelques centaines de quartiers difficiles. Déjà, il y a moins d'élèves par classe, davantage d'enseignants, de moyens pédagogiques. Il faudrait aller plus loin.
Ce ne sont pas toujours les professeurs les plus expérimentés ou les meilleurs qui sont dans ces établissements. On pourrait les y attirer par des avantages de carrière. On a un système de prime pour les jeunes enseignants qui acceptent ces postes, et qui compensent souvent le manque d'expérience par l'enthousiasme.
Yazid Kemel : Vous parlez de reconstruire la banlieue. Que mettez-vous derrière cette formule ?
Lionel Jospin : Un grand plan de construction du logement, dont la reconstruction d'un certain nombre de quartiers dégradés et le logement social. Je souhaite l'augmentation très sensible, 70 %, des Palulos, prêts particuliers qui aident à la réhabilitation des HLM, des PLA, prêts aux logements locatifs, l'accroissement du nombre des PAP, prêts pour l'accès à la propriété de logements sociaux…
Jean-Claude Couteau : La réhabilitation des HLM se traduit par une augmentation des loyers, entre 30 % et 50 %, insupportable pour la majorité des locataires.
Lionel Jospin : Dans certaines cités, pourtant, ces augmentations après réhabilitation sont négociées avec les associations de locataires. Il faut bien évidemment développer les aides aux locataires, mais également ne pas mettre en péril l'équilibre financier des organismes d'HLM.
Yazid Kemel : Et sur la reconstruction des banlieues ?
Lionel Jospin : Je souhaite mener des actions de grande envergure sur vingt-cinq à trente grands quartiers en difficulté particulière, en y ajoutant un effort diffus sur d'autres zones. Je demanderai aussi au Parlement de revenir sur le texte de loi qui exonère les collectivités locales de l'obligation de construire des logements sociaux.
Yazid Kemel : Il y a, en banlieue, des centaines de milliers de jeunes marginalisés. Comme allez-vous dialoguer avec eux, alors que les associations sont débordées les policiers et élus terrorisés ?
Lionel Jospin. Je n'ai jamais eu peur de cette confrontation directe. Il faut aider davantage le mouvement associatif, employeur très important, lui assurer des ressources plus stables, faire un effort en direction des bénévoles et des personnels. Je propose la prise en charge par l'État des charges sociales des travailleurs sociaux ou éducatifs d'un certain nombre d'associations reconnues d'utilité publique. Mes programmes d'emploi sont d'abord pour les jeunes.
Claire Gallon : Vous comptez supprimer en deux ans les SDF. Quelle est votre recette miracle ?
Lionel Jospin : J'ai dit deux ans pour fixer un objectif réaliste. Quand je dis plus de SDF, cela ne signifie pas plus du tout d'hommes et de femmes en situation d'exclusion cela veut dire qu'ils ne sont plus à la rue.
Claire Gallon : Certains le choisissent.
Lionel Jospin : La grande majorité dit vouloir retrouver une vie normale. Il faut donner un toit à tous ceux qui le veulent, construire des locaux d'accueil, rénover les foyers d'hébergement actuels. Peut-être restera-t-il une petite minorité d'irréductibles.
Claire Gallon : Ces centres d'hébergement rejettent ceux qui ne sont pas réintégrables. Ils demandent des projets professionnels à des gens qui on cinq ou dix ans de rue. C'est du délire.
Lionel Jospin : Ce serait une première étape. La grosse majorité de cette population est dans cette situation depuis un an, deux ans.
Claire Gallon : Pas du tout. Que va-t-on construire pour eux, avec quel budget ? Le 15 mars ou le 15 avril, ils sont dehors.
Lionel Jospin : On peut leur offrir une solution immédiate par le biais de structures d'insertion. C'est la mission de l'État, en accord avec les collectivités locales, les associations qui travaillent dans ce domaine et les organismes HLM.
Claire Gallon : À condition qu'il y ait des professionnels.
