Interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à "L'Est républicain" le 31 décembre 1998 et dans "Alternatives économiques" le 4 janvier 1999, sur la naissance de l'euro, la coordination des politiques économiques européennes, la réorientation de la construction européenne vers la croissance et l'emploi.

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Circonstance : Lancement de l'euro le 1er janvier 1999

Média : Alternatives économiques - L'Est républicain

Texte intégral

L'Est républicain – 31 décembre 1998

Q - Que diriez-vous pour convaincre les Français que la naissance de l'euro est une bonne nouvelle ?

– Je leur dirais qu'unis avec les autres Européens, nous sommes plus forts et mieux à même de jouer notre rôle dans le monde. Ce que nous sommes en train de créer, nos concitoyens doivent en avoir conscience, ce n'est pas une monnaie de second rang, une sorte de monnaie provinciale à l'échelle de la planète. L'euro, à l'égal du dollar, va être, au contraire, l'une des deux grandes monnaies qui compteront dans le monde et autour desquelles s'organiseront les relations économiques et financières entre les pays. Je leur dirais également que le lancement de l'euro fera disparaître les fluctuations monétaires entre les 11 pays qui y participent et créera une zone de grande stabilité, ainsi que de protection face aux événements extérieurs.

En fait, nous y sommes déjà. Grâce à l'euro, nous ne sommes plus obligés de défendre les cours des différentes devises européennes les unes contre les autres et nous connaissons aujourd'hui, en Europe, des taux d'intérêts très bas, les plus bas depuis de nombreuses années. De tels taux permettent de nouveaux investissements et soutiennent la croissance et l'emploi.

C'est aussi grâce à l'euro que nous avons pu résister à la crise asiatique qui, sans cela, aurait sans doute entraîné, comme en 1992 et 1993, une grave crise monétaire en Europe, au risque de provoquer une récession économique sur notre continent. Cela ne signifie pas, naturellement que la crise asiatique n'a aucune conséquence pour nous, notamment à travers le ralentissement d'une partie de nos exportations, mais son impact aurait été sans commune mesure si la perspective du passage à l'euro n'avait pas existé. En faisant de l'Europe une zone attractive et rassurante, l'euro nous a mis, très largement, à l'abri de ces perturbations et nous a permis de demeurer un espace de croissance forte et durable.

Cela nous montre, pour reprendre le slogan de la campagne sur la monnaie unique, que « l'euro fait la force ». Cette puissance nous permet de ne pas subir la mondialisation de l'économie, mais au contraire de l'organiser, à partir de nos points forts, en nous dotant de nos propres instruments pour ce faire, à commencer par une monnaie de niveau mondial.

Q  – Avec la monnaie unique, le poids de la Banque centrale ne va-t-il pas devenir excessif ? N'est-il pas dangereux d'avoir un organisme financier fort et une entité politique inexistante ?

– Il existe, partout dans le monde, à commencer par les États-Unis et l'Allemagne, des Banques centrales indépendantes. Une Banque centrale « soumise » au pouvoir politique n'a jamais été la condition sine qua non d'une bonne politique monétaire. En revanche, il est indispensable qu'une telle Banque centrale soit en mesure de nouer un dialogue fructueux, confiant, constructif, avec le pouvoir politique, un pouvoir politique fort. C'est, par exemple, la qualité de ce dialogue qui a permis la mise en place d'une bonne combinaison entre la politique monétaire d'un côté, et la politique budgétaire de l'autre, d'un bon « policy mix », qui a assuré aux États-Unis une longue période de croissance et de création d'emplois.

Vous le voyez, la question n'est donc pas l'indépendance de la Banque centrale européenne, qui est désormais chose faite, mais celle de la nécessité d'un véritable partenaire politique pour mener ce dialogue. Je suis aujourd'hui optimiste : grâce à la volonté de plusieurs États membres, et tout particulièrement grâce à la conviction du gouvernement français qui en avait fait, dès son arrivée, l'une de ses priorités, ce pouvoir politique se met désormais en place : c'est le Conseil de l'euro, qui réunit régulièrement les ministres des Finances des 11 pays qui participent d'ores et déjà à la monnaie unique, et est chargé de la coordination des politiques économiques entre ces pays.

Le passage à l'euro ne produira sa pleine efficacité que si le Conseil de l'euro et la BCE articulent efficacement leurs actions. Nous en sommes au début de ce processus mais j'ai confiance.

Q – Quel usage les onze pays de l'Euroland peuvent-ils faire de cette puissance monétaire qui va contrebalancer le poids des États-Unis ?

– Une monnaie n'est pas, n'est plus, un instrument d'action ou d'intervention au plan international. Personne ne doit se donner comme objectif de mener, au niveau mondial, une politique d'« euro faible » ou au contraire d'« euro fort », même si nous n'avons évidemment aucun intérêt à un euro surévalué. Une monnaie doit, d'abord, refléter les données économiques d'un pays ou, avec l'euro, d'une zone donnée.

