Éditoriaux de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, dans "Force ouvrière hebdo" des 1er, 15, 22, 29 mars 1995, sur les salaires et l'indépendance syndicale.

Prononcé le 1er mars 1995

Intervenant(s) : 

Média : FO Hebdo

Texte intégral

Microfiche : ID 223109
Date : 1er mars 1995
Source : Force ouvrière Hebdo

Les salaires contre la spéculation

L'INSEE vient de publier les principaux résultats économiques de l'année 1994.

Après la récession de 1993 (- 1 % pour la croissance économique) l'année 1994 aurait connu une croissance économique de + 2,5 %. Deux fois plus que les prévisions qui avaient été faites. Pour autant il nous faut constater que les salariés ne s'en sont guère aperçus.

De fait, une part importante de cette croissance est due à des raisons techniques : après avoir largement puisé dans leurs stocks en 1993, les entreprises ont été obligées de les reconstituer.

Ce qu'il faut retenir, c'est que les deux moteurs essentiels d'une croissance durable, à savoir l'investissement et la consommation, n'ont pas été au rendez-vous.

En d'autres termes, la reprise piétine, la relance est toujours un espoir, ce qui conduit par exemple le journal Le Monde à écrire :

"(…) ces statistiques risquent aussi de relancer l'un des principaux débats économiques de la campagne présidentielle, celui de l'opportunité d'une politique salariale un peu plus expansive pour consolider la demande intérieure".

En ce qui nous concerne, cela fait longtemps que nous militons pour des augmentations de salaires négociées, permettant à la fois de soutenir la consommation, l'activité économique et les comptes sociaux.

L'expérience de la prime de cinq mille francs pour l'automobile a bien montré que le problème de la consommation était réel.

A contrario, ce n'est pas parce que les entreprises ont globalement reçu de l'État plus de cent milliards de francs qu'elles ont investi et embauché.

Compte tenu de la faiblesse de la consommation et du niveau élevé des taux d'intérêt, elles ont préféré placer leur argent, alimentant de fait la spéculation.

Et si l'augmentation du chômage a ralenti en 1994, elle est cependant réelle et nous n'oublions pas qu'il y a actuellement plus de deux millions d'emplois dits aidés en France.

Nous n'oublions pas non plus qu'il y a, actuellement, plus de huit millions de jeunes âgés de 16 à 24 ans pour qui l'avenir est loin d'être dégagé.

Nous savons enfin que le libéralisme économique exacerbé et le poids des marchés financiers rendent incongrue, pour les gardiens de la monnaie, toute augmentation de salaires, par crainte de retour de l'inflation et de baisse de la rémunération du capital.

Il appartient donc aux salariés et à leurs représentants d'exprimer leurs revendications, dont l'élévation de leur pouvoir d'achat.

C'est l'une des conditions incontournables pour soutenir la consommation et l'activité, lutter contre le chômage et réduire les inégalités entre la rémunération du capital et celle du travail.

Le niveau toujours élevé des taux d'intérêt accroît la spéculation financière au détriment de l'investissement et du volume de l'emploi.

Il est plus "intéressant" aujourd'hui de miser sur le capital que sur les individus et la perversion du placement devient contagieuse. Ainsi le régime d'assurance-chômage glisse actuellement dans le moule financier confortable des placements, ce qui est socialement et moralement difficilement acceptable.

Du fait d'une progression un peu moins forte du chômage et des réformes adoptées, l'UNEDIC (qui éjecte du régime cinquante mille chômeurs tous les mois) a réalisé, cette année, seize milliards de francs de "bénéfices". Si l'on retire une charge de 3 milliards correspondant au remboursement de l'emprunt, il reste treize milliards de francs de disponibles.

Alors, au lieu de les placer financièrement, ne devrait-on pas s'interroger pour savoir si c'est socialement conforme à la mission el au rôle d'un organisme de protection sociale collective ? Autrement dit, ne faut-il pas examiner une amélioration des conditions d'indemnisation des travailleurs privés d'emploi, ce qui permettrait effectivement et concrètement de lutter contre l'exclusion.

L'UNEDIC, pas plus que la sécurité sociale, n'a pour vocation de gagner de l'argent.

Il est de plus en plus révoltant d'entendre certains discours sur la lutte contre l'exclusion tout en maintenant des procédures facteurs d'exclusion, comme si l'exclusion devenait un « marché » social et idéologique.

Pour toutes ces raisons, il est plus que nécessaire de retrouver une réelle liberté de négociation en matière de salaires.

