Texte intégral
RTL : On a beaucoup parlé d'entreprise et d'emploi ce week-end, et vous-même, dans votre projet pour une voie nouvelle, que vous publiez en librairie, vous préconisez une baisse des charges sociales sur les bas salaires, le recours à la flexibilité, à l'annualisation du temps de travail et au renouvellement des CDD. Vous croyez la société française prête à accepter tout cela ?
Édouard Balladur : Tout à fait. Je le crois parce que les Français sont bien conscients du fait que, depuis plus de vingt ans, ils vivent avec un chômage important. Les choses ne peuvent plus durer. Or, la situation de la France est relativement simple, si j'ose dire : elle est l'un des pays au monde où le chômage est le plus important, et l'un des pays au monde où l'économie est la plus collective et les charges les plus lourdes. Il y a donc une relation étroite de cause à effet entre l'un et l'autre. Il faut en prendre conscience, et prendre les mesures nécessaires.
RTL : Flexibilité, renouvellement des CDD : Martine Aubry part en guerre contre cela précisément, parce que c'est le travail précaire !
Édouard Balladur : Oui, c'est le travail précaire, c'est vrai. Mais il vaut mieux du travail précaire, que pas de travail du tout. Et, finalement, le problème est là : le problème est que, l'on ne peut pas considérer que le seul travail qui vaille est le travail tel qu'on le concevait traditionnellement – qui était le plus sûr, c'est vrai –, mais qui, aujourd'hui, ne correspond pas complètement aux réalités nouvelles de l'entreprise. Et dans ces conditions, je considère qu'il faut tout faire pour moderniser le droit du travail, pour offrir de l'emploi, et davantage d'emplois. Je voudrais vous donner un exemple : on a fait des emplois-jeunes – c'est une intention généreuse –, mais quel est le résultat aujourd'hui ?
RTL : 150 000, Martine Aubry le dit ce matin…
Édouard Balladur : Oui, mais attendez, attendez ! Savez-vous que de nombreux jeunes ne les conservent pas plus de quelques mois, ces emplois ? Parce qu'ils se rendent compte que ça ne débouche sur rien, et notamment, pas sur une formation. Alors, que ça serve de solutions d'urgence, pour régler des problèmes graves parfois pour les jeunes, peut-être. Mais il ne faut pas faire rêver en faisant croire que c'est une solution définitive au problème de l'emploi. Il faut moderniser la société française. Et quand vous dites : les Français sont-ils prêts à le comprendre ? Je vous réponds : ça dépend des hommes politiques. Il faut qu'ils aient le courage de dire ce qu'ils croient vrai, et de dire ce qu'ils pensent, et de l'expliquer. Et je suis sûr que les Français sont tout à fait aptes, comme d'autres peuples, à le comprendre.
RTL : Mais, bien souvent dans l'opposition, on accuse le gouvernement socialiste de dogmatisme. Regardez son attitude sur les privatisations : c'est non a priori, sauf si l'intérêt de l'entreprise le nécessite eu égard à l'environnement européen. C'est pragmatique !
Édouard Balladur : C'est ça ! Et comme l'intérêt de l'entreprise le nécessite, pratiquement toujours, le gouvernement socialiste qui a critiqué, ô combien, la politique de privatisation – dont j'ai été l'initiateur, je vous le rappelle –, eh bien il privatise aujourd'hui, sans aucun problème. Et c'est très bien. Ce n'est pas moi qui m'en plaindrai.
RTL : C'est pas du pragmatisme ça ? Ce n'est pas du dogmatisme !
Édouard Balladur : Si vous voulez. Mais, je n'ai pas dit que c'était du dogmatisme. C'est du pragmatisme, je suis prêt à lui en donner acte. Mais en matière, par exemple, d'autorisation administrative de licenciement, ça ce n'est plus du pragmatisme.
RTL : Le gouvernement dit non.
Édouard Balladur : C'est très bien. Je me réjouis que le gouvernement dise non. Et je souhaite qu'il continue à dire non. Parce que ce n'est pas avec des autorisations administratives qu'on luttera contre le chômage et pour l'emploi, c'est en créant des emplois. Et, pour créer des emplois, il faut être dynamique et productif, et l'être plus que nos voisins. Voilà.
RTL : On a craint pour l'emploi, ces derniers temps, avec la crise financière internationale qui est venue d'Asie, et plus particulièrement du Japon. Vous revenez du Japon, vous avez l'impression que cette fois-ci c'est enrayé, que la crise est derrière nous ?
Édouard Balladur : Non, je ne dirais pas ça. Mais, je dirais que j'en reviens moins pessimiste que beaucoup. Je pense que ce qu'il y a au Japon, c'est que les Japonais n'ont pas confiance dans l'avenir, et donc ils épargnent. Et comme ils épargnent, ils ne consomment pas ; et comme ils ne consomment pas, l'économie ne va pas bien. Il faut leur redonner confiance. Que faut-il faire pour ça ? Il faut tout d'abord régler les problèmes des banques qui sont lourdement endettées, en raison du dérèglement du système monétaire et financier international. Et c'est l'occasion de déplorer que les gouvernements responsables et les institutions responsables se montrent aussi passifs devant le désordre monétaire et financier du monde.
