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Les Échos. - En tant que ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, vous avez à gérer, sans doute plus que d'autres, des dossiers qui s'inscrivent dans le très long terme. Une telle donnée n'est-elle pas contradictoire avec les attentes, très immédiates, de la société civile ?
Claude Allègre. – Il est parfaitement exact que la machine éducation nationale est lourde et que ses temps de réponse sont longs. La plupart des décisions sont ramenées à la nouvelle rentrée, c'est-à-dire à six mois ou à un an. Certaines sont ramenées à deux, voire trois ans ; c'est souvent le cas lorsqu'il s'agit des programmes. C'est pourquoi, lorsqu'on annonce une action, les gens sont déçus de ne pas la voir se concrétiser immédiatement. Ainsi, avec la consultation Meirieu, les lycées s'attendaient à une modification des programmes dès la rentrée prochaine, ce qui est bien sûr impossible. Comment les professeurs auraient-ils le temps de préparer leurs nouveaux cours ? Comment les éditeurs pourraient-ils fabriquer les nouveaux manuels ? Or ces temps de réponses longs, trop longs, sont incompatibles avec la société moderne qui a des temps de réaction de plus en plus courts. Pensons que les crises financières se déclenchent en quelques jours, que les décisions économiques se concrétisent en quelques semaines, que l'introduction d'un nouveau produit modifie le marché en quelques mois.
Il faut donc rendre le système d'éducation nationale plus rapide, plus véloce, plus réactif, sans pour autant lui faire perdre ses caractéristiques essentielles, à savoir celles d'un service public assurant partout l'égalité des chances.
Les Échos. – Comment, concrètement, gérer ces deux défis, apparemment contradictoires ?
Claude Allègre. – La réponse à ce double défi, c'est la déconcentration. Déconcentration du mouvement des enseignants, qui évitera le trop grand nombre d'emplois non pourvus à la rentrée ; déconcentration de la gestion, qui assurera une meilleure maîtrise des remplacements mais aussi une gestion plus humaine, plus proche des personnels ; déconcentration pédagogique aussi qui, autour des trames nationales et des projets d'établissement, doit permettre à chaque enseignant de mieux faire valoir ses initiatives et son imagination.
Le processus est en marche, mais il ne se fera pas en un jour. Dans cet effort de longue haleine, le ministre ne doit pas songer à son propre calendrier politique. Vauvenargues disait : « Si l'on veut faire des grandes choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir. » Je ne gère pas une carrière politique, j'essaye d'adapter notre système éducatif au XXIe siècle.
Les Échos. – Charte du XXIe siècle pour l'école, plan université du 3e millénaire pour l'enseignement supérieur, vos projets portent la marque du temps. Une bonne réforme doit-elle nécessairement s'inscrire dans le très long terme ?
Claude Allègre. – Une bonne réforme doit tout à la fois marquer ses effets assez vite et s'inscrire dans le moyen terme. Si je peux me permettre, je prendrai deux exemples dans ma propre expérience. Lorsque, avec Lionel Jospin, nous avons lancé le plan de rénovation des locaux universitaires, nous avons fait en sorte que des grues apparaissent sur les campus, très vite, et que grâce au dialogue État-région, un plan sur cinq ans se mette en place.
Le succès de ce plan, que je crois, personne ne conteste, vient de cette double démarche. La visibilité rapide a mobilisé les acteurs, la planification a ancré le succès dans la durée.
C'est ce que nous ferons aussi bien pour U3M que pour l'école du XXIe siècle ou la rénovation pédagogique des lycées. Il y aura des effets visibles très vite, mais l'essentiel se fera dans la durée et se fera, non pas piloté par le haut, mais grâce à la créativité des acteurs du système éducatif.
Cette volonté de susciter la contribution de tous, des acteurs de terrain, c'est cohérent avec notre volonté de déconcentrer, de décentraliser.
Les Échos. – Il semble souvent plus facile de lancer des chantiers sur plusieurs années que de modifier les comportements à très court terme. Pour prendre un exemple concret, vous avez réussi à entraîner les enseignants du primaire dans une réforme de l'école, mais vous n'êtes pas parvenu à ce qu'ils changent leurs habitudes en matière d'absentéisme. L'école a-t-elle besoin pour changer de longues préparations ?
Claude Allègre. – C'est inexact. L'absentéisme recule et continuera à reculer. Là il y a, à la fois, des effets immédiats et un effort à accomplir sur le long terme.
Mais vous avez raison, pour faire évoluer les mentalités, il faudra du temps. Pour faire passer certains syndicats d'une approche purement quantitative à une approche qualitative, c'est difficile, mais je crois que petit à petit tout le monde apportera sa pierre à l'oeuvre de rénovation du système éducatif.
Les Échos. – La France a-t-elle souffert d'une absence de programmation dans le domaine universitaire ?
