Texte intégral
Les cadres vigies du salariat
La secrétaire générale de la CFDT montrait ici l'intérêt que l'ensemble de la confédération porte à l'organisation et à l'action des cadres, groupe charnière par qui passera nécessairement le changement.
Organisations en changement, cadres en mouvement : tel est le thème sur lequel vous avez choisi de réfléchir en cette soirée du cinquantième anniversaire du syndicalisme cadres CFDT. Alain Etchegoyen et Jacques Méraud viennent de nous apporter leur regard sur la mutation dans laquelle nous sommes engagés depuis le milieu des années 1970. Cette mutation n'épargne aucune situation acquise, pas plus celle des cadres que le syndicalisme.
Une ressource humaine impliquée
Or, la clé pour sortir de manière positive de la mutation en cours ne réside ni dans I'économisme ni dans le technologique. Elle est d'abord dans la ressource humaine.
Une des réserves de richesses de l'entreprise réside dans les rapports sociaux noués dans le travail, dans la matière humaine, dans son intelligence et sa motivation. Qu'aujourd'hui les meilleurs esprits, y compris dans le patronat – je pense au rapport pour le Plan de Jean Gandois – s'interrogent à ce propos ne peut que réjouir la CFDT : elle compte bien voir le futur président du CNPF mettre en œuvre les orientations qu'il y préconisait.
Aujourd'hui le développement d'entreprises performantes et prospères rencontre pour limite la nature même de l'implication des salariés dans leur travail. Les impératifs de la technologie moderne, les exigences de qualité et de différenciation des produits conduisent à redécouvrir cette vérité simple : seuls des salariés motivés, autonomes et coopérant entre eux peuvent anticiper et gérer les dysfonctionnements de la production et des services. Leur vigilance, leur créativité permettent de fortes économies, source de réserves considérables de productivité.
En matière d'implication, les bricolages débouchent sur des impasses comme en témoignent des tentatives multiples : l'implication réduite à l'entretien d'un esprit-maison reste passive, l'implication demandée sous la menace de la perte de l'emploi s'émousse vite, quant à l'incitation financière, soumise aux aléas de la conjoncture, elle donne des résultats décevants.
Le problème qui est donc posé aux acteurs sociaux – aux chefs d'entreprises, aux organisations syndicales – comme à vous, ingénieurs et cadres, c'est de trouver les voies et moyens d'une implication de long terme des salariés.
Cette démarche est forcément multidimensionnelle : elle porte sur la signification du travail, sur son contenu concret, sur la place laissée à l'intelligence et à l'initiative. Elle implique la progression de la qualification, des perspectives de réalisation personnelle et des retombées en revenu. La seule stratégie pour convaincre les salariés de s'impliquer durablement repose sur le tryptique formation-qualification-promotion, qui permet au plus grand nombre de se projeter dans l'avenir. Changer la manière dont on travaille est la meilleure façon de former et de motiver. Et concevoir des organisations "qualifiantes" dans le travail, c'est prévenir l'exclusion.
Les relations professionnelles contre l’exclusion
Cet art difficile, mais nécessaire, de l'implication à long terme des salariés et de la lutte contre l'exclusion passe par une rénovation profonde du système des relations professionnelles. Cette rénovation ne peut se réduire à une négociation et des relation sociales enfermées dans l'entreprise. Car son enjeu majeur est de combler l'écart qui ne cesse de se creuser entre le tissu des PME et le reste des entreprises, entre l'entreprise et son environnement.
En effet, les tensions externes à l'entreprise créées par le chômage retentissent sur le comportement au travail dans l'entreprise. Nous sommes entrés dans une période où le dedans de l'entreprise et son dehors réagissent vigoureusement l'un sur l'autre. Il n'y a pas d'entreprise performante dans un océan d'insécurité. L'entreprise devra bien payer d'une façon ou d'une autre tout ce qu'elle rejette sur la société. C'est pourquoi, l'entreprise doit acquérir un comportement civique.
Mon deuxième thème de réflexion concernera les responsabilités qui incombent aux ingénieurs et cadres face à ces enjeux majeurs.
