Texte intégral
Le Journal du Dimanche - 22 octobre 1995
Contre la torture en Algérie
Dans la guerre civile impitoyable qui déchire l'Algérie, aux atrocités terrifiantes des groupes islamistes armés, répondent symétriquement les atrocités de la répression militaire, les uns et les autres ayant perdu toute notion élémentaire du respect de la vie. Les rares tentatives de dialogue sont alors laminées dans la spirale de la haine. Depuis juillet, les intégristes se sont choisi un nouveau champ de guerre, la France. Face à l'agression terroriste, la logique selon laquelle les ennemis de nos ennemis sont nos amis conduit mécaniquement notre pays à accroître son soutien au régime militaire algérien. D'où la décision du président de la République de rencontrer le président Zéroual. Quoi qu'on puisse penser de l'(in)opportunité de ce rendez-vous, une fois annoncé, il n'était plus possible à Jacques Chirac d'y renoncer sans paraître verser une prime aux auteurs d'attentats. Il verra donc Liamine Zéroual.
Pour lui dire quoi ? Que la solution ne saurait être purement répressive et qu'elle doit être politique. Soit ! Mais à ce niveau de généralité, ce serait parler pour ne rien dire. J'ai la conviction qu'une telle rencontre ne peut se justifier que si Jacques Chirac parle beaucoup plus clair, comme il a su le faire sur la Bosnie, et exige qu'un chemin s'ouvre enfin au retour de la paix civile.
Comment ? Les promesses d'élections n'ont pas la moindre chance d'être efficaces au niveau de violence où se situe aujourd'hui l'affrontement. C'est donc d'abord ce niveau qu'il faut faire baisser. Le meilleur service que la France puisse rendre à l'Algérie, c'est de lui rappeler les leçons de son propre échec sur cette terre. Il y a près de 40 ans, face à un terrorisme aveugle, le gouvernement Mollet a cru bon de laisser s'instaurer une répression sans principes, où le mépris de l'homme s'est traduit dans son instrument habituel : la torture. Les parachutistes ont « gagné » la bataille d'Alger en 57, mais en 62, c'est toute l'armée qui rembarquait, et avec elle les malheureux pieds-noirs. En dépit des attentes de ceux qui comptaient terroriser les terroristes, les suppliciés multipliaient les combattants, et tout point marqué sur un strict plan militaire était un point perdu sur le plan politique. Dans un conflit civil aujourd'hui, un État ne peut utiliser les mêmes armes que ses adversaires sans y perdre sa légitimité : un État n'est respectable que s'il respecte ses citoyens, y compris ceux qui le combattent.
Aussi irréalise que cela puisse paraître, le président de la République, qui n'a aucune raison de mauvaise conscience personnelle à cet égard, doit à mon sens demander fermement au président algérien que son régime renonce à la torture et aux exécutions sommaires. Je considère que la France a le devoir de conditionner la poursuite de ses aides à ce que, dans un délai rapproché, le régime algérien autorise Amnesty International à enquêter librement sur son sol.
On me dira que c'est inimaginable, que je suis un naïf impénitent. Je sais. On me l'a déjà dit en 57, et l'histoire a tranché. Aujourd'hui comme alors, je soutiens que le respect des droits de l'homme, par l'État, est le premier pas indispensable d'un retour futur à la paix civile puis, ensuite, à une solution politique, enfin à la démocratie. Et ce premier pas est inconditionnel. On me dira encore qu'il est impossible d'imposer aux militaires, subissant une menace de tous les instants, de renoncer unilatéralement aux moyens qu'ils croient les plus efficaces. On me le disait aussi, à gauche comme à droite, voilà près de 40 ans. Mais il n'y a que le premier pas qui coûte, et, s'il refuse de le faire, le président Zéroual et l'Algérie s'enfonceront dans l'abîme. Et nous avec.
L'Express : 26 octobre 1995
On n'échappe pas à l'Algérie
Liamine Zéroual a annulé la rencontre qu'il avait lui-même demandée. La France n'y a rien perdu. Mais tous les problèmes demeurent.
L'Algérie vit l'horreur. Dans l'insaisissable guerre civile larvée qui la ravage depuis trois ans, les atrocités se multiplient, venant de partout. Il n'y a de commandement clair et responsable nulle part, aucune force politique structurée n'exprime les volontés ou les attentes de la population. L'opacité et son corollaire, l'ignorance, dominent notre perception de la réalité algérienne d'aujourd'hui.
S'ajoute à cela la douleur. Je suis de ceux que la guerre d'Algérie a conduits à l'engagement politique complet, faisant ainsi basculer leur destin. Et la marginalité où nous a amenés cet anticolonialisme nous a fait vivre la période d'installation de la Ve République avec le sentiment d'avoir sur la scène internationale une seule nation vraiment amie : l'Algérie naissante…
On ne fait pas une politique avec des réminiscences et des états d'âme.
Le drame algérien a de multiples causes. Mais la principale est sans doute l'obstination qu'ont mis tous les pouvoirs qui se sont succédé dans ce pays à empêcher que n'y prenne naissance et ne s'y développe un vrai débat démocratique, afin d'éviter que l'on ne mette en question la double rente que ses détenteurs ont construite et se sont partagée sur le pétrole et sur les grands contrats.
La France s'est tue devant les choix industriels pharaoniques de Boumediene et elle a eu tort. Elle s'est tue encore lorsque la révolution agraire a brisé la paysannerie et paralysé le développement agricole. Elle a eu tort. Elle s'est même tue, et c'est plus surprenant, lorsqu'a été décidée l'arabisation de l'enseignement pour éradiquer notre langue, d'où est en grande partie sorti l'islamisme d'aujourd'hui. Elle a encore eu tort. Elle s'est tue à nouveau lorsqu'en 1988 l'armée algérienne a pour la première fois massacrée des centaines de manifestants. Silence. Suite de silences. Suite d'erreurs.
Mais la France est restée le principal client et fournisseur de l'Algérie. Nos entreprises y ont prospéré. Et c'est toujours la télévision française que le petit peuple regarde le soir, en songeant au cousin que chaque famille ou presque a sur notre territoire.
L'Algérie moderne a toujours vécu dans la violence, et nous-mêmes l'y avons pratiquée jusqu'aux excès qui unifient tout un peuple dans leur rejet. Cela laisse des souvenirs et une méthode.
Le coeur du drame algérien d'aujourd'hui, c'est l'incapacité où est ce pays de donner une traduction politique à ses refus, à ses angoisses, à ses attentes et à ses contradictions.
C'est à cela qu'il faut travailler. Et d'abord se demander à quoi sert vraiment et comment est utilisée l'aide internationale, notamment la nôtre. On ne fait pas de l'aide au développement uniquement à coups de grands projets, pas plus qu'on ne peut aider à fonds perdus un régime sans perspective de stabilisation démocratique.
Au nom du passé et de l'intensité de nos liens, la France a le devoir de parler clair avec tout le monde en Algérie. Aux croyants on doit rappeler que l'islam est parfaitement respectable s'il se résout à respecter les règles internationales de la sécurité et de la démocratie. Aux démocrates il faut apporter un soutien vigoureux. Au pouvoir actuel je dis, redis et redirai encore, espérant n'être pas le seul à le faire, que le premier devoir de tout État est de respecter ses citoyens, même ceux qui le combattent, de leur accorder tous les droits de la défense, de refuser torture et exécutions sommaires, qui font autant de prosélytes que de victimes. C'est un premier pas. Après, les autres pourront suivre.