Claude Allègre. – Oui, sans doute, mais pas depuis l'époque Jospin dans le gouvernement de Michel Rocard, qui marque au contraire l'an I de la prévision pluriannuelle à l'éducation nationale. Cet effort n'a malheureusement pas été poursuivi, notamment en ce qui concerne la gestion prévisionnelle du personnel. C'est là un chantier auquel nous nous sommes attelés dès mon arrivée, même si cela s'est fait dans la discrétion des services.
Les Échos. – Et dans le domaine de la recherche ?
Claude Allègre. – Dans le domaine de la recherche, la France a souffert d'un manque de courage et de lucidité plus que de planification. On n'a pas osé basculer la priorité donnée à l'énergie et à la physique lourde vers la biologie et la physique légère, on a continué à s'acharner à faire du hardware en informatique, alors que l'avenir était vers le soft (où par ailleurs nos chercheurs réussissaient fort bien). Contre toute logique, on a cru au primat du numérique en télévision, par aveuglement on a voulu continuer la navette Hermès contre l'avis de tous les experts, etc.
Tout cela parce que l'esprit de l'innovation était trop absent de nos centres de décision scientifiques, techniques et industriels. La prévision, c'est d'abord la lucidité dans l'analyse scientifique.
Les Échos. – L'État dispose-t-il des instruments de prévision nécessaires ?
Claude Allègre. – Oui et non. Il dispose d'instruments de prévision performants pour ce qui est du quantitatif. La mission statistiques et évaluation, l'Observatoire des sciences et des techniques sont autant d'instruments valables et performants pour ce qui est de la prévision quantitative ; celle qui se fait par extrapolation linéaire de l'existant. Pour tout cela, la réponse est oui. Pour ce qui est de l'analyse qualitative de l'évolution des technologies de l'innovation, c'est moins clair. Parce que, là encore, il faut de la lucidité, de l'intuition dans l'analyse, du courage dans la décision.
Les Échos. – Le pouvoir politique n'a-t-il pas fait preuve de défaut d'anticipation au regard des pyramides des âges vieillissantes dans l'université et parmi les chercheurs ?
Claude Allègre. – On peut le dire comme cela et dire que l'État a été imprévoyant. J'ai tendance à penser que la vraie raison de cette myopie sur les questions du vieillissement des chercheurs et aussi des enseignants est là encore le manque de courage.
Je crois qu'on voyait bien ce qui arrivait mais on n'a pas voulu prendre les décisions à temps, parce qu'elles risquaient d'être impopulaires. C'est bien sûr le cas dès qu'on parle de la mobilité des chercheurs...
Les Échos. – La période dans laquelle nous vivons, en particulier la vitesse de circulation de l'information et l'apport de nouvelles technologies, nous oblige-t-elle à un autre rapport entre le temps et les réformes ?
Claude Allègre. – Oui. Il nous oblige à être capables de réagir vite. Il faut qu'un pays sacrifie plus à l'innovation, fasse de la place aux savoirs émergents et donc sacrifie d'autres recherches. C'est cela que nous devons apprendre à faire. J'ai l'intention de demander à chaque organisme de sacrifier chaque année 10 % de leurs recherches.
Avec ces 10 %, auxquels s'ajouteront une partie éventuelle de mesures nouvelles, ils auront proposé de nouvelles actions et des initiatives en faveur des jeunes chercheurs.
Les Échos. – Dans un contexte de mondialisation, de libération et d'évolutions technologiques accélérées, peut-on valablement penser et donc modeler le long terme ?
Claude Allègre. – C'est une excellente et très difficile question. La prévision du long terme est devenue aléatoire voire impossible, surtout dans le domaine technologique. Il faut donc se contenter d'une planification à moyen terme, avec des dispositifs permettant une révision annuelle. Ce type de processus – plan de trois ans et révision annuelle – est utilisé par les grandes compagnies engagées dans les technologies de pointe. Cela ne les dispense pas de subir parfois des chocs terribles.
Plus que jamais, le mot clef, c'est la vitesse d'adaptation. C'est ce que je m'efforce de mettre en place progressivement dans notre appareil de recherche, qui est de qualité, mais peu porté aux bouleversements.
Les Échos. – Cela est valable pour un PDG comme pour un homme politique. Mais n'est-il pas plus facile à un maire qu'à un ministre de gérer le long terme par étapes planifiées ?
Claude Allègre. – Ce n'est pas du tout la même chose : les maires font du béton, ce sont des entrepreneurs ; les ministres, eux, ont à faire bouger la société, à des degrés variés selon le rôle que chacun tient au sein du gouvernement. Je ne pense pas que les lois soient essentielles pour faire bouger la société, contrairement à d'autres de mes collègues qui sont des fanatiques des lois. Je vais en faire une parce que je suis obligé, sur l'innovation ; mais j'essaye d'éviter les lois. Il faut changer les mentalités. C'est à la fois lent, long et plus intéressant.
Les Échos. – C'est aussi plus difficile...
Claude Allègre. – Le plus difficile sera de faire changer la mentalité de la maison éducation nationale, qui est habituée à un centralisme et à une rigidité extrême. La plus grosse difficulté sera de lui donner plus de souplesse.
Les Échos. – En dehors des lois, quels sont vos moyens pour changer les mentalités ?
