Texte intégral
Avec la fin de la fracture Est-Ouest, où en sont les frontières ? Ont-elles à la fois perdu leur « virulence » et la majeure partie de leur pertinence ? Que valent, que peuvent les frontières face à la mobilité, à la flexibilité, à la compétitivité, ces maîtres mots du monde moderne ? Leur défense répond-elle autant que par le passé aux intérêts vitaux d’une nation ?
Aujourd’hui, le libre-échange économique est universellement célébré, sinon respecté ; en Amérique ou en Asie, de grandes zones se constituent, à l’image de l’Union européenne, pour assurer la libre circulation des hommes, des capitaux et des marchandises. Les opinions tendent à percevoir les frontières comme des barrières entre les citoyens du monde. Leur abolition vaut gage de modernité. Cet affaiblissement réel et symbolique a pour corollaire une crise de la souveraineté des Etats. La fin de la guerre froide a révélé un profond changement des attributs de la puissance. Toujours plus économique et financière, elle banalise le rôle des Etats en faisant de ces acteurs exclusifs de la scène internationale des agents parmi d’autres. La logique de la prospérité semble indifférente à celle de la compétence territoriale : d’un monde structuré par les rapports de forces étatiques et les frontières, on passe au monde fluide et « virtuel » des multinationales, du TGV et de l’Internet. Ses habitants sont cosmopolites et nomades, par cartes de crédit, téléphones mobiles et multimédias interposés.
Ces évolutions n’ont pas été sans conséquences dans le débat stratégique. La fin de la guerre froide a souvent été assimilée avec la disparition de toute menace militaire ; on a sommé les Etats de recueillir les « dividendes de la paix ». Le drame de l’ex-Yougoslavie a eu tôt fait, cependant, de contredire cet optimisme imprudent. Paradoxalement, c’est au moment même où le rideau de fer disparaissait, où la construction européenne se donnait pour objectif le démantèlement de toutes les entraves à la libre circulation, qu’au sein des anciens pays communistes peuples et minorités nationales ont semblé s’abandonner à la passion de la sécession. La balkanisation croissante a produit des Etats nouveaux. En redevenant un enjeu d’identité, la frontière s’est transformée, parfois, en ligne de front. La seconde illusion qu’a ravivée la fin de la guerre froide est largement répandue et toujours très ancrée : elle consiste à croire que l’interdépendance économique constitué l’antidote à la guerre. Ce point de vue ne se laisse pas aussi facilement démentir par l’instabilité actuelle qu’une utopie naïvement pacifiste. Les conflits sont en effet perçus comme autant de retards sur l’inéluctable mouvement de globalisation et de mondialisation. Aux nations pauvres les querelles territoriales dépassées et les frontières comme dernier et vain repère de puissance ; aux nations développées ou aux nouveaux dragons les vrais enjeux de puissance et la concurrence économique constructive. C’est précisément parce qu’ils refuseraient ou ne parviendraient pas à s’insérer dans les échanges économiques mondiaux que les tenants du nationalisme, de l’intégrisme ou de la purification ethnique se concentreraient sur des combats irrationnels et périmés. Ces hinterlands instables et violents demeureraient, heureusement, périphériques et marginaux. Avec ce nouveau partage du monde, c’est non seulement la misère, mais aussi la guerre qui serait cantonnées aux zones de sous-développement ou de transition chaotique vers l’économie de marché. Les choses ne sont cependant pas si simples, car ni le libre-échange, ni même l’intégration économique poussée ne sont capables, à eux seuls, de produire un ordre politique. Au niveau mondial, les désordres croissants et la fréquente impuissance de la communauté internationale ne le montrent que trop. Au niveau régional, la prospérité ne constitue pas davantage une garantie de stabilité. L’Asie du Sud-Est, par exemple, connaît à la fois une croissance soutenue, une grande imbrication des économies et de fortes tensions politiques régionales : or ce ne sont ni la prospérité ni le libre-échange qui garantissent actuellement l’équilibre de l’ensemble, mais bien l’intégration politico-militaire assurée par les Etats-Unis.
