Texte intégral
Le Figaro : 26 novembre 1998
Le Figaro – Pourquoi avoir choisi comme thème de ce sommet la sécurité ?
Charles Josselin – Parce qu'il rejoint très fortement l'actualité africaine. Les évènements de Guinée-Bissau, la guerre Ethiopie-Erythrée, l'internationalisation du conflit en République démocratique du Congo, l'instabilité au Soudan, la reprise de la guerre en Angola le prouvent assez… Or, il n'y aura pas de développement sans sécurité. J'ajoute que la France attache une importance particulière aux dossiers de la coopération militaire en Afrique.
Le Figaro – N'y a-t-il pas quelques grands absents ?
– Certains invités ont fait le choix de ne pas venir pour des raisons intérieures : c'est le cas du général Aboubakar du Nigeria ou du président gabonais Omar Bongo. Mais ils seront représentés. D'autres pays n'ont pas été conviés : la Libye et le Soudan, sous sanctions internationales, et la Somalie qui n'a pas de Gouvernement.
Le Figaro – Omar Bongo s'est plaint de certaines déclarations du Parti socialistes à son égard…
– Les références du PS aux exigences de la transparence électorale l'auraient, paraît-il, affecté. Je le regrette. Ce rappel aux principes élémentaires de la démocratie n'aurait pas dû le surprendre.
Le Figaro – Le colonel Kadhafi – vu ses excellentes relations avec le Tchad – n'aurait-il pas eu sa place à Paris ?
– Tripoli et N'Djamena préfèrent la paix à la guerre : on ne peut qu'approuver. Mais il y a l'attentat terroriste de Lockerbie. Tant que le colonel Kadhafi n'aura pas accompli les actes qu'on attend de lui sur ce dossier, il restera isolé. Il existe toutefois une volonté des Africains de « désenclaver » la Libye. C'est un fait.
Le Figaro – Laurent-Désiré Kabila, lui, est attendu à Paris. Pourtant, cet été encore, vous disiez qu'il n'avait pas la carrure d'un chef d'État !
– J'admets que ce n'était pas très opportun, mais beaucoup de gens pensaient comme moi à l'époque. Je voulais dire qu'il est plus facile de conquérir par les armes que de gérer dans la paix. Depuis, l'eau du fleuve Congo a coulé, la situation intérieure a évolué, des contacts se sont noués… Nous allons voir ce que tout cela va donner à Paris.
Le Figaro – La France, après l'avoir beaucoup dénigré, semble aujourd'hui s'accommoder de Kabila.
– Nous avons dénoncé dès le début l'ingérence extérieure et, d'ailleurs, nous avons demandé qu'on analyse avec un regard équitable les situations de part et d'autre du fleuve Congo. Nous souhaitons que l'intégrité territoriale du pays soit maintenue et que les Congolais trouvent entre eux les chemins de la paix. Mais la situation est tendue et mouvante. À l'Est, la rébellion soutenue par le Rwanda et l'Ouganda a réussi à créer une sorte de zone à part. On ne peut s'en satisfaire. C'est le résultat d'un rapport de force armé. On parle souvent de la réussite économique de l'Ouganda, mais comment éviter de se poser des questions politiques ?
Le Figaro – On a un peu l'impression que les occidentaux laissent les Africains se débrouiller entre eux dans l'ex-Zaïre…
– Ce serait botter en touche un peu facilement que de dire que les occidentaux sont absents. Ils ne le sont pas dans le commerce des armes, par exemple ! Hélas…
Le Figaro – Où en est l'idée française de conférence de paix pour la région des grands lacs ?
– Elle recueille un nombre croissant d'adhésions. La RDC a des frontières communes avec neuf pays dont la plupart redoutent fortement de la voir imploser. Mais toutes les parties impliquées doivent être présentes. Amis comme adversaires. Y compris les rebelles. Avec, comme préalable obligé, un véritable cessez-le-feu.
Le Figaro – Comptez-vous reprendre la coopération avec Kinshasa ?
– Depuis 1991, notre coopération se limite à une aide humanitaire, via les ONG, de 20 millions de francs par an. Nous aimerions reprendre une coopération d'État (santé, éducation, etc.). Mais il faut qu'un processus de paix s'enclenche. Alors, la France – qui mesure le poids de la RDC dans la région et sa place dans la francophonie – pourra s'impliquer aux côtés des autres bailleurs de fonds. Parmi eux, je l'espère, les États-Unis.
Le Figaro – Mais l'intérêt américain pour le continent noir n'est-il pas retombé ?
