Articles de M. Valéry Giscard d'Estaing, président de l'UDF, dans "Le Figaro" des 12 et 13 octobre 1995, sur la raison d'être des essais nucléaires et le volet nucléaire de la défense européenne, intitulés "Pour un dénouement raisonnable des essais nucléaires" et "Comment passer à la phase de simulation".

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral


Le Figaro : 12 octobre 1995

Pour un dénouement raisonnable des essais nucléaires

Le 12 avril 1992, François Mitterrand a commenté à la télévision la « suspension, jusqu'au 3 décembre 1992, des essais nucléaires français », annoncée quatre jours plus tôt à l'Assemblée nationale par le Premier ministre, Pierre Bérégovoy. Il a précisé qu'il avait écrit aux responsables américains et anglais, et aussi aux dirigeants de l'ancienne Union soviétique et de la Chine, pour leur demander d'interrompre leurs essais nucléaires. Boris Eltsine lui a répondu positivement. Les États-Unis ont annoncé qu'ils continueraient leurs essais. Quant aux Chinois, ils ont poursuivi leur programme d'expérimentation nucléaire.

François Mitterrand a conclu son intervention télévisée en indiquant : « Si cela échoue, c'est-à-dire si les autres puissances nucléaires s'entêtent, la France devra continuer d'assurer sa défense. Elle regrettera l'occasion perdue. Elle aura fait son devoir…

Il confirmait, en conclusion de ses propos, que « la base essentielle de la sécurité de la France, c'est la détention de l'arme nucléaire ».

Jusqu'à la fin du septennat de François Mitterrand, c'est-à-dire depuis le 31 décembre 1992, date terminale annoncée pour la période de « suspension des essais », jusqu'en mai 1995, les essais nucléaires français n'ont pas été repris.

Le mardi 13 juin 1995, en fin de journée, le nouveau président de la République, Jacques Chirac, a annoncé qu'il avait décidé de reprendre les essais nucléaires français. Il m'avait appelé au téléphone, en Auvergne, auparavant, pour m'en informer.

Depuis cette date, je me suis abstenu de toute déclaration, d'abord parce qu'il s'agissait d'une des premières décisions du président de la République, et aussi parce que le sujet très sensible et très complexe de la dissuasion nucléaire est un de ceux où la responsabilité du chef de l'État est directement engagée.

Quatre mois se sont écoulés, et la situation est désormais différente. La décision française a provoqué, en Europe et dans le monde, des réactions vives, et parfois violentes, qui affectent l'image de la France. L'opinion publique est troublée, partagée, semble-t-il, selon les indications fournies par les sondages, entre son attachement à l'existence de la force de dissuasion française (60 % contre 40 %) et la désapprobation de la reprise des expériences (60 % contre 40 %).

Il est normal, je crois, d'ouvrir une réflexion sereine sur ce grand sujet, pour tenter d'évaluer au mieux l'intérêt de la France, en prenant en compte les effets négatifs de la reprise des essais nucléaires, ses conséquences sur le risque de prolifération nucléaire, et les nécessités objectives du maintien de notre force de dissuasion.

Je le ferai avec le seul souci d'être utile, en souhaitant que certaines de mes réflexions, tirées de l'expérience, puissent éclairer les décisions à venir des responsables de notre pays.

Les réactions à la décision de la France de reprendre – ou plus exactement d'achever – ses essais nucléaires méritent d'être analysées avec soin.

Certains de leurs aspects ont été positifs : une partie de l'opinion internationale a apprécié la capacité de la France à prendre des décisions jugées difficiles, à contre-courant de l'opinion mondiale, pour tenir compte de l'intérêt supérieur de la sécurité du pays, capacité qui contraste avec la molle indécision de la plupart des dirigeants actuels des grandes nations.

Mais les effets négatifs l'emportent de loin. Même si les gouvernements se sont montrés plus prudents dans l'ensemble que leurs opinions publiques, les dirigeants des grands pays de l'Asie-Pacifique, en particulier le Japon et l'Australie, ont condamné la décision française. Dans l'Union européenne, neuf de nos quatorze partenaires ont critiqué notre attitude.

Le Parlement européen a voté, le 19 septembre, une résolution déposée par le groupe socialiste, « condamnant la décision du président français de faire exécuter le premier tir et lui lançant un pressant appel pour qu'il annule les autres tirs prévus ».

