Article de M. Edouard Balladur, ancien Premier ministre et député RPR, dans "Le Figaro" du 27 novembre 1995, sur l'action de l'Europe pour la consolidation de la paix en ex-Yougoslavie, intitulé "L'après-guerre yougoslave : une deuxième chance pour l'Europe".

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Circonstance : Signature à Dayton (Etats-Unis) le 21 novembre 1995 d'un accord de paix sur la Bosnie entre la Serbie, la Croatie et la Bosnie Herzégovine

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

L’occasion devrait être saisie pour donner à l’Eurocorps sa première vraie mission opérationnelle.

L’accord de paix qui vient d’être conclu à Dayton est le plus bel hommage rendu à la mémoire de nombreux soldats français qui ont péri sur la terre yougoslave en défendant les idéaux qui font la grandeur de notre pays.

Ce texte consacre l’existence de la Bosnie-Herzégovine sur la scène internationale, tout en prenant en compte la répartition actuelle des minorités. Il offre une solution réaliste, faute d’être toujours parfaitement juste. Une conférence internationale devrait se tenir à Paris et une autre à Londres pour signer formellement l’accord et préciser les conditions de sa mise en œuvre. Ce ne sera que justice rendue à la France et à la Grande-Bretagne, dont l’action a été déterminante pour stabiliser le conflit et éviter un embrasement de toute la région. La paix est bien l’aboutissement d’un effort que les Européens, et en particulier notre pays, mènent depuis plusieurs années.

Force est pourtant de constater que c’est l’implication des Etats-Unis dans le conflit qui a permis aux négociations de paix d’entrer dans une phase décisive. Le conflit était dans l’impasse jusqu’à l’engagement des Etats-Unis, il en est sorti avec celui-ci. Il n’est que d’observer la manière dont ont été organisées et présentées les discussions de Dayton pour comprendre que les Etats-Unis n’entendent partager le profit politique de cette négociation avec personne. Faut-il s’en plaindre ? Non, si la paix est à ce prix. Cela n’empêche pas d’être lucide quant à la place réelle des Européens.

Le triple « manque »

Trois raisons ont empêché les Européens de jouer un rôle central dans la gestion d’un conflit qui s’est développé pendant cinq ans à leur porte.

Le manque de cohésion au sein de l’Union européenne à l’origine du conflit. C’est de justesse que l’on a évité les divergences ouvertes en 1991, et il a fallu attendre la constitution du « groupe de contact » en 1994 pour que les Européens défendent des positions réellement communes ;

Le manque d’engagement sur le terrain. La France, principal contributeur de troupes, a montré la voie ; le Royaume-Uni et d’autres pays européens l’ont suivie en fournissant un effort parfois aussi important que le nôtre en proportion de leurs capacités. Toutefois, certains pays sont restés à l’écart de cet effort et les contributions existantes, qui, groupées, auraient constitué une force d’à peu près 15 000 hommes capables de peser de manière déterminante sur le conflit, n’ont pas été conçues comme un tout cohérent. Elles se sont dissoutes dans les forces des Nations unies et ont perdu par là leur identité et une partie de leur efficacité ;

Enfin et surtout, le manque de volonté politique des Européens pour agir ensemble dès l’origine du conflit.

L’Europe, les Européens pourront-ils mieux affirmer leur place dans la phase qui s’ouvre, maintenant que l’accord de paix est conclu ?

La réponse dépend d’eux. Il leur appartient d’éviter de reproduire les atermoiements de 1991 et d’unir leur action pour jouer le rôle qui leur revient sur leur propre continent.

La nouvelle force qui va être constituée pour la mise en œuvre du plan de paix devrait comporter deux innovations essentielles des Nations unies : la présence de soldats américains et son organisation sous la houlette de l’Otan. Les Européens ne pourraient-ils pas regrouper leurs contributions au sein de cette force plutôt que d’y participer en ordre dispersé sous le commandement des Etats-Unis ? L’Eurocorps est devenu opérationnel depuis quelques jours. Si, comme on l’évoque, des soldats allemands participent à l’opération, l’occasion devrait être saisie pour donner au Corps européen sa première vraie mission opérationnelle. Cette contribution coordonnée des Européens ne devrait pas altérer la cohérence d’ensemble de la force : il s’agirait simplement de faire entrer dans les faits la notion de « pilier européen de l’Otan » que chacun salue dans les communiqués internationaux. Alors que le thème de l’Europe de la Défense doit être l’un des sujets majeurs de la Conférence intergouvernementale, une telle initiative manifesterait concrètement la volonté des Européens d’aller de l’avant.