– Les États-Unis ne peuvent pas se désintéresser de l'ex-Zaïre s'ils veulent, comme ils l'ont dit, être présents en Afrique. Force est de reconnaître que les choses ne se sont pas passées comme ils l'avaient envisagé. Le voyage du président Clinton n'a pas été suivi des effets que les Africains en attendaient. La nouvelle loi « croissance et opportunité » n'a toujours pas été votée par le Congrès. L'aide publique américaine au développement reste faible, comparée à celle du Japon ou de la France. On comprend la déception des Africains. J'ai pu la vérifier. Du coup, le regard des États-Unis sur la politique africaine de la France est moins critique…
Le Figaro – Que devient le projet de force interafricaine de maintien de la paix ?
– Le projet est débattu depuis trente-cinq ans… C'est aujourd'hui le concept soutenu par la France de « Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix » (Recamp) qui est en train de l'emporter. Il s'agit, entre autres, de former des cadres et des unités. Cela concerne environ 1 500 militaires africains.
Le Figaro – En France, où en est l'absorption » de la Coopération par le Quai d'Orsay ?
– La réforme est aujourd'hui comprise et approuvée par tous. Les réserves initiales sont oubliées. La nouvelle Direction générale de la coopération internationale et du développement sera opérationnelle en janvier.
Le Figaro – Quels pays entreront dans ce que vous appelez la « Zone de solidarité prioritaire » ?
– Le Premier ministre a déterminé les critères d'accès à la ZSP. Ils viseront les pays les plus pauvres qui, notamment, n'ont pas accès au marché des capitaux. D'autres, fragilisés par exemple par la baisse des cours des matières premières, figureront probablement dans la zone. Il va de soi que les pays d'Afrique sub-saharienne, en particulier francophones, y seront les premiers éligibles. Mais l'intensité et la répartition géographique de l'aide publique varieront selon les situations.
Notre coopération, ces dernières années, s'est ouverte à certains pays d'Afrique non francophones sur les mêmes critères. Ce partenariat répond à des considérations politiques ou géopolitiques : d'autres pays pourront donc être intégrés à la ZSP, en Afrique ou hors d'Afrique.
France 2 : vendredi 27 novembre 1998
Q - L.-D. Kabila, le président autoproclamé du Congo, fait l'objet d'une polémique puisque la Fédération internationale des droits de l'homme, la Ligue française des droits de l'homme ont saisi le procureur de la République pour engager des poursuites, considérant qu'il avait un peu de sang sur les mains. Est-ce que l'État français, le Gouvernement français est embarrassé d'avoir sur son territoire un chef d'État comme L.-D. Kabila ?
« Je ne pense pas. Il est invité comme chef d'État du Congo démocratique. A ce titre, il bénéficie de l'immunité reconnue aux chefs d'État en fonction. Il y a une grande différence par rapport au général Pinochet qui n'était plus en fonction. Voilà ce que nous pouvons en dire. »
Q - Le Premier ministre se félicite de la levée d'immunité du général Pinochet en disant : les dictateurs ont du souci à se faire. Et après, on reçoit avec les fastes de la République L.-D. Kabila. N'y a-t-il pas là une sorte de double langage ?
« C'est une bonne nouvelle, en effet, que les crimes ne restent pas impunis, même beaucoup plus tard ; et que personne ne puisse y échapper. Je ne pense pas qu'il y ait, là, contradiction. S'il y a, parmi les chefs d'État invités, des dictateurs, et qu'ils s'y reconnaissent, ils apprécieront d'autant mieux.
Q - Cela veut dire que ça peut être un message indirect pour le président Kabila ?
« Je pense que ça peut être un message pour tout responsable politique qui doit savoir, qu'un jour ou l'autre, il peut payer les crimes qu'il aurait commis.
Q - Vous vous félicitez de la création – qu'on attend toujours mais qui devrait arriver – de la Cour criminelle internationale ?
« Bien sûr ! La France a oeuvré pour qu'elle se mette en place. Et, de ce point de vue, c'est quand même un très grand progrès. »
Q - Nous, pays occidentaux, n'avons-nous pas une grande responsabilité dans le maintien au pouvoir des gens qui ne sont pas de grands démocrates ? On pense à Bokassa en Centre Afrique, Mobutu au Zaïre, I. Amin Dada en Ouganda. Vous parlez de ceux qui ne sont plus au pouvoir, et dont on peut plus facilement évoquer la situation ?