Cette résolution a été adoptée par 281 voix contre 232. Il faut souligner que, pour éviter l'isolement de la France, la totalité du groupe du PPE, comprenant la CDU allemande, le Parti populaire espagnol et le Parti conservateur britannique, ainsi que la majorité du groupe libéral, ont voté contre la résolution. Le chancelier Kohl, en visite à Strasbourg, a d'ailleurs qualifié les auteurs de ce texte d'« imbéciles ».

Le deuxième tir, effectué le 3 octobre, à Fangataufa, a renforcé les réactions négatives des États d'Asie et du Pacifique. Le ministre des affaires étrangères du Japon – deuxième puissance économique mondiale – a déclaré à notre ambassadeur qu'il « regrettait profondément que le gouvernement français s'obstine à ne pas comprendre la position constante du Japon sur ce sujet ». Il a demandé à la France de mettre fin à ses essais. On peut prévoir que la session en cours de l'assemblée générale de l'ONU donnera lieu à des vagues successives de critiques dirigées contre notre pays.

Contrairement à ce qu'on aurait pu imaginer, les réactions des dirigeants européens ont été plus négatives, ou plus embarrassées, après le second tir qu'après le premier. Alors que la décision initiale de reprendre les essais ne prenait évidemment pas en compte les réactions de nos partenaires, ceux-ci nous reprochent désormais d'agir en ignorant délibérément leurs inquiétudes et la situation difficile où nous les plaçons devant leur opinion publique.

C'est en effet dans les opinions publiques que la mobilisation a été la plus forte. Même si l'on ne tient pas compte des professionnels de la contestation, dont l'action paraît bien sélective, puisqu'elle a laissé passer sans réaction le tir nucléaire chinois du mois de mai dernier, l'émotion a gagné des secteurs très sensibles de la population : la jeunesse, ceux qui s'inquiètent de la dégradation de l'environnement mondial, et ceux que bouleversent encore les souvenirs de la dernière guerre, et qui voudraient voir disparaître à jamais le spectre d'un conflit nucléaire. Cette émotion a été renforcée par la coïncidence, pourtant prévisible, avec le cinquième anniversaire des affreux bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki.

Ainsi, la France s'est trouvée exposée à de fortes réactions négatives des gouvernements, et s'est placée, au moins provisoirement, à contre-courant de la sensibilité internationale.

Elle a apporté un soutien indirect aux arguments de ceux qui, dans plusieurs pays du monde, essaient de développer, dans la semi-clandestinité, des armements nucléaires. Je me souviens encore des protestations bruyantes d'un chef d'État, jurant devant l'opinion mondiale que son programme de recherche nucléaire était strictement civil, alors que nous avions la certitude qu'il préparait en fait une bombe atomique. Dans le tête-à-tête secret des responsables politiques et des atomiciens militaires, le précédent français fait évidemment pencher la balance en faveur des arguments des seconds.

Les exigences de notre dissuasion nucléaire imposent-elles de passer outre à ces inconvénients ? C'est la question que se posent un grand nombre de personnes de bonne foi : ces essais sont-ils vraiment nécessaires ?

En 1980, la dissuasion nucléaire française voulue par le général de Gaulle, et développée par ses deux successeurs, présentait deux caractéristiques : elle était exclusivement dirigée contre l'Union soviétique, et elle était techniquement au point dans ses trois composantes – sous-marins lanceurs d'engins, avions porteurs de bombes et fusées du plateau d'Albion.

Toutes les décisions relatives à la dissuasion nucléaire française ont été prises durant la guerre froide, période où l'Europe de l'Ouest se trouvait placée sous la menace d'une invasion militaire soviétique, appuyée par l'immense arsenal nucléaire de l'URSS. La protection nucléaire de l'Europe était assurée par le « parapluie nucléaire » américain, dont le déclenchement dépendait du seul président des États-Unis.

La volonté du général de Gaulle était de doter la France d'une force nucléaire indépendante, capable de s'ajouter, le cas échéant, aux frappes atomiques américaines, mais dont l'emploi serait décidé exclusivement par les autorités françaises. Pour garantir l'indépendance absolue de sa décision d'emploi, cette force nucléaire devait être développée par des moyens techniques strictement français, évitant de donner à toute autre puissance – en fait les États-Unis – un droit de contrôle sur nos décisions d'emploi.

