Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Que l'Assemblée nationale accueille cette nouvelle exposition « Peindre en Normandie », est dans l'ordre des choses.
Nous devons, en effet, au collège des Questeurs d'avoir organisé ce beau programme de manifestations dont le but est, à la fois, de mieux faire connaître l'histoire de la République et du Palais-Bourbon, et de permettre au public d'admirer des œuvres illustrant le patrimoine artistique de nos régions.
Que la Normandie soit aujourd'hui à l'honneur est également dans l'ordre des choses, puisque l'un des principaux instigateurs de cette exposition est Ladislas Poniatowski, Questeur de l'Assemblée nationale et député de l'Eure.
Que « Peindre en Normandie », enfin, se soit installée dans la galerie des Tapisseries, qui unit l'Hôtel de Lassay au Palais Bourbon, est, encore et toujours, dans l'ordre des choses.
Grâce à elle, en effet, ce lieu retrouve sa vocation initiale, qui était alors une vocation exclusive : la peinture. C'est en 1860 que Charles de Morny, alors président du Corps législatif, fit édifier cette galerie afin d'y exposer son « musée privé ». Il entendait certes l'exposer à ses propres yeux, mais aussi à celui de ses nombreux invités, en un temps où la résidence de Lassay était un haut lieu de la vie parisienne.
Le goût de Morny était sûr, et la collection qu'il s'était constitué réunissait de très grandes œuvres : Watteau, Le Lorrain, Rubens, Rembrandt, Velasquez… Il leur était si attaché qu'il ne se déplaçait pas sans elles, et les emporta avec lui lorsqu'il fut désigné par Napoléon III pour représenter la France aux cérémonies du sacre du tsar Alexandre II.
Après la mort de ce personnage fascinant et hors normes, le musée fut dispersé, et la galerie, dépouillée de ses tableaux, accueillit les tapisseries du XVIIIe siècle qui devaient lui donner son nom actuel.
Morny avait voulu que ces peintures pussent bénéficier de la meilleure lumière possible. De là, cet éclairage dit « zénithal », qui est demeuré, et qui sert si bien aujourd'hui les peintres de Normandie.
Si j'évoque la figure de mon lointain prédécesseur, ce n'est pas seulement en raison de ses liens avec le pays normand - on se souvient qu'il « fit » Deauville. C'est aussi pour mieux souligner à quel point cette exposition est ici à sa juste place.
Les toiles exposées proviennent dans leur majorité de la collection « Peindre en Normandie », constituée sous l'égide d'une association soutenue à la fois par des collectivités publiques, notamment le conseil régional de Basse-Normandie, et par des partenaires privés. Ce type de coopération, tout à fait rare dans le domaine artistique, est une expérience que l'on doit encourager. Je voudrais saluer tout particulièrement l'action de M. Alain Tapié, conservateur en chef du musée des Beaux-Arts de Caen, qui a été l'âme de cette belle entreprise placée au service du patrimoine national et régional.
Les œuvres présentées ont été réalisées, pour beaucoup d'entre elles, par des peintres originaires de Normandie. Certains sont célèbres, d'autres moins, mais tous expriment avec un talent singulier leur perception des paysages normands, de cette Normandie à la fois réelle et mythique dont seul l'art peut faire éprouver toute l'intensité.
Cette exposition associe aux œuvres de la collection quelques tableaux provenant de différents musées, dont celui de Caen. Au regard des peintres de souche normande, vient en outre s'ajouter celui des Normands d'adoption, de ces artistes qui sont venus peindre en Normandie, qui l'ont aimée.
La mer et la terre… La Normandie est toute entière dans les œuvres de cette exposition, avec ses contrastes, avec la vigueur de ses côtes, qui regardent vers le Nord, et la douceur rustique de ses campagnes dans l'arrière-pays.
C'est, nul ne s'en étonnera, un géographe, Paul Vidal de la Blache, le plus grand de tous, qui, dans son Tableau de la géographie de la France, a su exprimer ce visage double d'une région que marque « le conflit entre les forces locales du sol et les influences venues du dehors ».