« C'est pour cela qu'il faut changer la politique africaine de la France. C'est pour cela aussi que nous avons entrepris la réforme de la coopération française. J'espère bien que le précepte que Jospin avait mis en avant – ni ingérence, ni impuissance – va être désormais totalement respecté. »
Q - Est-ce que la présence de M. Kabila permettra, au moins, d'avancer sur le conflit extrêmement difficile et extrêmement meurtrier qu'est celui des Grands-lacs ? Est-ce qu'il peut y avoir l'ébauche d'une solution ?
« Un conflit qui s'est totalement internationalisé et qui inquiète beaucoup, non seulement les voisins du Congo démocratique, mais pratiquement tous les Africains. Parce que l'implosion de ce pays remettrait sur les routes d'Afrique des centaines de milliers de réfugiés. Et cela, tous les pays africains le redoutent. Je peux simplement dire que les conversations privées que nous avons en ce moment, font état de négociations et de médiations qui pourraient aboutir, heureusement, dans le courant du mois de décembre. Il reste encore à vaincre quelques résistances. Mais j'ai bon espoir, dans le courant du mois de décembre, que le Conseil de sécurité pourrait être saisi d'un protocole de cessez-le-feu qui confirmerait l'accord intervenu entre l'ensemble des partis en conflit. »
Q - La particularité de ce sommet est que, cette année, il n'y a pas que des pays francophones. C'est toute l'Afrique qui est représentée.
« Ce n'est pas la première fois. Mais, il est vrai qu'au début, nous avions commencé seulement entre pays francophones et français, désormais on a ouvert. Et c'est vrai que, cette année, on va battre des records, puisque pratiquement tous les pays africains sont là ! Hormis le Soudan et la Libye. »
Q - Cette présence de chefs d'État qui ont un grand charisme peut-il aider à trouver une solution ? Est-ce qu'avec l'aide de la France, il va y avoir une sorte de mise en contact de tout le monde pour avancer vers une solution dans la région des Grands-lacs ?
« Je voudrais faire observer qu'en invitant tout le monde, la France entend s'ouvrir à toute l'Afrique, précisément parce que l'Afrique s'ouvre au monde, et que nous n'entendons pas avoir des relations exclusives avec certains pays africains, nous voulons pouvoir en avoir avec tous les pays africains. J'espère que le sommet, même parfois à cause de la distribution des chambres d'hôtel qui met côte-à-côte des adversaires… »
Q - Vous avez travaillé là-dessus ?
« Pas du tout ! Mais j'observe simplement qu'il y a des coïncidences que je juge, somme toute, assez heureuses. S'ils en profitent pour se rencontrer et faire avancer ce dossier de la paix, on en sera heureux. Et la France pourra être fière d'y avoir contribué. »
Q - Le président du Gabon, O. Bongo, n'est pas venu. Officiellement, c'est parce que ce n'est pas un sommet francophone, mais c'est peut-être aussi parce qu'il est un peu agacé que le Gouvernement français ait fait des réflexions sur les élections pas forcément démocratiques chez lui ?
« Oui ! Ce n'est pas spécialement le Gouvernement français, mais il est vrai que le Parti socialiste, par exemple, a rappelé – et ça apparaissait plutôt normal – le besoin d'élections transparentes, libres, de façon à ce que le pouvoir qui sorte des urnes ait une vraie légitimité. Il ne s'agit-là que de principes démocratiques. Je suis un peu surpris que le président Bongo s'en inquiète. »
Q - L'aide publique au développement : on s'interroge souvent sur son efficacité. Elle est détournée, elle ne va pas où il faut ? L'ONU, tout récemment, a fait une étude en disant qu'il y avait un souci là-dessus.
« Le détournement viendrait surtout pour l'aide humanitaire qui, à cause des parachutages auxquels nous sommes obligés de nous livrer pour l'acheminer, fait souvent l'objet de détournements. »
Q - Mais, par détournement, j'entendais les pays dont les dirigeants sont très riches mais où la population souffre.
« Il arrive que les pays soient très pauvres et les dirigeants un peu trop riches. Et ceci a de quoi surprendre et choquer. La relation à l'argent entre un homme politique français et africain peut difficilement se comparer, parce que la notion de retraite n'est pas du tout appréciée de la même manière. Ceci constitue parfois une bonne excuse pour aller trop vite dans l'enrichissement personnel. C'est vrai. Pour autant, le besoin d'aide publique au développement doit être rappelé avec force. Qu'il y ait besoin d'une meilleure efficacité, nous en sommes d'accord, mais la France s'enorgueillit d'être le second pays au monde par le volume de son aide publique au développement. Les Africains y sont sensibles. »