Une troisième illusion fausse l’analyse du monde actuel : la confusion entretenue entre le modèle de l’Etat et celui de l’entreprise, alors qu’ils ne partagent ni le même espace, ni les mêmes contraintes. L’espace naturel de l’Etat, c’est le territoire ; il suppose des frontières fermes. Celui de l’entreprise, c’est le réseau. Pour une entreprise, c’est le réseau. Pour une entreprise, le frontière est une simple limite juridique et fiscale. Pour un Etat, elle assume des fonctions beaucoup plus essentielles : nier la notion de frontière revient à mettre en cause à la fois la souveraineté du pays, le sentiment de communauté et de solidarité de la nation, et l’identité nationale que produit le rapport à l’Autre. L’organisation politique d’une nation ne peut se déployer que sur un espace défini. La sécurité d’une nation passe et passera par la défense d’un territoire et donc de frontières.
Cependant, la divergence entre la souveraineté de l’Etat, qui demeure territoriale, et le développement de flux transfrontalières de toute nature exige un certain nombre d’évolutions pratiques dans le domaine de la défense.
En premier lieu, priorité doit être accordée aux nouveaux moyens de protéger notre indépendance. De plus en plus, la première ligne de notre sécurité peut se jouer hors de nos frontières. Je pense, notamment, à notre approvisionnement en matières premières ou en énergie. Les technologies spatiales, le renseignement, les moyens de projection de puissance sont des secteurs clés, car ils garantissent notre capacité à prévoir, à comprendre les crises et à pouvoir agir vite, loin et fort. Nous devons en particulier pouvoir disposer de forces immédiatement ou très rapidement disponibles, mobiles, utilisant les matériels caractéristiques du combat moderne.
(...) et la lutte contre les menaces qui ne sont pas d’ordre militaire. La défense ne s’identifie pas exclusivement aux armées : la sécurité d’une nation excède le contrôle de ses frontières, ses alliances, ou l’équilibre des forces. Un certain nombre de problèmes qui relevaient de l’écologie, de la démographie ou de la criminalité de droit commun de traitent au niveau stratégique mondial. Désormais, l’accès à la terre et à l’eau est un enjeu majeur qui peut déclencher des conflits extrêmement violents. C’est, comme chacun le sait, une des clés de la paix et de la guerre au Proche-Orient. De même, les déséquilibres de population, de brutales migrations transfrontalières peuvent devenir des sources de déstabilisation majeures. Quant à l’importance des trafics illicites, en particulier du narcotrafic, elle engendre une masse d’argent sale qui constitue un des risques les plus importants des prochaines années. Elle conduit au développement de phénomènes mafieux qui peuvent obérer l’autonomie décisionnelle et politique d’un pays ; elle soustrait des zones entières au contrôle de l’Etat, ce qui n’est pas sans lien avec la menace terroriste. A ces nouveaux dangers doivent correspondre de nouveaux moyens de lutte : je ne citerai que le renforcement des capacités de renseignement, en particulier la recherche de renseignement financier opérationnel, ou la mise sur pied de systèmes de protection spécifiques répondant aux diverses hypothèses. Je ne saurais conclure sans parler de l’Europe et de la nécessité d’une défense européenne. Loin d’être contradictoire, cette exigence s’inscrit au contraire en profonde cohérence avec ce qui précède. Le principe fondateur de l’Union européenne n’est pas la disparition des frontières, mais leur changement de signification. L’existence d’un espace de liberté de circulation, d’établissement ou d’investissement dédramatise et légitime les frontières : il transforme en particulier la malchance historique de vivre en région frontalière en chance géographique. Nous devons construire l’Europe de la défense, non seulement pour garantir des intérêts stratégiques partagés, mais aussi et surtout pour prendre acte de la nouvelle frontière que trace notre communauté de destin.