Les cadres, atout majeur du syndicalisme
Permettez-moi de rappeler, en ce cinquantième anniversaire les raisons pour lesquelles la CFDT (dans la continuité de la CFTC qu'elle fut) considère que les ingénieurs et cadres constituent un atout majeur dans l'action collective d'un syndicalisme confédéré.
L'action syndicale traite des problèmes issus du contrat de travail : à ce titre, les ingénieurs et cadres ont donc toute leur place dans une confédération : elle les accueille pour qu'ils assument solidairement le règlement de leurs difficultés, qu'elles soient spécifiques ou communes aux autres salariés.
Détenteurs d'un pouvoir d'expertise et d'organisation, traduisant les orientations stratégiques des dirigeants, les cadres peuvent apporter une contribution importante à la réflexion du syndicalisme, à l'analyse des problèmes, à l'élaboration de propositions alternatives. De toute ceci, l'histoire de la CFDT témoigne.
Aujourd'hui, plus encore qu'hier, ils peuvent être de ces "vigies" qui ouvrent des pistes pour construire ces modes d'organisations qualifiantes dont j'ai rappelé l'importance stratégique. Par leur position à l'interface entre direction et salariés, entre savoirs technologiques et contenu du travail, ils occupent une position à la fois déterminante et contradictoire. C'était vrai hier, dans un système disciplinaire et hiérarchique ; c'est évident aujourd'hui à propos de l'implication des salariés. D'abord parce que la qualité de l'investissement des ingénieurs et cadres dans leur métier est le point de passage obligé de l'implication des autres. Ensuite parce que leur capacité à animer, à entendre et à prendre en compte l'initiative des salariés, à savoir la traduire auprès de leurs directions peut permettre de surmonter des blocages fort coûteux.
Le syndicalisme, lieu de réflexion
Au moins autant qu'hier, les ingénieurs et cadres auront besoin des lieux, aux formes diversifiées, qu'offre le syndicalisme. Là – prenant distance avec les fonctions et les rôles qu'ils doivent assumer – ils pourront réfléchir entre eux, mais aussi avec d'autres types de salariés sur leur entreprise et les autres lieux de travail. Cela demeure une voie irremplaçable pour comprendre la vie de travail et son environnement.
Les ingénieurs et cadres ont d'autant plus besoin du syndicalisme confédéré que leur position dans la société française s'est modifiée depuis cinquante ans.
D'abord, leur poids numérique est devenu massif, surtout dans les trente dernières années. Ce groupe social de plus de deux millions de salariés pèse à plusieurs titres. D'abord par les missions qu'il remplit. Ensuite parce qu'il remplit une fonction de modélisation pour d'autres, par exemple en matière de promotion sociale ou de consommation. Enfin, parce que souvent il anticipe, il préfigure, il amorce les changements à venir.
Croissance et banalisation
Or, ces quinze dernières années, les restructurations internes de l'entreprise et la recherche de productivité ont frappé de plein fouet les ingénieurs et cadres.
D'abord, les nouvelles formes d'organisation réduisent le nombre de niveaux hiérarchiques, enrichissent les tâches des autres métiers, distinguent plus nettement les fonctions d'encadrement de celles d'expertise, mettent en cause l'identité professionnelle traditionnelle des cadres. Les frontières se font plus indécises avec les autres catégories, les distances concrètes se réduisent dans les modes de vie. Logiquement, selon la COFREMCA, les deux tiers des salariés et une majorité de cadres se déclarent favorables à une réduction des différences entre cadres et non-cadres.
Avec la croissance numérique, la position cadre s'est banalisée : difficultés d'insertion des jeunes diplômés ; développement du chômage, y compris de longue durée, pression sur les salaires, mise en préretraite massive. Les cadres partagent avec les autres salariés des inquiétudes fortes pour leur avenir et celui de leurs enfants.
Leur motivation professionnelle est elle-même touchée, d'une part parce qu'ils constatent la réversibilité de la position sociale acquise pour eux-mêmes et pour leurs enfants, d'autre part parce qu'ils sentent que la place respective accordée au diplôme et à l'expérience acquise par le travail est en train de se bouleverser.
Aussi ne faut-il pas s'étonner que les enquêtes sociologiques détectent une fêlure dans les perceptions et les comportements des ingénieurs et des cadres.