Il y a le monde de la mer, qui semble attendre le voyageur, ou l'envahisseur, cette mer inquiétante que peignent Courbet et Isabey, mais aussi ces ports colorés et vivants chers à Boudin et Albert Marquet, ces baigneurs d'Étretat que fait vivre Eugène Le Poittevin. En regardant le retour de pêche au soleil couchant, d’Eugène Boudin, on retrouve le marin normand décrit par Vidal de la Blache, ce pêcheur, je cite, « dont la patrie est la mer », qui « débarque, grave et calme, dans son attirail de matelot. » Mais la mer est aussi présente dans son mystère, telle que Delacroix l'a vue depuis les hauteurs de Dieppe. Cette « mer d'argent » et ses « crépuscules en opale » qui inspirèrent Whistler, l'Américain qui se prit de passion pour la France et aima la Normandie, à l'image de tant d'autres artistes.
Et puis il y a le monde du sol, le monde de la terre, cette succession de paysages, ou plus exactement de « pays », si différents que l'extraordinaire unité normande n'en est que plus saisissante.
En contemplant ce paysage de Jules-Louis Rame, cette rue de village peinte par Jean-Baptiste Corot, ces pâturages à Fervaques, ces églises et ces ciels d'orage, ne retrouve-t-on pas « ces campagnes si amples en leur fécondité paisible » décrites par le grand géographe, ces « maisons basses enfouies dans la verdure », « ces restes de châteaux, d'abbayes », « ces églises aux fins clochers qui presque partout s'élancent » ? Tout à la fois province paysanne et pays des appels, la Normandie est donc une terre de contrastes, une terre d’« opulence ordonnée » où « le présent se lie sans effort au passé ».
Car c'est un surprenant territoire, en vérité, que cette Normandie, qui a conservé sa cohésion, sa personnalité, une certaine unité en dépit des tumultes de l'Histoire et des découpages administratifs… Avec ce symbole qu'est le « Bocage normand », un bocage dont l'image est si forte qu'il s'écrit avec une majuscule.
« La Normandie existe-t-elle ? », s'interroge un autre géographe, notre contemporain Armand Frémont. Peut-être est-elle mythique… Mais, comme l'écrit ce grand universitaire, « c'est un très fidèle et très tenace attachement à un certain type de relations entre les hommes qui fait l'unité. » L'unité d'une région, mais aussi l'unité d'un pays : nous ne sommes pas loin de Renan - ni d'ailleurs de Vidal de la Blache - et du sens si puissant qu'il a donné au mot « Nation ».
C'est aussi un très fidèle, un très tenace attachement entre les hommes qui fait l’unité d'une nation comme la nôtre, qui donne le ciment de son organisation sociale, et qui fonde, purement et simplement, son organisation démocratique.
Pour être unis et solidaires, il faut une volonté, il faut vouloir vivre ensemble.
Suis-je en train de m'égarer ? Je ne le crois pas.
Ces œuvres qui sont ici exposées ont été réalisées à des époques différentes, par des auteurs différents. Présentées ensemble, elles suggèrent des correspondances qui font revivre l'âme d'une région, et d'une certaine manière l'âme d'un pays, le nôtre, avec ce mélange de pudeur et de force qui caractérise notre sentiment national.
J'évoquais Morny, parce que son souvenir est associé à cette galerie, et parce que ce fin politique était aussi un amateur d'art. Lorsqu'il venait admirer ses tableaux, il n'était d'ailleurs pas rare qu'il rencontrât quelque député d'opposition, et que pussent se nouer d'utiles discussions devant de si admirables œuvres…
Une autre figure s'impose à mon esprit, une figure puissante de notre histoire parlementaire, de notre histoire républicaine : Georges Clemenceau. Clemenceau, qui prit la plume un beau jour de 1895 pour écrire un flamboyant hommage aux cathédrales de Rouen, peintes par son ami Claude Monet, et pour convaincre le président Félix Faure de doter la République de ces séries de toiles. Ces vingt toiles, écrivait-il, qui, « réunies, représentent un moment de l'art, c'est-à-dire un moment de l'homme lui-même, une révolution sans coups de fusil. »
Et il me plaît de terminer sur cet hommage, non dénué d'humilité, du politique au peintre, par lequel Clemenceau achevait son article :
« L'histoire tiendra compte de ces peintures, sachez-le, et si vous avez l'ambition légitime de vivre dans la mémoire des hommes, accrochez vous aux basques de Claude Monet, le paysan de Vernon. C'est plus sûr que le vote du congrès ou la politique d'Alexandre Ribot. »