Il y a quelques temps, le "modèle" allemand de Volkswagen était vanté par les partisans du partage du travail et des revenus en France.

Ils doivent aujourd'hui être gênés quand ils constatent qu'IG Metal a appelé à la grève pour obtenir 6 % d'augmentation de salaire, ce qui correspond à une hausse du pouvoir d'achat de plus de 3 %, et conduit la Bundesbank à menacer d'un relèvement des taux d'intérêt.

Dès lors, si nos camarades allemands obtiennent satisfaction – ce que nous leur souhaitons – il y aura bien quelques dogmatiques monétaristes en France pour expliquer que les salariés allemands sont de mauvais Européens !

Le problème avec les monétaristes et partisans de la politique d'austérité, c'est que les intérêts des travailleurs sont toujours nocifs à l'économie. Pour les salaires, les conditions de travail, ce n'est jamais l'heure. C'est pourquoi il appartient aux salariés eux-mêmes d'obtenir satisfaction.

C'est là le rôle du syndicalisme indépendant, notre rôle.

Marc Blondel

 

Date : 15 mars 1995
Source : Force ouvrière Hebdo

L'éditorial de Marc Blondel

Toujours les salaires !

Les camarades allemands de l'IG Metall ont obtenu, en matière de salaires, 520 francs de prime pour les mois de janvier à avril 1995, 3,4 % pour la période de mai à novembre 1995 et 3,6 % jusqu'à fin 1996. Ils ont par ailleurs obtenu le respect de la mise en place des 35 heures à salaire égal prévue en octobre 1995.

Déjà quelques journaux français titrent : l'un, "Une victoire pour IG Metall, un handicap pour l'emploi", l'autre, "Salaires contre innovation". Comme si l'idée qu'ils se faisaient du modèle allemand venait d'en prendre un coup !

La Frankfurter Allgemeine Zeitung note, quant à elle, concernant l'augmentation de salaires obtenue : "ce chiffre est bon pour ceux qui ont un emploi".

En fait, cet accord fait mal à tous ceux qui, en France comme en Allemagne et ailleurs, postulent sur l'allégement du coût du travail, la flexibilité et la déréglementation. Ceux qui déjà se félicitent que de plus en plus d'entreprises en Allemagne entendent "contourner le carcan des conventions collectives (…) dans l'intérêt bien compris de l'emploi et de la croissance".

Il y a quelque temps, les mêmes voyaient dans l'Allemagne un modèle à reproduire partout. Comme toujours, on appelle "modèle" ce qui correspond à ce qu'on a envie de voir…

Quoi qu'il en soit, cet accord Intervient en pleine période de perturbations monétaires.

Le Président de la Bundesbank hésite ainsi sur la conduite à tenir. En effet, craignant que les augmentations de salaires ne jouent sur l'inflation, l'orthodoxie monétaire voudrait qu'il augmente les taux d'intérêt.

Mais comme le mark se réévalue fortement sur les marchés monétaires, il faudrait baisser les taux d'intérêt pour ne pas pénaliser les exportations.

Quadrature du cercle pour les gardiens de la stabilité monétaire.

En France, alors qu'il faudrait diminuer les taux d'intérêt pour soutenir la croissance, les attaques contre le franc conduisent la Banque de France à les relever.

Quant aux monnaies espagnole et portugaise, elles ont été dévaluées ; les monnaies anglaise et italienne sont toujours hors du système monétaire européen et le dollar continue à baisser sans que les autorités américaines n'interviennent réellement.

Bref, c'est la bouteille à l'encre, pour ne pas être plus trivial.

Tout cela montre en tout cas, les dangers importants d'une libéralisation tous azimuts des mouvements de capitaux.

À force d'accepter que le marché décide à leur place en matière de politique économique, les gouvernements se sont transformés en tigres de papier.

Ce qui pour autant ne rassure pas les marchés qui naviguent dans le brouillard et qui stressent à la moindre nouvelle, vraie ou fausse.

De plus en plus, l'économie mondiale est devenue un gigantesque casino avec ses paris, ses perdants et la "banque" qui finit toujours par gagner.

Pour les libéraux, au sens économique du terme, ce sont-là des données irréversibles :

Pour eux, il est sain que les marchés dictent leur loi et que les gouvernements interviennent de moins en moins. D'où les privatisations, le moins d'État, la remise en cause des services publics. D'où également le seul outil d'ajustement qui reste : le travail et la nécessité d'alléger son coût en pressurant les salaires et l'emploi.