Lionel Jospin : Les bénévoles ont leur utilité, même si je pense qu'il ne faut pas d'amateur pour les fonctions essentielles. Bien sûr qu'il faut des professionnels.
Claire Gallon : Changerez-vous les dates de fermeture des centres d'hébergement d'urgence ?
Lionel Jospin : Il faut que ces centres fonctionnent sur une phase beaucoup plus longue, peut-être même de façon permanente.
Claire Gallon : Vous êtes contre la médecine à deux ou plusieurs vitesses. L'hôpital devient une entreprise, avec des critères de rentabilité. Que fait-on des SDF dont l'état de santé ne justifie pas une hospitalisation, mais qui ont besoin de soins, d'un accueil ?
Lionel Jospin : Je propose qu'une couverture sociale soit assurée à tous. Il faudrait multiplier des structures de soins plus simples, en dehors de l'hôpital qui, lui, accueillerait les cas les plus graves.
Claire Gallon : Vous seriez d'accord pour des lits d'infirmerie dans ces structures ?
Lionel Jospin : Oui. Dans le cas de soins relativement légers, il faut que les SDF puissent être médicalement traités.
Michel Lalanne : Vous proposez un traitement social pour les SDF, comme pour le chômage, mais vous ne dites pas comment éviter qu'il y ait des SDF, apparus sous un gouvernement de gauche…
Lionel Jospin : La grande pauvreté existait avant que nous ne soyons au pouvoir. Elle s'est accrue depuis. Une fois les situations de détresse constatées, il faut les traiter, pas seulement sur le plan social. Faire aller certains SDF vers le travail par l'insertion peut être une amorce de solution. Il y a aussi toute une série de structures de qualification qui redonnent des formations.
Nous n'avons pu juguler le chômage : nos successeurs n'ont pas fait mieux. Nous devons accorder une priorité au traitement économique du chômage. Le taux d'autofinancement des entreprises est de 30 %. Elles n'ont plus tellement besoin de ressources supplémentaires. Les prix sont bas, notre commerce extérieur excédentaire, les entreprises ont reconstitué leurs marges, la part du salaire dans le revenu national a plutôt diminué par rapport à la part du capital. On a la possibilité, sans déséquilibrer l'économie, d'opérer des augmentations de salaire relatives, qui augmenteraient la consommation intérieure. Certaines entreprises l'ont déjà fait.
Pascal Gorrara : L'artisanat vise la qualité avec une main-d'œuvre qualifiée, aux charges salariales très fortes. Nos prix incitent ceux qui veulent faire des travaux à les faire faire au noir ou même à employer des clandestins.
Lionel Jospin : Les charges salariales et patronales financent les systèmes de protection sociale, y compris ceux des artisans. Nous avons en partie trouvé la solution avec la CSG, la contribution sociale généralisée, qui finance par un impôt des dépenses de Sécurité sociale ; autrement, celles-ci l'auraient été par une augmentation des cotisations pesant sur les seuls revenus du travail. Il faut alléger les charges sur les bas salaires, et bien évidemment les artisans doivent bénéficier de ces allégements.
Pascal Gorrara : C'est-à-dire ?
Lionel Jospin : Alléger les charges de la cotisation assurance maladie employeur pour les bas salaires et en reporter la charge sur les hauts revenus. Il faudrait aussi faire que le crédit soit moins cher. Je propose aussi d'alléger les droits de succession pour les petites entreprises actuellement un obstacle à la poursuite de la vie de l'entreprise.
Nordine Rassoul : Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait avant ?
Lionel Jospin : On avance par étapes. Un certain nombre de mesures ont été prises : le statut du conjoint d'artisan, les premières réformes de la taxe professionnelle. Il y a encore beaucoup à faire. On a parfois manqué de volonté, ou de clairvoyance. Souvent aussi la première étape ne suffit pas en face de problèmes nouveaux.
Pascal Gorrara : Quand on appelle l'Urssaf parce qu'on a du mal à payer les cotisations, on se fait envoyer dans le mur. Pour les grosses entreprises qui ont 15 000 emplois à la clef, on s'arrange…
Lionel Jospin : Il faudrait effectivement mieux aider les patrons qui travaillent comme leurs ouvriers.