L'objectif visé était à la fois politique et stratégique : politique, en faisant entrer la France dans le club fermé des quatre grandes puissances nucléaires mondiales, où elle rejoignait les États-Unis, l'URSS et la Grande-Bretagne ; et stratégique, en obligeant l'URSS à tenir compte du fait que, si elle déclenchait une agression contre l'Europe de l'Ouest, elle devait faire entrer dans ses calculs, la possibilité d'une riposte nucléaire française.

Quelle riposte ? La doctrine française demeurait volontairement floue, pour ne pas donner des éléments d'évaluation trop précis à l'adversaire, mais elle s'organisait autour de l'idée de dissuasion : étant donné l'énorme différence de potentiel nucléaire entre l'URSS et la France – environ de vingt contre un –, il n'était pas imaginable d'utiliser notre force de frappe pour « déclencher » un conflit nucléaire qui aurait entraîné l'anéantissement de notre pays. Elle ne pouvait servir qu'à « dissuader » l'adversaire d'attaquer le territoire national.

Pour être crédible vis-à-vis de l'URSS, cette force de dissuasion devait être capable de percer les défenses soviétiques et de causer un dommage suffisant à l'adversaire. D'où sa composition en trois vecteurs de types différents, et sa montée en puissance calculée pour infliger à l'URSS un dommage pratiquement équivalent – en termes de population et de potentiel industriel – à celui que représenterait la destruction de la France par les engins soviétiques.

Les plans d'emploi de la force de frappe étaient périodiquement soumis pour approbation au président de la République. Je recevais, à cette fin, le ministre de la défense et le chef d'état-major des armées. Toutes les cibles visées étaient situées exclusivement en URSS, principalement dans les régions de Moscou et de Leningrad. Les destructions prévues concernaient le potentiel industriel soviétique, les installations militaires et, pour dissuader d'attaquer notre population, les grandes agglomérations urbaines.

À cette force de frappe stratégique, c'est-à-dire à longue distance, la course aux armements nucléaires des années 70 a conduit à ajouter des fusées à moyenne portée, puis à courte portée. Pour la France, il s'agissait des fusées Hadès, dont la portée nous posait un problème politique redoutable, puisque leur zone de tir se situait essentiellement sur le sol allemand, qu'il s'agisse de l'ouest ou de l'est de l'Allemagne. La totalité de ces armes était destinée au théâtre d'opérations européen.

En 1980, notre force de dissuasion nucléaire était complètement opérationnelle. Nous avions effectué, depuis l'origine, 192 essais, et nous disposions de 782 têtes nucléaires capables de frapper l'Union soviétique. L'essentiel de cette force était constitué de sous-marins à propulsion nucléaire, équipés chacun de seize missiles, porteurs de six têtes nucléaires à trajectoires indépendantes. Deux de ces sous-marins assuraient une veille continue à la mer.

Jusqu'en 1974, nos expériences nucléaires étaient aériennes, c'est-à-dire qu'elles se déroulaient dans l'atmosphère, où elles faisaient apparaître le fameux « champignon nucléaire ».

Les Américains avaient réussi à effectuer leurs tirs dans des installations souterraines, au Nevada. L'opinion internationale, surtout dans la région du Pacifique, commençait à s'inquiéter de l'effet de nos expériences aériennes. Aussi, dès mon élection à la présidence de la République, j'ai fait décider par le conseil des ministres, le 8 juin 1974, que tous les essais de la campagne de tirs suivante, celle de 1975, seraient désormais souterrains, ce qui a été effectivement réalisé.

Les essais ont été poursuivis pendant les deux septennats de François Mitterrand, pendant lesquels 86 tirs nucléaires ont été effectués.

Ainsi, notre force de dissuasion nucléaire était-elle complètement au point dès le début des années 80, et la poursuite de nombreux essais ultérieurs permettait de vérifier sa fiabilité. Dans ces conditions, pourquoi reprendre de nouveaux essais ?

Avant d'examiner les arguments avancés pour justifier la reprise des essais nucléaires, nous devons prendre en compte une donnée fondamentale : l'effondrement de l'Union soviétique a entièrement modifié les données stratégiques du problème de la sécurité de la France.