Les locomotives sont fatiguées
Ces "locomotives de la société" apparaissent fatiguées par la pression sur les objectifs, le stress, les heures de travail lourdes, la famille qui tangue. Ils sont bousculés par l'irruption du chômage, qu'il faut imposer aux autres avant de le subir soi-même. Leur appétit d'action, leur volonté d'autonomie et leur besoin de sens se heurtent à une réalité pas toujours capable de les accueillir : ils constatent que la vie qu'ils mènent ne permet qu'une exploitation étroite de leurs potentialités. Un double sentiment émerge: on est dans le même bain que les autres, le métier n'est pas tout dans la vie.
L'encadrement supérieur exprime le besoin de se ressourcer, une envie de souffler un peu et le souhait d'un rééquilibrage entre vie professionnelle et vie familiale. Des jeunes cadres font le choix d'une carrière plus calme, d'un temps de travail maîtrisé, quitte à se contenter de revenus plus modérés. Des cadres intermédiaires se plaignent du manque d'échanges et d'écoute et énoncent des attentes en matière de formation professionnelle, de déroulement de carrière, de reconnaissance. On note moins de combativité pour l'exercice des responsabilités et comme une fuite devant la course à la distinction à tout prix.
Tout cela explique probablement les difficultés rencontrées par les dirigeants d'entreprise face au problème central de l'implication de tous les salariés dans leur travail. Si le groupe social charnière a lui-même des états d'âme, comment faire ?
Un levier majeur
Pour ma part, je veux souligner que ces interrogations et aspirations des ingénieurs et cadres constituent aujourd'hui un levier majeur pour la recherche d'une société plus solidaire.
En ce cinquantième anniversaire, je rappellerai en effet l'importance que revêtit pour la CFDT les conclusions tirées par des ingénieurs et cadres à propos de ce qu'ils avaient vécu durant la période 1930-45 : prendre la parole et s’engager dans l’action syndicale confédérée ; y défendre leur situation, solidairement avec les autres salariés et y apporter leurs convictions et leurs propositions. Pourquoi 1994 ne constituerait-il pas un tournant analogue à celui de 1944 ?
L'engagement des ingénieurs et cadres sur les problèmes qu'ils vivent est un élément fondamental de déblocage du problème général de l’implication de tous les salariés dans leur travail.
On ne voit pas en effet que des évolutions majeures puissent se produire s'ils n'ouvrent pas la voie de ce qui est possible.
La RTT passera par les cadres
Ainsi nous n'avancerons pas vers une réduction du temps de travail, créatrice d'emplois, massive et diversifiée dans ses modalités si les ingénieurs et cadres ne montrent pas comment il est possible de lever les obstacles pour eux, de créer de l'emploi tout en préservant la compétitive de l'entreprise. Inventer des modalités originales de réduction du temps de travail pour les cadres, c'est bien évidemment montrer sa capacité à l'organiser pour les autres.
Je n'ignore rien des résistances à l'évolution de la durée du travail des cadres. Changer ce comportement spécifique à la France, c'est accepter de partager de la responsabilité avec d'autres, c'est arbitrer pour soi-même entre temps de travail et revenu, c'est imposer des contreparties au travail au forfait. Ces dernières s'imaginent facilement : mensualisation ou annualisation des calculs du temps de travail effectif, repos compensateurs en journées complètes, système d’épargne-temps, aménagement des fins de carrière. De tout cela, les cadres ont besoin, ne serait-ce que pour devenir les vrais animateurs que l’entreprise exige. Les ingrédients sont là : encore faut-il transgresser les tabous et faire monter la mayonnaise par une action collective.
Pour eux-mêmes et pour les autres
C'est parce que les ingénieurs et cadres le feront pour eux-mêmes qu’ils intégreront la dimension "développement de l’emploi" à leur propre action au quotidien. Et dans la diversité de ses aspects: gestion, organisation, innovation technologique, animation, construction et mise en œuvre du plan de formation.
C'est parce que les ingénieurs et cadres le feront pour eux-mêmes qu'ils veilleront à ne pas laisser pourrir des situations dégradées en matière de qualification ou de performance chez leurs subordonnés ou leurs collègues.