Agissant collectivement sur le terrain, les Européens devraient faire clairement savoir que leur engagement militaire ne vaut que pour une période transitoire destinée à préparer une paix durable fondée sur deux éléments : la reconstruction et un pacte de stabilité pour l’ensemble de la région.

La reconstruction est une nécessité immédiate. L’Union européenne n’a pas à en assumer seule la charge : les Etats-Unis et les pays tiers, notamment les pays de la Conférence islamique, devraient également y contribuer. Mais elle a un rôle éminent à y jouer, car cette aide s’adressera à des pays qui ont vocation à la rejoindre. Ainsi, l’Europe pourrait-elle aider notamment à l’indemnisation des réfugiés afin qu’ils bénéficient d’une installation durable.

Un Pacte de stabilité

Depuis le début du conflit, les Européens ont décidé de maintenir les Etats issus de la Yougoslavie (sauf la Slovénie) en dehors des processus d’association ou d’adhésion à l’Union européenne. Cette parenthèse s’achèvera avec la fin du conflit.

Les Européens devraient adresser un message fort à ces pays : la voie de l’adhésion sera réservée à ceux qui auront pris toutes les dispositions pour vivre en paix et en harmonie avec leurs voisins. L’Union européenne à une arme diplomatique majeure : sa politique d’élargissement. Elle ne doit pas craindre de l’utiliser.

L’adhésion supposerait nécessairement d’accepter les mécanismes d’arbitrage tels que ceux prévus par le Pacte de stabilité. En effet, lorsque j’ai proposé ce Pacte pour l’Europe en avril 1993, il avait été précisé que les régions en guerre, notamment les Balkans, en étaient exclues. Il s’agissait d’un exercice de diplomatie préventive destiné à éviter l’apparition de nouveaux conflits, en réglant par la négociation d’accords de bon voisinage les différends portant sur les minorités ou les frontières. Ce Pacte de stabilité a ainsi été conclu à Paris le 20 mars dernier, incluant de nombreux accords bilatéraux signés par les pays d’Europe centrale et orientale. Des tables rondes régionales ont été instituées, permettant aux pays d’une même région de faire régulièrement le point sur les difficultés qu’ils rencontrent entre eux. Ce pacte constitue une référence acceptée par l’ensemble des pays européens et par nos alliés d’outre-Atlantique.

La paix émerge dans l’ex-Yougoslavie ; elle a besoin d’être consolidée et insérée dans un plan plus large de stabilisation de toute la région. Les mécanismes du Pacte de stabilité trouveraient naturellement à s’appliquer.

Une nouvelle table régionale de discussion pourrait être créée, associant les anciens belligérants et les autres Etats de la zone. La liste exacte des participants devrait être étudiée avec précaution, mais il semblerait nécessaire d’y inclure l’Albanie et la Macédoine, ainsi que les voisins d’Europe centrale. Les Etats-Unis et la Russie y seraient également conviés, mais il appartiendrait à l’Union européenne d’y jouer le rôle central.

L’Europe a besoin d’actes

Le moteur de la négociation serait double : les aides à la reconstruction seraient orientées vers les projets destinés à faciliter ou consolider le bon voisinage ; le chemin vers l’association puis l’adhésion à l’Union européenne serait réservée aux pays ayant conclu des accords de bon voisinage. Cette incitation a pleinement joué son jeu dans le Pacte de stabilité. Elle devrait également être efficace pour les pays de l’ex-Yougoslavie qui vont s’engager sans tarder dans une course au rapprochement avec l’Union européenne. Une telle initiative permettrait à l’Union européenne de reprendre la main et de sortir de son effacement.

La politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne sera l’un des enjeux centraux de la Conférence intergouvernementale de 1996. Au moment où s’ouvrira ce grand débat, évitons les errements qui ont caractérisé la préparation de Maastricht, lorsque les Etats membres s’affrontaient sur quelques formules, voire quelques mots restés le plus souvent lettre morte, du futur Traité. Aujourd’hui, l’Europe a besoin d’actes. C’est à ce prix qu’elle établira véritablement sa place politique sur la scène internationale.

Au lendemain de l’accord de paix, une nouvelle ère s’ouvre dans les Balkans. C’est une chance qui s’offre à l’Union européenne. Elle ne peut pas se permettre de l’ignorer. Il faut qu’elle s’y prépare dès à présent si elle veut être en mesure de la saisir. Le Conseil européen du 15 décembre prochain sera un rendez-vous important. La France, par le rôle qu’elle a joué dans le conflit et par le rôle qu’elle joue dans l’Union européenne, est bien placée pour montrer la voie.