Ce qui est important, de ce point de vue, c'est l'attractivité de la zone euro, les faibles taux d'intérêts qui y règnent, les investissements supplémentaires qu'elle suscite, et donc l'espace de croissance potentielle qu'elle nous offre.

Toutefois, pour profiter pleinement de cette croissance potentielle, pour qu'elle soit la plus élevée possible et permette la création du plus grand nombre d'emplois, nous devons mettre en oeuvre des politiques économiques volontaristes, portées par chacun des États membres de l'Union européenne. C'est la meilleure façon d'utiliser cette « puissance monétaire ».

C'est, bien entendu, tout particulièrement le cas en matière de lutte contre le chômage. Porter cette volonté au niveau de l'Europe entière a été, vous le savez, une autre grande priorité du gouvernement de Lionel Jospin, dès le mois de juin 1997. Cela s'est traduit, très rapidement, par la réunion d'un Conseil européen extraordinaire, à Luxembourg, fin 1997, consacré à ce thème, au cours duquel nous nous sommes donné un certain nombre d'objectifs communs. C'était un début. Depuis, nous avons évolué en ce sens, notamment avec nos partenaires allemands. Le récent Conseil européen de Vienne a décidé l'élaboration d'un Pacte européen pour l'emploi qui comportera des critères précis et exigeants en la matière. Je m'en réjouis.

L'euro n'est pas une fin en soi. Il ne trouvera son sens que dans la réorientation de la construction européenne vers la croissance et l'emploi.

Q – La disparition du franc, la cotation de la Bourse en euro, cela ne vous laisse pas un peu nostalgique ? La France n'est-elle pas en train de perdre une bonne partie de son identité ?

– Il ne sert à rien d'être nostalgique ! Il convient d'abord d'être vigilant, car l'euro ne se fera pas en un jour, mais progressivement entre 1999 et 2002. Ce n'est qu'à cette date que tous nos concitoyens auront des euros sonnants et trébuchants dans leurs poches et pourront profiter totalement de cette nouvelle monnaie. D'ici là, il faudra beaucoup de pédagogie : nous devrons démontrer, dans l'action, par nos résultats, que l'euro est une bonne chose, que « ça marche ».

Ceci dit, contrairement à ce que prétendent des hommes politiques, pour le coup nostalgique, comme Charles Pasqua ou Philippe de Villiers, il n'y a aucune raison de penser que nous sommes en train de perdre une partie de notre souveraineté. Bien au contraire, en partageant cette souveraineté – que nous ne détenions plus en fait –, en mettant notre pouvoir monétaire en commun avec nos voisins, nous retrouvons des marges de manoeuvre. Seuls, nous ne pèserions rien dans la mondialisation. Ensemble, nous disposons d'une véritable capacité d'action qui sera le bien commun des Européens et donc des Français.

En passant à l'euro, nous ne renonçons en rien à notre identité. Nous nous donnons un atout fantastique pour nous affirmer dans le monde. Mais ce grand projet exige qu'au-delà de l'euro, nous puissions bâtir l'Europe économique, politique et sociale à laquelle nos concitoyens aspirent.


Alternatives économiques : 4 janvier 1999

Q. – Comment va être géré l'euro ?

R. – Au plan interne, le Conseil de l'euro, qui réunit mensuellement les onze ministres de l'Économie et des Finances de la zone euro, dialoguera avec la Banque centrale européenne. L'objectif aujourd'hui consiste à conduire des politiques budgétaires de stabilité, la politique monétaire s'efforçant d'obtenir les taux d'intérêt les plus bas possibles. Dans le même temps, il est urgent d'harmoniser la fiscalité des revenus de l'épargne et des sociétés.

Q. – En ce qui concerne la gestion externe de l'euro ?

R. – L'accord sur la représentation extérieur va permettre aux pays de la zone de s'exprimer d'une seule voix dans les enceintes internationales. Il faut parvenir rapidement à une gestion concertée de la parité euro/dollar. Plutôt que des zones cibles, qui sont peu adaptées à la situation des marchés financiers d'aujourd'hui, il faut établir un dialogue régulier entre les autorités politiques et monétaires des deux côtés de l'Atlantique, dans un contexte où l'euro va sans doute devenir assez rapidement une grande monnaie de réserve internationale.

Q. – Comment mettre l'euro au service de l'emploi ?

R. – Le rééquilibrage de la construction européenne en faveur de l'emploi a commencé avec les sommets d'Amsterdam et de Luxembourg et se poursuit avec le projet actuel de Pacte européen pour l'emploi. La dimension emploi doit être prise en compte dans les orientations de la politique économique, et il serait souhaitable que ces deux questions soient discutées ensemble au mois de juin, quand s'élaborent les politiques budgétaires des États membres. Car le traitement de la situation européenne de sous-emploi passe d'abord par une meilleure qualité de la croissance en Europe.