Jean-Claude Couteau : Pour les petits commerçants et les petits artisans, que comptez-vous faire ? Avant de transmettre son affaire, il faut vivre.
Lionel Jospin : La reprise de l'activité économique et les grands programmes pour l'emploi auront une action bénéfique pour eux.
Jean-Claude Couteau : les petits commerces, les petits artisans, sont proportionnellement beaucoup plus imposés.
Lionel Jospin : Je souhaite revoir la fiscalité, notamment des grandes entreprises, et distinguer les investissements véritables par rapport aux revenus et aux profits qui ne sont pas réinvestis directement dans la production.
Michel Lalanne : En clair, taxer la spéculation.
Lionel Jospin : Avec des taux d'intérêt relativement élevés, difficile d'empêcher les responsables financiers de placer de l'argent sur des marchés monétaires ou financiers beaucoup plus rentables. Je propose donc une taxe internationale de 1 pour 1 000 sur les mouvements de capitaux. Mais il faudrait que l'Union européenne reprenne ce projet.
Jean Bordat : Le jour où on aura remis les chômeurs au travail, l'argent va rentrer dans les caisses de la Sécurité sociale. Le déficit de la Sécurité sociale est fictif.
Lionel Jospin : Ce déficit est bien réel, puisque les chômeurs ne cotisent pas. Remettre les gens au travail ne se fera pas en deux jours. En attendant, il faut quand même assurer l'équilibre du système de protection sociale ; sinon, un jour, certains nous diront qu'il coûte trop cher et que l'on ne peut plus se le payer. Et donc certains nous diront de recourir à des assurances privées, ce qui aboutirait à un système de protection sociale à plusieurs vitesses.
Olivier Boulay : Et l'impôt sur la fortune ?
Lionel Jospin : L'un des problèmes est l'exonération des œuvres d'art. Peut-on trouver des mécanismes pour en réintégrer une partie ? Cela mériterait d'être examiné et discuté, mais ce n'est pas quelque chose que je propose, pour l'instant.
Caroline Tanguy : Quel sera votre Premier ministre ?
Lionel Jospin : Je ne peux pas vous répondre maintenant. Le président de la République choisit souverainement le Premier ministre, généralement issu de la majorité à l'Assemblée. C'est pourquoi je la dissoudrai.
Nordine Rassoul : Et le financement de votre programme ?
Lionel Jospin : Mon programme est financé. Je suis le seul candidat à l'avoir chiffré. Les recettes de la croissance, que je n'ai pas prises en compte, me donneront des marges de manœuvre supplémentaires. La réforme fiscale que je propose – qui augmentera l'impôt sur le capital sans toucher à l'impôt sur le revenu –, ainsi que l'impôt sur la fortune et l'écotaxe me donneront les moyens nécessaires, y compris de baisser les déficits publics qui représentent aujourd'hui 6 % du PIB. Alors que le critère pour rentrer dans le système de monnaie unique est de 3 %.
Yazid Kemel : En 1981, le projet socialiste proposait le droit de vote aux immigrés aux élections locales. Cette proposition est-elle toujours d'actualité ?
Lionel Jospin : Je ne suis pas hostile au principe. Si l'élection à la présidence de la République ou celle des députés et des sénateurs est l'expression de la souveraineté nationale et doit être réservée aux citoyens français, je ne vois pas pourquoi les immigrés intégrés dans la vie de la cité, ne pourraient pas participer aux élections locales.
Mais quand on sonde l'opinion publique sur cette question, la réponse est très majoritairement négative. Je ne veux pas proposer un objectif dont je sais que je ne le réaliserai pas, en tout cas immédiatement. Le cas échant, au cours d'un quinquennat que j'appliquerai à moi-même, si je sens que l'état d'esprit a changé, je pourrais saisir le pays ou demander au Parlement de légiférer.