La distance minima qui séparait notre frontière alsacienne de la frontière de l'Allemagne de l'Est, d'où pouvait déboucher une offensive soviétique, n'était que de 230 kilomètres ! La réunification de l'Allemagne et la démocratisation de la Pologne ont éloigné cette zone de danger de plus de 900 kilomètres, et une offensive en direction de la France devrait traverser au préalable la puissante Allemagne réunifiée et la Pologne, qui demande à adhérer à l'OTAN. La France est désormais entourée, sur toutes ses frontières, par des pays membres de l'Union européenne.

La dissuasion nucléaire a pour seule justification, dans ces conditions, de décourager une puissance nucléaire qui chercherait à frapper la France par ses fusées stratégiques. Quels pays pourraient se lancer dans une telle aventure ? Évidemment pas les États-Unis. Sûrement pas la Chine. Il ne reste que la Russie. Même si son avenir politique comporte des zones d'incertitude, l'état de délabrement de son potentiel industriel et technique la met hors d'état, pour longtemps, d'envisager un acte aussi irresponsable, et qui, de toutes façon, n'aurait aucun motif particulier de viser la France.

Quant aux puissances moyennes qui cherchent à se doter, au Moyen-Orient, d'un armement nucléaire, elles le font à des fins régionales, pour attaquer, éventuellement, les pays voisins ou pour se protéger d'eux, mais elles n'ont aucune chance d'accéder à la sophistication indispensable au guidage des lanceurs à longue portée.

Un autre danger, souvent évoqué à propos de la dissuasion, est celui du terrorisme nucléaire. On imagine le cas où, un groupe extrémiste qui aurait réussi à s'approprier un engin nucléaire, annoncerait qu'il l'a entreposé dans une grande agglomération urbaine, et qu'il est décidé à le faire exploser à moins que les pouvoirs publics ne capitulent devant ses exigences. Un tel schéma se heurte à des difficultés techniques qui le rendent hautement improbable. Même si l'on accepte sa crédibilité, la disposition d'une force de dissuasion stratégique n'assurerait aucune protection contre ce risque. La dissuasion n'est efficace que vis-à-vis de structures organisées, de dirigeants ayant un comportement rationnel, c'est-à-dire qui sont capables de mesurer et d'anticiper les conséquences de leurs actes. Elle est sans pouvoir à l'endroit des terroristes qui font le sacrifice de leurs vies et des kamikazes qui sautent avec leur bombe.

C'est le motif pour lequel la prolifération nucléaire, c'est-à-dire la multiplication du nombre d'États, grands ou petits, qui réussissent à se doter de l'arme nucléaire, constitue aujourd'hui pour la France une menace aussi grave, sinon davantage, que celle d'une frappe stratégique décidée par un des rares pays dotés de la panoplie nucléaire.

La conclusion en est que la puissance de l'arsenal nucléaire français, édifié pour contrer la menace soviétique à son apogée, est aujourd'hui largement dimensionnée par rapport à des menaces stratégiques nucléaires qui n'existent pas dans le présent, et dont on n'aperçoit pas l'apparition à échéance prévisible. Ce qui signifie concrètement que notre force de dissuasion n'a pas besoin, dans les années prochaines, d'être perfectionnée.

En revanche, face à toutes les incertitudes de l'avenir, c'est une sage précaution de maintenir notre force de dissuasion en étal opérationnel, et d'être capable, si de nouveaux développements apparaissaient à l'avenir, de nous doter de moyens plus performants pour y faire face.

Compte tenu de la date à laquelle Jacques Chirac a pris sa décision – trois semaines après son entrée en fonctions –, il est vraisemblable que la campagne de tirs qu'il lui a été demandé d'approuver est exactement la même que celle qui avait été prévue et interrompue par François Mitterrand en 1992. Or, celle-ci a été conçue à un moment où la France effectuait régulièrement sept à huit tirs par an, et où il y avait des raisons internationales moins pressantes de s'interroger sur l'utilité de chacun d'eux.