RTL : Ce sont les banquiers centraux que vous épinglez là ?
Édouard Balladur : C'est tout le monde, c'est tout le monde.
RTL : Parce qu'hier ils ont dit : non, pas de contrôles accrus.
Édouard Balladur : C'est ça ! Et puis on attendra la prochaine crise. Et il viendra un jour où la crise conduira vraiment au désastre. Je pense que la liberté doit être organisée, et qu'elle ne l'est pas aujourd'hui, et que c'est l'anarchie dans le monde sur le plan monétaire et financier.
RTL : Que faut-il faire pour éviter la spéculation ou la circulation des capitaux à tout-va ?
Édouard Balladur : Il faut tout d'abord stabiliser les rapports entre les monnaies. Ce qui est parfaitement possible, n'en déplaise à ce que disent certains gouverneurs de banques centrales.
RTL : M. Tietmeyer, M. Duisenberg qui va diriger la Banque centrale européenne.
Édouard Balladur : Absolument, que j'ai rencontrés, l'un et l'autre, il y a quinze jours, à Francfort, d'ailleurs.
RTL : Ce sont des hommes convaincus alors ?
Édouard Balladur : Pas du tout. Ce sont des hommes que je connais bien, pour qui j'ai beaucoup d'estime. Et il se trouve que, sur ce point, je ne suis pas d'accord avec eux.
RTL : Il faut taxer les capitaux ?
Édouard Balladur : En tout cas, il faut se poser le problème. Il ne faut pas partir du principe que taxer les mouvements de capitaux à court terme, c'est un péché, et un péché contre la liberté. Regardons les choses complètement : est-ce que c'est efficace ? Est-ce que ça ne l'est pas ? Est-ce que ça empêche les mouvements de capitaux utiles, ou est-ce que ça ne les empêche pas ? Et ne nous abritons pas derrière des dogmes. Je vais d'ailleurs, d'ici huit ou dix jours, publier une étude – je reviens à l'emploi – sur l'emploi, un assez gros travail, qui montre que la France constitue une exception dans le monde occidental et qu'il n'est que temps de résoudre le problème.
RTL : Cette semaine vient à l'Assemblée nationale l'étude de la révision constitutionnelle en vue de la ratification du traité d'Amsterdam. Vous, vous êtes pour qu'on vote, à nouveau, dans cinq ans, quand l'Europe passera de l'unanimité à la majorité pour la politique sur l'immigration ?
Édouard Balladur : D'abord, je suis pour la ratification du traité d'Amsterdam. C'est un premier point. Et je le ratifierai. Deuxièmement, il faut effectivement que la France prenne les mesures pour que le Parlement soit associé à tous les actes de la construction européenne.
RTL : Mais, jusqu'au point de contrôler, ligoter le gouvernement ?
Édouard Balladur : Pourquoi dites-vous « ligoter » ? Pourquoi dites-vous « ligoter » ? Dans cinq ans, au plus tôt – ça pourrait être plus tard –, nous déciderons si nous passons ou pas à la règle de la majorité qualifiée pour le contrôle des frontières. Il est normal que le Parlement ait son avis à donner là-dessus. Je ne vois pas en quoi c'est un garrot, c'est un empêchement. Donc je suis…
RTL : Attendez, parce qu'il y a l'autre amendement du RPR qui viserait justement à contraindre le gouvernement, à suivre les avis, les votes du Parlement, sur toutes les nouvelles dispositions européennes.
Édouard Balladur : À lui en rendre compte préalablement. Et je voudrais quand même dire quelque chose : la Ve République répartit les pouvoirs entre le gouvernement et le Parlement ; et c'est le Parlement qui vote la loi. Depuis qu'il y a l'Europe, la moitié des lois applicables, en France, à peu près, sont d'origine européenne. C'est-à-dire que ces lois, ces règles obligatoires, sont décidées par les gouvernements, soit dans le conseil européen, soit dans les conseils des ministres. C'est comme si, le Parlement avait voté une sorte de délégation de compétence générale au gouvernement pour, disons, la moitié de la législation applicable, en France. Ça pose un problème. Très souvent, on critique Bruxelles, en France, et les eurocrates. On a tort ! Si les Français ont le sentiment d'un pouvoir qui est un peu lointain et qu'ils ne comprennent pas leurs problèmes, ce n'est pas la faute de Bruxelles, c'est la faute des gouvernements français – quels qu'ils soient d'ailleurs –, et des parlements – quels qu'ils soient –, et des majorités – quelles qu'elles soient –, qui n'utilisent pas leurs pouvoirs pour contrôler l'activité des organismes européens. C'est ce que je crois souhaitable, et je ne vois pas en quoi c'est anti-européen, au contraire. Tout ce qui réconciliera les Français avec l'Europe et les fera adhérer à l'Europe, comme je souhaite qu'ils y adhèrent, ira dans la bonne direction.