Interview de Mme Martine Aubry, membre du bureau national du PS et présidente du mouvement Agir, dans "La Vie" du 30 novembre 1995, sur la lutte contre l'exclusion sociale, le RMI et la politique urbaine.

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Média : CFTC La Vie à défendre - La Vie

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La Vie : Qu’est-ce qui menace le plus la société française : l’implosion ou l’explosion sociale ?

Martine Aubry : L’implosion n’est pas une menace, mais déjà une réalité. À la fondation, nous sommes dans les quartiers en difficultés les témoins de deux phénomènes très inquiétants : la destructuration mentale de jeunes âgés de moins dix ans, sans repères et violents, et aussi les progrès du repli identitaire, qui peuvent conduire au communautarisme. Sur ce dernier point, il y a, sur ces quartiers, de plus en plus de jeunes et d’adultes qui pensent que la distance entre eux et le reste de la société est définitivement insurmontable. À la crise, au chômage, à toutes les difficultés de la vie quotidienne s’est surajouté tout le climat lié au terrorisme. Montrer du doigt tous ces jeunes dont les parents sont d’origine maghrébine est perçu comme un rejet de plus, une humiliation, une injustice. Si nous n’y prenons garde, nous risquons, en très peu de temps, de casser le modèle d’intégration à la française.

Aujourd’hui, chez ces jeunes, le sentiment d’avoir été floués par la politique de l’intégration peut entraîner un retour en arrière considérable. La rage et la haine, souvent froides, peuvent devenir violentes. Je n’ai pas l’habitude de crier au loup, mais le climat actuel est extrêmement préoccupant. Cela dit, tout le monde parle d’exclusion, de fracture sociale. Il est important à tout moment de faire attention à ce que l’on dit, de ne pas en rajouter sur une situation particulièrement dure. Notre souci est d’avoir le discours juste : ni trop catastrophique, ni béatement optimiste. Il y a des souffrances, mais aussi des tas de gens qui continuent de se battre. C’est sur eux qu’il faut s’appuyer.

La Vie : Depuis que la fondation existe, avez-vous réussi à inciter suffisamment les entreprises à prendre leur part dans la lutte contre l’exclusion ?

Martine Aubry : Que les choses soient claires : quand on travaille dans six sites, les actions que nous mettons sont des gouttes d’eau dans l’océan. Mais elles sont aussi exemplaires. Prenons un exemple, celui de Marseille. Aider une jeune fille à ouvrir une épicerie en la formant, en lui permettant l’accès à une centrale d’achat d’une entreprise de distribution, c’est aussi important que d’aider Continent à installer un hypermarché dans les quartiers nord de la cité phocéenne, avec 550 à 600 emplois à la clé. Nous remarquons aussi que beaucoup d’autres entreprises ont besoin d’intervenir économiquement dans ces quartiers. Je pense à celles du bâtiment, de chauffage, de nettoyage urbain et à France Télécom. Elles jouent de plus en plus le jeu en confiant ces activités à des jeunes et des adultes de ces quartiers que nous formons préalablement. Enfin, troisième piste sur laquelle des entreprises acceptent de réfléchir, tout ce qui tourne autour de l’insertion. C’est-à-dire l’idée qu’il y a aujourd’hui de nouveaux besoins dans notre société qui ne sont pas immédiatement solvables – traitement et récupération des déchets, amélioration de l’environnement, services à la clientèle – et qui peuvent le devenir dans des structures d’insertion.

La Vie : À votre avis, qu’est-ce qui l’emporte dans la lutte contre l’exclusion : la société bloquée, que dénoncent certains, ou la France qui bouge ?