Parmi les arguments avancés à l'appui de la reprise de nos essais nucléaires, certains semblent aujourd'hui difficiles à retenir. Il s'agirait notamment de « parer au vieillissement de nos armes ». On se demande à quoi auraient pu servir les 86 essais effectués entre 1981 et 1992 s'ils n'ont pas apporté une réponse satisfaisante à cette question ! Il en va de même de la vérification de la sûreté des amorces. Concernant la mise en état de la force de dissuasion existante, un seul essai paraissait nécessaire : c'est le dernier tir, prévu dans la campagne de 1992, pour achever de vérifier la fiabilité de la nouvelle tête TN 75 qui équipera les missiles de notre prochain sous-marin, à partir de 1996. Il aurait été sage, me semble-t-il, du point de vue de notre sécurité nationale, de ne décider la suspension de la campagne de 1992 qu'après avoir effectué ce dernier tir ! Or, c'est précisément celui qui a été effectué le 3 octobre dernier, et qui met ainsi un terme aux essais nécessaires pour actualiser notre force de dissuasion.

Si bien, qu'en dehors de cette dernière expérience – désormais réalisée –, les essais à venir ne peuvent être justifiés que s'ils sont indispensables pour assurer le passage à la simulation.


Le Figaro : 13 octobre 1995

À partir de l'automne de 1996, date probable de l'entrée en vigueur du traité général d'interdiction complète des essais nucléaires, que nous nous sommes engagés à signer, la France ne pourra plus procéder à de nouvelles expériences. La mise au point des éléments futurs de notre force de dissuasion, s'ils se révélaient nécessaires, ne pourrait se faire exclusivement que par la « simulation », c'est-à-dire par des calculs théoriques effectués à partir des résultats recueillis lors des explosions antérieures, ou par des expériences de physique effectuées sur les matières fissiles.

Il est visible que, depuis les années 90, la France s'est insuffisamment préparée au passage à la simulation. Nous avons continué à préférer la voie expérimentale, c'est-à-dire celle où l'on teste en vraie grandeur, sous forme d'explosion nucléaire, le résultat de ses travaux théoriques. C'est ainsi que nous avons procédé régulièrement à des campagnes de tirs. L'effondrement de l'Union soviétique, le consensus russo-américain sur la réduction par étapes des arsenaux nucléaires et la relance du traité sur l'interdiction des expériences nucléaires constituaient pourtant autant de signaux annonciateurs de l'arrêt des expériences nucléaires.

Comment pourrons-nous passer demain à cette phase de simulation ? Nous avons besoin pour cela de disposer de données informatiques accumulées au cours des expériences antérieures. Comme nous avons déjà procédé au total à 194 expériences (en comptant les deux dernières) contre 1 051 pour les États-Unis, 45 pour la Grande-Bretagne et 42 pour la Chine, notre base de départ est importante, et il n'apparaît pas évident que trois ou quatre expériences de plus changeront profondément notre aptitude à la simulation ! Ce qui est certain, c'est que nous ne devons procéder qu'au nombre d'expériences strictement nécessaire pour nous permettre d'assurer le passage aux simulations futures. J'ai tendance à croire que ce nombre doit être extrêmement réduit, et que ces expériences peuvent être regroupées, compte tenu de la disponibilité de deux sites, à l'intérieur d'un court délai.

Le succès de la future simulation dépendra davantage de la coopération scientifique et technologique que nous réussirons à développer avec certains partenaires privilégiés : évidemment les États-Unis, concernant la communication des bases de données Informatiques recueillies pendant les expériences ; et encore les États-Unis, mais aussi la Grande-Bretagne et l'Allemagne, pour des expériences de physique des hautes énergies effectuées sur des matières fissiles. Le souci légitime d'« indépendance » ne doit pas être transposé de manière trop simpliste dans ce domaine. La collecte d'un savoir supplémentaire ne réduit pas l'indépendance. Et, il faut être conscient que la future simulation risque d'atteindre des coûts budgétaires extraordinairement élevés, qu'une coopération technologique entre partenaires, mutuellement respectueux de leur indépendance, pourrait réduire sensiblement.

Pour apaiser les réactions de ses partenaires, la France a avancé l'idée d'une « européanisation » possible de notre force de dissuasion nucléaire.