En quelque sorte, il appartiendrait aux gouvernements, si possible en obtenant la caution des partenaires sociaux dans un pacte social ou contrat social, de gérer au mieux la pénurie. On privatise le secteur public et on "nationalise" les exclus en leur offrant le RMI.

La formule est certes cynique, mais révélatrice.

C'est pour toutes ces raisons que le rôle du syndicalisme indépendant est de plus en plus primordial au plan national, européen et international.

À ce propos, nous reviendrons prochainement sur le travail que nous avons effectué au sommet social mondial, avec la CISL.

Et c'est pourquoi en Allemagne comme en France et ailleurs, nous devons accentuer nos revendications en matière de salaires, y compris pour contraindre gouvernements et employeurs à modifier leur stratégie.

On ne lutte pas contre le chômage et l'exclusion en sanctionnant les salariés et en substituant la charité au droit.

 

Date : 22 mars 1995
Source : Force ouvrière Hebdo

L'éditorial de Marc Blondel

Intérêts collectifs et individuels

Il ne faut pas s'imaginer qu'il (le marché) réglera tout seul tous les problèmes. Le marché n'est pas au-dessus de la Nation et de l'État. C'est la Nation, c'est l'État qui doivent surplomber le marché. Si le marché régnait en maître, ce sont les Américains qui régneraient en maîtres sur lui ; ce sont les multinationales, qui ne sont pas plus multinationales que l'OTAN. Tout ça n'est qu'un simple camouflage de l'hégémonie américaine. Si nous suivons le marché les yeux fermés, nous nous ferons coloniser par les Américains. Nous n'existerons plus, nous Européens.

Propos subversifs ?

Ils datent de 1962. Ils sont du général De Gaulle s'adressant à Roger Peyrefitte à l'issue d'un conseil des ministres*.

Dans Le Nouvel Économiste du 10 mars 1995, un chercheur, Emmanuel Todd, explique quant à lui, que "l'idée de la Nation, qui passe à droite au tournant du siècle, est en train de repasser à gauche".

Le constat n'est pas faux, il est en fait lié à l'espace de la République et au fait que l'internationalisation économique n'a pas son équivalent géographique en termes de république et de démocratie.

En fait, les rapports entre la Nation et l'international, sont, comme les rapports entre l'État et le marché, de nature complémentaire et conflictuelle.

Il en est ainsi également sur la nécessité de défendre et représenter les intérêts collectifs et individuels.

Tout miser sur l'individu, ou tout miser sur le collectif, c'est nier la liberté collective ou la liberté individuelle, ce sont deux formes de totalitarisme.

De cela le mouvement syndical indépendant a toujours été pleinement conscient depuis ses origines, en particulier à l'occasion de la création de la CGT en 1895, devenue CGT-FO en 1948.

C'est l'indépendance syndicale qui aujourd'hui, par exemple, nous permet de défendre la protection sociale collective, de militer pour un droit social européen, de revendiquer une clause sociale au plan international, de réclamer des augmentations de salaires, de faire vivre la liberté de négociation à tous les niveaux.

En la matière, les militants FO n'ont de leçon à recevoir de personne. Ce sont eux qui aujourd'hui comme hier incarnent l'indépendance syndicale, une indépendance qui gagne progressivement du terrain au plan national et international.

La situation sociale aujourd'hui, confirme largement les positions prises par l'organisation.

C'est particulièrement visible sur trois terrains : la protection sociale collective, les salaires et le service public.

Nos revendications sont de plus en plus véhiculées par les salariés dans les entreprises et administrations.

C'est le cas quand dans le secteur public, outre les revendications en matière de salaires et de statut, les salariés concernés mettent en avant la préservation du service public, un service public dont l'un des objets essentiels est de répondre aux valeurs républicaines fondamentales.

Dans ces conditions, il convient que partout, les militants FO développent les positions et revendications et fassent pleinement respecter les droits et intérêts de tous les salariés qu'ils soient actifs, chômeurs ou retraités.

* Cf. La lettre de l'OFCE du 15 février 1995. Éditorial de J.-M. Jeanneney : Le marché et l'État.

 

Date : 29 mars 1995
Source : Force ouvrière Hebdo

L'éditorial de Marc Blondel

Démocratie et indépendance

L'importance prise par les sondages n'est plus à démontrer, on parle même de "sondomania".

Les entreprises y ont recours, les pouvoirs publics, les partis politiques, voire certaines organisations syndicales. Plus personne ne peut avancer une opinion, un choix, une orientation, sans l'appuyer d'un sondage. Cela nous rend sceptique. Ce n'est pas la technique qui est en cause, mais, comme toujours, les utilisations qui en sont faites.