Ray Herriett : Envisagez-vous une réforme de l'audiovisuel et plus particulièrement de la télévision ? La qualité des programmes baisse, les présentateurs sont partiaux, et la violence, le sexe, le crime règnent en maîtres. C'est une menace pour la jeunesse. Autre chose, nous avons d'excellents metteurs en scène et acteurs et pourtant on ne fait pas grand-chose pour eux.
Lionel Jospin : Je suis extraordinairement choqué par la violence aux heures d'écoute familiale. Et je constate, en effet, que de plus en plus de films non pas érotiques mais pornographiques sont programmés vers 23 heures ou minuit. Les reality-shows ne sont pas toujours de bon aloi. Il y a le développement du commerce à la télé. Le CSA devrait veiller à tout cela. En ce qui concerne la création, je suis favorable à des quotas de diffusion et à la nécessité d'œuvres françaises.
Ray Herriett : Envisagez-vous de modifier la loi de février 1982 qui donne des pouvoirs accrus aux maires ? Ce qui aboutit parfois, par le biais de permis de construire abusifs, à la bétonisation, malgré l'action des associations de protection des sites.
Lionel Jospin : La décentralisation a été une bonne mesure. Mais il faut mettre des garde-fous. Il faudrait accroître les pouvoirs des associations, et que l'État veille davantage afin d'éviter les débordements.
Jean-Claude Coulleau : Que pensez-vous de ceux qui cumulent un salaire au-dessus du Smic et une retraite de plus de 10 000 francs ?
Lionel Jospin : Nous avions pris des mesures, pas très populaires, après 1981 qui limitaient les montants des retraites en cas d'emploi salarié. Après 1986, elles ont été annulées. Il faut faire la différence entre un général qui se retrouve chef du personnel et un sous-officier sous-marinier qui se retrouve, à trente-cinq ans, et avec une famille, avec quelques milliers de francs de retraite.
Jean Bordat : Les cadres qui acceptent de travailler soixante-dix ou soixante-quinze heures par semaine volent le travail des autres.
Lionel Jospin : La loi Giraud est pleine de cette philosophie, rendre le travail plus flexible, les statuts plus précaires. Je ne suis pas d'accord. On peut faire de la bonne économie en gardant des acquis sociaux.
Michel Lalanne : La décision de fermer l'établissement de la SNCF où je suis cheminot a été prise en 1992. Comment voyez-vous l'avenir de la SNCF et des services publics devant les exigences imposées par l'Europe de Maastricht ?
Lionel Jospin : Les pays de l'Union européenne sont normalement libres en ce qui concerne le statut de propriété de leurs entreprises. La plupart des pays européens ont des entreprises publiques et des entreprises privées. La tendance actuelle est à la dérégulation systématique. Je suis contre. La compétition peut s'exercer entre entreprises privées et publiques. Je suis décidé à ce que le statut de la SNCF reste un statut public et à éviter les démembrements trop nombreux que les directions d'entreprise ont toujours la tentation de mettre en œuvre. Nos TGV sont compétitifs. Un service public au contact de la compétition internationale se doit d'être performant. Cela ne signifie pas qu'il doit resserrer, dégraisser, licencier, privatiser.
Jean-Claude Couteau : En quatorze ans de pouvoir socialiste, vous n'avez pas appliqué le programme que vous proposez maintenant.
Lionel Jospin : Des choses ont été faites : la retraite à soixante ans, la cinquième semaine de congés payés. L'inflation a baissé, passant de 14 % à 2,5 %. Nous avons instauré le RMI. On a échoué dans un certain nombre de domaines. Ceux qui nous ont remplacés en 1986 n'ont pas fait mieux. Et, en 1988, les électeurs ont réélu pour sept ans un président socialiste. En 1993, le peuple nous a plus sévèrement sanctionnés qu'en 1988. Nous sommes devant une échéance. Je me présente au vote des Françaises et des Français car ce qui me préoccupe ce n'est pas le passé mais l'avenir qui reste à bâtir ensemble.