Interviews de Mme Corinne Lepage, ministre de l'environnement, dans "Libération" du 24 octobre et "Le Figaro Magazine" du 4 novembre 1995, sur la fermeture souhaitable de la tranche un de la centrale de Kozlodouy (Bulgarie) et sur la nécessité d'un "plan Marshall pour le sauvetage des centrales nucléaires à l'Est".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Troisième conférence paneuropéenne sur l'environnement à Sofia (Bulgarie) les 24 et 25 octobre 1995

Média : Emission Forum RMC Libération - Le Figaro Magazine - Libération

Texte intégral

Libération : 24 octobre 1995

Q. : Est-ce un hasard si vous vous réunissez à Sofia deux semaines après le redémarrage du réacteur numéro un de la centrale nucléaire de Kozloduy ?

R. : Cette réunion était prévue de longue date. Mais avouez que cela tombe plutôt bien. L’avenir des centrales nucléaires à l’Est a rarement été aussi préoccupant.

Q. : Pourtant, on a le sentiment que ce problème ne préoccupe plus guère les Occidentaux.

R. : Je pense que la sûreté nucléaire à l’Est est un des problèmes les plus graves que nous ayons à résoudre dans les mois et les années à venir. C’est pour moi le danger le plus immédiat. Car nous ne maîtrisons rien et la solution au problème est extrêmement difficile. S’il est vrai que les différentes parties ne sont peut-être pas allées jusqu’au bout de leurs promesses, des avancées importantes ont été faites. Je pense notamment aux efforts menés par l’IPSN (Institut de protection et de sûreté nucléaire) et EDF.

Q. : Que comptez-vous faire maintenant ?

R. : Une attitude forte, voire agressive, vis-à-vis des Bulgares n’est pas la solution. Mais s’agissant d’une question aussi cruciale que celle de la sûreté, nous ne pouvons que demander la fermeture de ce réacteur tout en étant conscient des conséquences d’une telle décision. Cela nous conduit à travailler pour trouver une ou des solutions de rechange, durant le temps nécessaire aux prélèvements et aux analyses complètes du métal de la cuve numéro un. De plus, on n’insiste pas assez sur la nécessité d’engager une politique de maîtrise d’énergie : la consommation par habitant, en Bulgarie, est très largement supérieure à ce qu’elle est en Europe occidentale. La France et l’Union européenne sont ainsi engagées, avec le gouvernement bulgare, dans des programmes de coopération : 25 % d’énergie pourraient être économisés dans le chauffage urbain grâce à l’instauration de compteurs et la réfection des chaudières !

L’essentiel aujourd’hui est la sécurité des populations, qu’elles soient à l’Est ou à l’Ouest. La Roumanie a du reste également réagi. C’est la raison pour laquelle la fermeture de la tranche numéro un de Kozloduy nous apparaît indispensable.

Q. : Concrètement, que pouvez-vous leur proposer ?

R. : J’ai demandé à EDF et à l’IPSN, avec mes collègues concernés, d’étudier toutes les hypothèses possibles en vue d’une solution la plus fiable et la plus rapide. Des pistes existent et sont en cours d’appréciation, qu’il s’agisse de livraison de combustible (la solution la plus simple) ou de transfert d’électricité à partir des pays riverains. Avec mon homologue allemand, Angela Merkel, nous avons attiré l’attention du président de la commission environnement José Borell et des ministres de l’Environnement européens, réunis en Conseil à Séville en fin de semaine dernière, sur les problèmes que pose cette centrale. Cette initiative franco-allemande avait également pour but de saisir le commissaire européen chargé de l’environnement, Ritt Bjerrggaard, afin que, face à l’urgence, une démarche soit entreprise pour rappeler à la fois la nécessité de fermer la tranche numéro un de Kozloduy et de rechercher une solution technique et financière acceptable. J’espère vivement qu’elle montrera autant d’attention aux problèmes cruciaux que pose le fonctionnement des centrales nucléaires défectueuses à l’Est qu’aux essais nucléaires français. La Commission, de son côté, a déjà fait part de sa disponibilité.

Nous ne pouvons pas faire la morale aux Bulgares. Je suis convaincue que nous avons la responsabilité à la fois de développer une culture de sûreté et de maintenir une écoute et un dialogue qui prennent en compte les difficultés des populations. Mais il faut se garder de se laisser entraîner dans un processus qui nous conduirait vers des demandes de financement inacceptables comme cela a été le cas pour Tchernobyl ou qui ne subordonneraient pas toute aide à des mesures immédiates de mise aux normes de sécurité.

Au-delà de l’urgence que représente Kozloduy, il faudrait le plus rapidement possible débattre d’un plan Marshall de sauvetage des centrales nucléaires à l’Est. Il faut convaincre nos homologues de l’absolue nécessité de la culture de sûreté dans le cadre d’organismes de contrôle indépendants. On ne peut pas s’amuser à laisser planer de tels risques sur la tête des habitants des pays de l’Est et de nos concitoyens. Aujourd’hui, nous sommes dos au mur. Dans le cadre du G7, une conférence est prévue à Moscou au printemps prochain et le thème de la sûreté nucléaire à l’Est sera abordé. Mettons-nous donc au travail pour établir un dialogue constructif et trouver des solutions fiables.