Claude Allègre. – Législativement parlant, j'utilise des décrets et des circulaires. Je crois beaucoup au changement par les faits et par les attitudes. Je crois à la vie beaucoup plus qu'à la loi.
Les Échos. – En quoi votre passé de chercheur, dont l'action se situe nécessairement dans la durée, vous prédispose-t-il ou, au contraire, vous freine-t-il dans votre de travail de ministre ?
Claude Allègre. – En quoi pourrait-il freiner mon travail de ministre ? Si ce n'est parfois la nostalgie du plus beau métier du monde ! Je crois au contraire que ma pratique de la recherche, de l'innovation, mais aussi de savoir, tient compte des réalités pour réaliser une construction théorique. Ce sont là des atouts essentiels pour une pratique de ministre.
Les Échos. – L'objectif de long terme s'appelle une ambition, nationale par exemple. Est-ce que l'expression d'une ambition n'est pas freinée, voire bloquée, par une cohabitation qui conduit deux leaders politiques à se marquer l'un l'autre ?
Claude Allègre. – La cohabitation n'est pour moi pour l'instant pas un obstacle. Le gouvernement gouverne, le président préside.
Les Échos. – Mais l'ambition ne serait-elle pas plus convaincante si, exprimée au nom du pays, elle était univoque ?
Claude Allègre. – Le président, que je sache, n'est pas hostile à la nécessité de réformer l'éducation. Cela dit, puisque vous m'y poussez, j'avoue que je préférerais avoirs un président socialiste. Mais, si je réponds en scientifique, hors raisonnement théorique, je constate que je suis dans la cohabitation et que, si ce n'est pour les nominations individuelles, je ne connais pas de grande gêne à cette situation.
Les Échos. – Quelle est l'ambition dont la France a le plus besoin ? Par exemple la restauration du sens morale, le rayonnement du pays, la victoire sur le chômage...
Claude Allègre. – Pourquoi voulez-vous opposer trois priorités qui ne se situent pas sur le même plan ?
À ces trois priorités, je voudrais en ajouter une quatrième, retrouver confiance en elle-même et en sa capacité à innover.
Les Échos. – Estimez-vous qu'elle doute d'elle-même à la veille d'être encore plus européenne ?
Claude Allègre. – Oui, la France doute d'elle-même et je crois sincèrement que l'Europe va nous faire gagne de la self-confiance. Certains Français sont allés épanouir leur esprit novateur à l'étranger faute d'être pleinement appréciés dans notre pays. Les Français ont besoin de la sanction des autres pour apprécier leurs propres innovations. Nous avons des gens intelligents et dynamiques pas moins que d'autres pays ; mais ici on ne fait pas suffisamment confiance aux innovateurs.
Souvenez-vous de la Coupe du monde de football. On a ressenti une joie collective formidable et on s'est félicité de notre réalité pluriethnique. Très bien. Mais on n'a pas suffisamment dit que la France et le Brésil – contrairement à l'Allemagne et à l'Angleterre – avaient les équipes qui comptaient le plus de joueurs évoluant à l'étranger. C'est dire que les équipes de France et du Brésil sont celles qui sont le plus entrées dans la mondialisation.
Les Français prennent confiance en eux-mêmes en allant à l'extérieur. Voyez nos superbes résultats à l'exportation, depuis que les entreprises françaises vont sur tous les continents, jusqu'au plus loin de l'Asie.
Les Échos. – On sait votre longue amitié avec Lionel Jospin, peut-on dire que l'invention du futur a été au coeur de vos discussions ? Quel était votre objectif commun à long terme quand vous aviez une vingtaine d'années ?
Claude Allègre. – Oui, on peut dire cela. Nos conversations politiques tournent souvent autour de l'« invention du possible », avec un souci commun d'adapter le rythme du changement à la question. Certaines réformes demandent de la rapidité, d'autres, au contraire, une certaine maturation. C'est pour moi une clef de la réussite.
Quand nous étions jeunes, nous étions dans l'opposition politique avec peu d'espoir d'arriver au pouvoir. Nos luttes, c'était pour la paix en Algérie, mais aussi pour la restauration de l'esprit démocratique et d'une République vertueuse.
Sur ces derniers points, l'ambition ne nous a pas quittés. Le parcours de Lionel Jospin est là pour en témoigner.
Les Échos. – Quel est aujourd'hui « le possible » qui vous tient le plus à coeur ?
Claude Allègre. – Les Français aspirent à la modernisation et à davantage de justice sociale. Moderniser veut dire déconcentrer les décisions, faire qu'elles soient plus proches, faire que l'État soit moins lointain, que la France réagisse plus vite aux sollicitations internationales.
Nous recherchons une troisième voie ; car le libéralisme sauvage n'est pas la bonne solution, et une régulation technocratique trop forte bride l'économie. Nous explorons donc une troisième voie, selon la méthode Jospin ; faite de pragmatisme et de respect de certaines valeurs. Les Britanniques, les Italiens et les Allemands cherchent eux aussi à leur manière une voie moyenne.