Non seulement on oublie trop souvent de rappeler les marges d'incertitude (de l'ordre de 2 à 3 %) mais on omet parfois le pourcentage de réponses d'indécis. Ce qui n'est pas anodin lorsque celui-ci est élevé. Mais surtout le problème de fond tient aux relations de cette pratique avec la démocratie.

D'aucuns considèrent ainsi que la technique du sondage favorise l'application de la démocratie directe, c'est oublier l'interaction entre le sondé et l'exploitation du sondage.

On ne décide plus en fonction d'orientations débattues, mais en fonction des résultats d'un sondage. Autrement dit on n'axerait plus une campagne politique, par exemple, en fonction de convictions, mais en fonction d'une stratégie de marketing.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si dans cette même logique on avance l'utilisation du référendum qui est, d'une certaine façon, un sondage grandeur nature.

Or, tout le monde sait que référendum et démocratie ne font pas toujours bon ménage. Il faudrait en effet, pour que la chose soit démocratique, que les individus qui se prononcent soient au même degré d'information et de connaissances, ce qui est impossible.

De fil en aiguille, le recours systématique d'un gouvernement (quel qu'il soit car la chose n'est pas nouvelle) au sondage pour élaborer sa politique porte atteinte à la démocratie par délégation et conduit plus à surfer qu'à proposer, à suivre qu'à propulser, c'est-à-dire à l'abandon du pouvoir politique, et s'accroît lorsque cela s'insère dans le cadre d'une politique économique décrétée incontournable.

D'autant que l'on ne peut pas dire que de telles consultations répondent pour autant aux soucis et inquiétudes manifestés.

À quand un référendum sur la nécessité d'augmenter les salaires ?

Redevenons sérieux. Le mouvement syndical indépendant se base, lui, sur le principe et la pratique de la démocratie par délégation. C'est au sein du syndical, à tous les niveaux, que se définissent les orientations, analyses et revendications. Il peut arriver qu'il y ait des décalages dans le temps, compte tenu notamment de la sensibilité particulière des militants qui réagissent parfois par anticipation, mais ce système de démocratie par délégation donne de bons résultats.

Résultats qui sont permis par la représentativité du syndicat, son fonctionnement démocratique et son indépendance.

C'est ainsi que la multiplication actuelle des conflits et négociations en matière de salaires confirme de plus en plus fortement le bien fondé des revendications en la matière, et réaffirme la représentativité du syndical.

Dans un pays comme la France, le syndicat n'appuie pas sur le bouton pour déclencher des mouvements tous azimuts.

Il arrive même parfois que le syndicat soutienne un mouvement dont il n'est pas formellement à l'origine. Dans la situation actuelle, les conflits et demandes d'ouverture de négociations ne se font pas tous sur pression syndicale.

Il est cependant certain que nos positions et revendications en la matière ont assez largement influé sur le comportement des salariés et peut être sur un certain patronat*.

D'aucuns s'ingénient à considérer que ce faisant nous ferions campagne pour tel ou tel candidat à la présidentielle.

Comme si nos revendications, en matière de salaires étaient récentes…

Mais encore le syndical devrait-il se taire, et taire ses analyses et revendications, sous prétexte que nous serions en campagne électorale ?

Autrement dit, l'indépendance syndicale devrait-elle conduire à l'anesthésie ?

Non, bien entendu.

Autant nous n'appellerons pas à voter pour tel ou tel candidat, autant nous savons que l'indépendance syndicale c'est aussi l'affirmation de l'existence du syndicat comme élément incontournable en démocratie. Nous taire serait renvoyer le syndicat en élément subsidiaire du politique. Autant nous n'avons pas vocation à définir un projet de société (ce qui est le rôle d'un parti) autant nous savons que nos revendications, notamment quand elles aboutissent, influent sur l'évolution de la société.

Le prisme de l'indépendance syndicale, c'est la vision des intérêts collectifs et individuels des salariés, actifs, chômeurs et retraités. Nous ne nous adressons pas au citoyen. Que tel ou tel candidat reprenne plus ou moins certaines de nos positions est de sa responsabilité.

Nous ne pratiquons pas le système de la courroie de transmission du parti vers le syndicat ou du syndicat vers le parti.

L'indépendance syndicale conduit le syndicat à exister en dehors des partis ou de manière autonome aux partis. C'est ce que nous appelons la majorité du mouvement syndical et c'est cela aussi la démocratie.

* Cet article était rédigé avant la conférence de presse de M. Gandois, dont nous faisons écho page 24.