Q. : Approuvez-vous la décision d’EDF de rappeler ses experts de Kozloduy ?

R. : L’argument avancé par le groupe selon lequel il ne pouvait pas cautionner l’inacceptable est à prendre en considération. Personnellement, je pense que la Bulgarie a probablement besoin d’EDF davantage aujourd’hui qu’hier. Et je souhaite que la coopération avec EDF puisse reprendre sur de nouvelles bases.


Le Figaro Magazine : samedi 4 novembre 1995

Catherine Nay : Vous rentrez de Sofia, où s’est tenue la troisième conférence des ministres européens de l’Environnement. Qu’avez-vous décidés ?

Corinne Lepage : Les résultats de la conférence paneuropéenne sont une chose, le problème de la centrale de Kozloduy en est une autre. Sur le premier point, la déclaration interministérielle précise les grands axes de la coopération avec les pays de l’Est et les modalités de financement. Parmi les sujets abordés (la biodiversité, la lutte contre les pollutions de toute nature), figure la sûreté nucléaire, avec une référence aux principes de prévention et de précaution.

Sur le deuxième point, malheureusement, aucune décision n’a été prise. Et ce, en dépit de la demande – faite sur la suggestion de la France – formulée par José-Ramon Borell (président du Conseil de l’Union européenne, chargé de l’Environnement) auprès du vice-premier ministre bulgare, de fermer le réacteur numéro un de la centrale. Cette demande semble, pour l’instant, se heurter à une fin de non-recevoir.

C.N. : Avez-vous pu faire part de vos alarmes au gouvernement bulgare, alors que le réacteur numéro un de la centrale de Kozloduy, soupçonné d’être défaillant, vient de redémarrer ?

C.L. : Au cours de deux entretiens bilatéraux avec mon homologue bulgare, je lui ai fait part de la position de la France, identique à celle de la Communauté européenne à ce sujet. J’ai plus particulièrement insisté sur le fait qu’il me paraît inacceptable de ne pas avoir comme priorité absolue la sécurité des populations bulgares et celles pays voisins.

C.N. : Vous avez récemment évoqué un plan Marshall pour le sauvetage des centrales nucléaires à l’Est. Ce vœu a-t-il des chances d’être exaucé ?

C.L. : Ce plan est une réelle nécessité : j’ai employé sciemment cette expression, tant elle correspond à l’ampleur et à la difficulté de la tâche. Nous avons obtenu, avec l’Allemagne, que l’Union européenne se saisisse de la question. Le G7 est intervenu pour Kozloduy, et une conférence sur la sûreté nucléaire aura lieu au printemps prochain. Enfin, le président de la République, Jacques Chirac, a manifesté son intérêt et sa volonté de trouver une solution pour les centrales à l’Est. Il faut nous mettre au travail pour réfléchir à des solutions, dans un esprit de concertation et de dialogue avec les gouvernements et les populations des pays concernés.

C.N. : En matière d’environnement, quelle est la plus grande menace qui pèse sur les Français ?

C.L. : Les menaces ne sont pas de même nature que celles qui viennent d’être examinées. Au cours des dernières années, de nombreuses actions ont été menées dans différents domaines. Aujourd’hui, les problèmes les plus importants et les plus urgents sont la qualité de l’air et la qualité de l’eau.

C.N. : La pollution qui s’est installée sur la région parisienne a-t-elle des chances de régresser ? Si oui, comment ?

C.L. : Si je ne pensais pas qu’une action était possible, je n’aurais pas engagé l’effort de réflexion nécessaire, ainsi que la mise en place d’un groupe de concertation en vue de proposer un projet de loi sur l’air ! Je vais formuler de nombreuses propositions techniques, réglementaires et pédagogiques afin de parvenir à cet objectif indispensable qui concerne la santé de nos concitoyens : réduire la pollution atmosphérique. Mais ne nous leurrons pas : l’effort devra être collectif et nous devons faire évoluer nos comportements individuels et nos mentalités.

C.N. : Comment réagissez-vous quand vous entendez l’un de vos collègues, au gouvernement, avancer que l’automobile n’est pas un facteur polluant ?

C.L. : Le débat est ouvert, puisque le Premier ministre n’a pas encore tranché. Chacun peut donc – et c’est légitime – exprimer son point de vue. Cela dit, j’estime personnellement – aux vues des nombreux rapports français et étrangers, tous concordants – que c’est bien l’automobile qui est à l’origine de la majeure partie de la pollution urbaine.

C.N. : Voilà six mois que vous êtes ministre. Quelles réflexions tirez-vous de cette expérience du pouvoir ?

C.L. : En tant que membre du gouvernement, je peux vous dire que ces premiers mois ont été particulièrement difficiles, car nous avons été confrontés aux déficits sociaux et financiers, et au terrorisme. Le ministère de l’Environnement, quant à lui, doit être le gardien du long terme, la sentinelle de l’avenir de la planète. Tâches que les temps actuels rendent particulièrement ardues. Mais j’ai la passion de ce que je fais et suis persuadée que la place de l’environnement dans la société, au plan national comme international, ne cessera de croître. Je dois persuader et convaincre. Quelques avancées ont d’ores et déjà été accomplies : dation en paiement pour le Conservatoire du Littoral, Commission indépendante pour Super-Phénix, création de parcs marins, mise en place d’un plan national de développement durable (suite du Sommet de Rio).