Martine Aubry : La société bloquée à la tête de ce pays, alors que la France qui bouge, elle, est sur le terrain. Les responsables ont été jusqu’à présent incapables de faire preuve d’assez d’imagination pour rompre avec les modèles passés qui ont entraîné le chômage et l’exclusion. Si, aujourd’hui, nous voulons sortir de cette société bloquée, nous devrons engager sans tarder de grands chantiers, comme la reconstruction des villes. Faire en sorte que ces banlieues qui sont devenues des lieux de relégation sociale redeviennent de vraies villes, avec la mixité des logements – comme le prévoyait la loi Besson, supprimée durant les fêtes de décembre 1994 par Édouard Balladur –, des services publics, des entreprises qui s’implantent. Il faut de nouveau une vraie politique de la ville qui soit clairement affichée.

En revanche, sur le terrain, même s’il y a une grande lassitude chez certains, dès qu’on propose quelque chose, dès qu’on apporte un peu d’espoir, les gens sont là, même pour remplacer un État et une République défaillants. Je pense, notamment, à ces femmes qui font le soir des tours de ronde pour éviter que leurs enfants ne soient pas contact avec des dealers parce que la police n’est plus là.

La Vie : Justement, vous êtes présidente du forum européen de la sécurité urbaine. La question de la sécurité et devenue obsédante dans certaines banlieues. Comment y répondre en évitant les amalgames et le tout-répressif ?

Martine Aubry : Quand un jeune enfant qui va à l’école risque d’être piqué par une seringue tombée par terre, ou qu’une personne âgée se voit menacée pour son porte-monnaie, la sécurité, c’est quand même un des premiers droits, avec celui du logement. C’est un élément de survie que je placerais au même niveau que le droit à l’emploi. Pourquoi, dans certains de ces quartiers, mis à part l’école, les autres services publics sont-ils partis ? Pourquoi n’y a-t-il plus de commissariat, de poste, de centre de Sécurité sociale ? La solution, ce n’est pas de montrer une police répressive qui contrôle au faciès, mais une police préventive qui rassure et qui écoute.

La Vie : Le RMI est apparu, en 1988, comme une innovation sociale majeure. Aujourd’hui, plusieurs membres de la majorité critiquent « la culture de l’inactivité » qu’il favoriserait…

Martine Aubry : Je suis très choqué par les propos de M. Juppé, qui a expliqué qu’une partie conséquente des érémistes et des chômeurs étaient des tricheurs. Comme l’a démontré un rapport de l’inspection général des affaires sociales (Igas), les fraudes au RMI sont de l’ordre de 1 %. C’est toujours trop, bien sûr, mais ce n’est le moment de montrer du doigt les bénéficiaires d’un mécanisme de survie.

Quand vous interrogez les érémistes, tous disent : « Je ne vous demande pas l’aumône, mais du travail ». D’ailleurs, j’ai toujours pensé que le RMI devrait être accompagné de l’obligation de remplir des tâches d’intérêt général, sauf pour les personnes aptes ou malades. Selon moi, ce ne sont pas les bénéficiaires qui sont en cause, mais notre incapacité à leur apporter une autre réponse qu’un chèque en fin de mois.

La Vie : Si l’exclusion est devenue la nouvelle question sociale, n’est-il pas aussi trop réducteur de diviser la société en « inclus » et « exclus » ?

L’inquiétude est dans toutes les classes sociales. Alors que, depuis des siècles, les individus avaient l’impression que l’avenir serait meilleur que le présent, notamment pour leurs enfants, aujourd’hui, tout le monde pense le contraire. Ce malaise existe partout, et c’est lui qui nourrit l’extrême droite, surtout dans les anciennes régions industrialisées, où des familles entières, en perdant l’emploi, ont dégringolé dans l’échelle sociale.

Je trouve grade que le Gouvernement, au lieu de contribuer à ce que notre société se reprenne et se mobilise pour l’emploi, montre du doigt des catégories sociales : les mendiants, les érémistes, les gens d’origine maghrébine, les fonctionnaires, etc. Je suis, moi, persuadée que les Français sont prêts à faire des efforts, du moment qu’il y a une cohérence du projet et que les efforts sont équitablement répartis. Les politiques sont là pour offrir des perspectives et non pour dire qu’il n’y a pas de marge de manœuvre, que c’est la faute à l’Europe, à la crise internationale, ou que sais-je encore !