C'est parce que les ingénieurs et cadres le feront pour eux-mêmes qu'ils prendront sérieusement et techniquement en mains la recherche de compétitivité globale, porteuse d'une croissance plus créatrice d'emplois, plus soucieuse de son environnement.
Il n'y a pas d'autre méthode pour qu'ils deviennent, aux côtés des autres salariés, les acteurs opérationnels d'une modernisation moins productiviste de l'industrie et des services. Ils contribueront ainsi à assurer pour tous la part d'autonomie, d'initiative et d'innovation qui sont les piliers de la productivité moderne.
Et ils y redécouvriront les nouvelles dimensions de leurs responsabilités : inventer un nouveau mode de produire, un nouveau mode de vie, de consommer, de socialiser dans une entreprise solidaire de son environnement ; inventer une autre gestion sociale de la ressource humaine ; utiliser leur savoir-faire, leur professionnalisme à prévenir l'exclusion et réussir l'insertion de tous. Ils y découvriront le plaisir de faire mieux leur travail, le sentiment d'une "réussite" à l'égard d'autrui.
Et, comme au lendemain de la guerre, ils peuvent être porteurs de nouvelles garanties collectives pour eux-mêmes et pour le salariat. Les sujets ne manquent pas: les contreparties au travail au forfait, les fonds d'épargne multi-usages, les modes d'organisation en temps partagé, les organisations du travail qualifiantes et plus participatives, les règles du jeu de l'individualisation et de la formation.
Le parti pris de la solidarité
Le "parti pris de la solidarité" autour de l'emploi est le thème de notre prochain congrès confédéral. La démarche choisie est exigeante : elle demande à la fois un effort d'appropriation individuelle et un engagement collectif. En cela, elle demeure fidèle à celle dont témoigne l'histoire de cinquante ans de syndicalisme cadre CFDT. Tous ceux qui ici, depuis 1944, ont partagé les efforts tenaces, génération militante après génération militante, pour intégrer les ingénieurs et cadres à un syndicalisme confédéré en mesurent aujourd'hui les fruits : l'influence présente de l'UCC-CFDT en témoigne. Mais l'audience ne suffit pas à transformer la réalité sociale, même si c'est un atout essentiel au moment où, chacun le sent bien, nous entrons dans une nouvelle période. Il faut une organisation capable d'orienter l'action collective de cette catégorie, de lancer des initiatives en s'appuyant sur les fédérations et les unions régionales CFDT. Le rapport de forces se construit avec des adhérents et d'abord dans le secteur privé. Et, malgré la progression du nombre de ses adhérents, le problème reste posé d'une action et d'un type d'organisation qui permettent à cette catégorie de s'exprimer amplement dans l'entreprise et à l'extérieur.
Certes, les cadres sont de plus en plus conscients de leur appartenance à la communauté salariale. Ils hésitent pourtant toujours à en tirer les conséquences et à devenir les acteurs d'un changement dont ils reconnaissent la nécessité.
Il nous faut donc reprendre la réflexion sur les difficultés persistantes à formuler une réponse syndicale lisible, tonique et crédible pour les cadres.
Initiatives et travail en commun
Il nous faut, il vous faut prendre des initiatives. Renforcez et d'abord dans le secteur privé et avec d'autres la création de groupes de travail d'ingénieurs et cadres, qui réfléchissent aux moyens d'inverser là où ils travaillent le mouvement de destruction de l'emploi et aux manières de réinsérer l'entreprise dans ses responsabilités à l'égard de son environnement.
Prenez ensuite à bras le corps le chantier "travail des cadres" en inventant I'outillage d'une démarche pédagogique.
Travaillez enfin avec tous ceux qui y sont disponibles, au-delà des clivages d'organisations, dès lors qu'il y a accord sur un objectif et sur une méthode : vous pouvez être des pionniers dans la recherche de convergences au sein d'un syndicalisme trop divisé.
Les esprits sont mûrs pour réexaminer les pratiques et pour que des initiatives intelligentes rencontrent un écho inédit, ne laissons pas passer l'opportunité.
L'UCC-CFDT restera ainsi fidèle à ce qu'elle fut dans les cinquante dernières années et posera les jalons d'une organisation pleine d'avenir.
Nicole Notat