Cette proposition reprend une idée déjà ancienne, que j'avais formulée en suggérant que, « dans l'emploi de ses moyens nucléaires, la France devrait prendre en considération les besoins de sécurité de nos voisins allemands ». Cette suggestion avait déclenché une tempête de protestations à l'époque parmi ceux qui s'en tenaient à la doctrine du « sanctuaire national ».

Aujourd'hui, la proposition française, formulée sous l'expression de « dissuasion concertée », a reçu un accueil négatif de douze de nos partenaires européens, et une attention bienveillante et polie de la part du chancelier Kohl et des dirigeants de la CDU, partagés entre le souci de ne pas laisser apparaître un désaccord majeur avec la France, et l'embarras de se trouver en porte-à-faux vis-à-vis de leur opinion publique, franchement hostile à cette idée, tout comme le SPD et la presse populaire allemande.

L'explication de cette réaction négative tient au fait que, l'initiative française a été perçue comme un moyen improvisé de détourner l'attention de la campagne d'essais nucléaires. On ne lui prête guère de sincérité, et on imagine qu'elle retombera avec l'arrêt des essais.

Pourtant, la question de la protection nucléaire de l'Europe se pose effectivement, mais elle est complexe, et elle doit être traitée avec de grandes précautions. Treize États sur les quinze membres de l'Union européenne ont signé le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et se sont engagés à ne pas se doter d'armement nucléaire. L'Allemagne a inscrit dans sa Constitution, l'interdiction de fabriquer la bombe atomique, et les dirigeants allemands refusent, en toutes circonstances, de « devoir appuyer leur et doigt sur le bouton ». Pour eux et pour la quasi-totalité de nos partenaires, la protection nucléaire du continent européen est assurée par les États-Unis.

En sens inverse, la nécessité de doter l'Europe de moyens de défense propres et d'aboutir à une politique de sécurité commune fait son chemin parmi un certain nombre de nos partenaires. Or, si on se projette dans le futur – évidemment lointain – où l'Europe aurait construit sa politique de sécurité commune, elle serait la seule parmi les grands ensembles continentaux – États-Unis, Communauté des États indépendants (CEI) groupés autour de la Russie, et Chine – à ne pas disposer de moyens de défense nucléaire. Même si elle maintient, ce qui est souhaitable, une alliance étroite avec les États-Unis, elle apparaîtra comme constituant une zone de deuxième niveau, dont la sécurité ultime devra être assurée par d'autres. D'où une réflexion souhaitable sur la contribution que pourraient apporter les moyens nucléaires britanniques et français pour faire de l'Europe une « zone de sécurité de plein exercice », à égalité avec les autres quant à la composition, sinon l'ampleur, des moyens.

Pour donner une crédibilité à la proposition française, il me semble qu'elle doit être détachée de la campagne de tirs en cours, afin de ne pas apparaître dictée par celle-ci, et qu'elle gagnerait à n'être formulée auprès de nos partenaires qu'après l'achèvement de nos expériences.

Il faut aussi qu'elle s'accompagne de gestes concrets, qui témoignent de la volonté des responsables français d'aller au-delà des simples déclarations d'intention. Sur ce point, on pourrait imaginer que la France propose à ses partenaires européens de leur communiquer des éléments d'information comparables, et d'ouvrir avec eux une concertation analogue à celle que les États-Unis pratiquent avec leurs alliés dans le cadre du comité de programmation nucléaire de l'OTAN, sans que cela ait jamais remis en question leur ultime décision d'emploi de l'arme nucléaire. Par souci de cohérence avec l'emploi des forces conventionnelles, cette proposition s'adresserait, par priorité, aux pays dont les forces participent à l'Eurocorps : l'Allemagne, l'Espagne et la Belgique.

Telles sont quelques-unes des pistes de réflexion qui permettraient à la France de trouver un dénouement digne et raisonnable à la situation difficile dans laquelle elle s'est trouvées placée, du fait de la suspension de ses essais nucléaires avant que les derniers tirs indispensables aient été effectués, et du retard pris dans le passage à la simulation.

Ce dénouement digne et raisonnable contribuerait à accroître son autorité pour exiger une application stricte du futur traité d'interdiction complète des essais nucléaires, et pour proposer à ceux de ses partenaires qui désirent réellement parvenir à une politique européenne commune de défense d'ouvrir une réflexion sur le contenu possible de son volet nucléaire.