Interviews de M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, à Europe 1 le 18 décembre 1995 et à "La Vanguardia" le 29, sur le sommet européen de Madrid et la préparation de la conférence intergouvernementale sur les institutions européennes.

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Média : Europe 1 - La Vanguardia - Presse étrangère

Texte intégral

Date : lundi 18 décembre 1995
Source : Europe 1

O. de Rincquesen : Est-ce que l’Europe, dont vous avez la charge, n’est pas finalement une sinécure pour un ministre du gouvernement Juppé ?

M. Barnier : Ce n’est pas vraiment l’impression que j’ai, en ce moment, quand j’entends qu’on parle de l’Europe à tort ou à travers, parfois en bien. C’est une tâche passionnante et difficile à la fois parce que l’Europe est notre cadre, maintenant, mais c’est quelque chose dont on a parlé avec des mots trop compliqués. Je crois qu’il faut aujourd’hui parler, j’essaie de le faire derrière J. CHIRAC et l’ensemble du gouvernement avec des mots simples : à partir de la paix, de l’emploi, de l’environnement. L’Europe est une sorte d’assurance mutuelle mais il faut que les Français le comprennent davantage. »

O. de Rincquesen : Comment vos petits camarades vous ont-ils regardé à Madrid ? Avec commisération, on vous plaignait, on s’inquiétait ?

M. Barnier : Pas du tout, aucune commisération, beaucoup d’attention parce qu’aucun des pays de l’Union n’est à l’abri de mouvements sociaux. Il y a 18 millions de chômeurs actuellement au sein de l’Europe et donc chacun des pays, chacun des chefs d’État sait qu’il peut être, lui aussi, interpellé par cette angoisse ou cette inquiétude. Donc beaucoup d’attention, en même temps beaucoup d’attention au discours qu’a tenu J. CHIRAC avec beaucoup de force sur la dimension humaine, remettre l’homme au cœur du projet européen, apporter à l’Europe un supplément d’âme. »

O. de Rincquesen : L’Europe sociale, dont parle J. CHIRAC, a vraiment sa place ou bien l’on a rajouté cela parce qu’il fallait rajouter une ligne pour actualiser le sujet ?

M. Barnier : L’Europe est faite pour les hommes. Quand les pères fondateurs ont créé l’Europe après la guerre, c’était : « Plus jamais ça, on ne veut plus revoir les camps, l’intolérance, la guerre ! » Aujourd’hui, je crois qu’il faut refaire l’Europe mais la refaire à partir des hommes. »

O. de Rincquesen : Attendez, on a fait le charbon, on a fait l’Europe verte, on fait l’Europe monétaire, on a fait l’Europe des marchés, on n’a pas fait l’Europe sociale ?

M. Barnier : On a fait une Europe pour les hommes, on crée la monnaie unique, on a créé le Marché commun pour se protéger, pour être à armes égales face au bloc américain ou au bloc asiatique. On a des règles sociales, tous d’ailleurs ne les acceptent pas, vous le savez – les Anglais n’ont pas accepté le protocole social de Maastricht. On a fait une politique de l’environnement, c’est bien la sécurité des hommes qui est en cause avec l’environnement. C’est une grande semaine quand même que nous venons de vivre avec la monnaie unique et cette dimension sociale réaffirmée par les chefs d’État à Madrid, et 24 heures avant la paix en Bosnie. »

Porte-monnaie au début de l’année 2002 –, plus vite on ira, mieux ça vaudra pour avoir cette assurance, cette stabilité, cette sécurité. »

O. de Rincquesen : Il fallait vraiment appeler ça euro ? Pour nous l’euro, c’est d’abord le football !

M. Barnier : Oui, mais pourquoi pas ; le football est un sport populaire. Il faut que cette monnaie soit populaire. Nous sommes 15, il fallait se mettre d’accord. Nous avions une préférence pour l’Ecu, vous le savez, parce que c’est un mot ancien en France qui est ancré dans les têtes et les esprits. Moi, je pense que le plus important était qu’on arrive à un accord unanime à Madrid. C’est pourquoi J. CHIRAC a participé à cet accord, en demandant qu’en même temps, la monnaie unique était maintenant sur les rails définitivement, on puisse remettre l’homme au cœur du projet européen. »

O. de Rincquesen : J. CHIRAC a téléphoné à V. GISCARD D’ESTAING pour le consoler ?

M. Barnier : Ils s’étaient vus, V. GISCARD D’ESTAING avait un attachement, que chacun comprend, au mot d’Ecu. Mais je crois que M. GISCARD D’ESTAING est d’abord un Européen et, au bout du compte, ce qui est important pour les Européens comme lui, c’est qu’on ait franchi cette étape historique à Madrid. »

O. de Rincquesen : Le coup était vache quand même finalement, de renoncer à l’Ecu, pour les Allemands…

M. Barnier : Je vois ce que vous voulez dire ! Les Allemands avaient un problème avec le mot Ecu parce qu’en allemand, die KUHE, ça veut dire vache. Mais nous sommes le 15, nous vivons le 15, il faut en accepter les chances et les contraintes. »

O. de Rincquesen : Et est-ce que le gouvernement Juppé repart d’un bon pied cette semaine ?

M. Barnier : J’ai le sentiment que l’angoisse, la préoccupation qui s’est exprimée bien au-delà du problème de la SNCF ou de la Sécurité sociale, cette angoisse a été entendue. C’est la volonté de la main tendue. On sort de cette crise sans vainqueur ni vaincu. On n’est pas dans un match de foot avec des prolongations, le dialogue social est aujourd’hui nécessaire et urgent, on doit réformer la France. C’est ce que veut faire A. JUPPE, il a raison de le faire, il faut qu’on le fasse avec davantage de dialogue, d’écoute et c’est bien ce que nous avons l’intention de faire. »

 

ENTRETIEN AVEC « LA VANGUARDIA » (Paris, 29 décembre 1995)

La Vanguardia : Il y a quelques années on pensait que la construction européenne était ficelée et bien ficelée. Quelle est la situation de la France ?

M. Barnier : La construction européenne a surmonté de nombreuses étapes depuis 1945. Depuis lors elle a toujours progressé. La dernière et grande étape, même si elle n’a pas été la plus facile, a été le Traité de Maastricht, avec la solidarité monétaire et la perspective d’une politique étrangère et de sécurité commune. Pour toutes ces raisons, je ne suis pas pessimiste. Ce qui se passe c’est que la crise économique qui affecte de nombreux pays a rendu plus d’information et de consultation des citoyens est nécessaire, mais il n’est pas juste d’imputer la raison de nos problèmes à Bruxelles ou au Traité de Maastricht. Ce n’est pas le Traité de Maastricht qui a provoqué les déficits de la Sécurité sociale en France.

La Vanguardia : On accepte qu’il n’y ait pas d’alternative à l’axe Paris-Bonn. Mais est-il possible que la construction européenne se fasse seulement avec l’axe Paris-Bonn ?

 M. Barnier : Non, ce n’est pas possible. La coopération franco-allemande est nécessaire pour la construction européenne, mais elle n’est pas suffisante. Ce dialogue est très personnel et très privilégié, mais il n’est pas restrictif. D’autres dialogues, d’autres coopérations sont également nécessaires. Par exemple, avec l’Espagne, et je ne dis pas cela par courtoisie, mais parce que je le pense. La présidence communautaire espagnole a été très bonne, très positive.

La Vanguardia : Voulez-vous dire que Paris regarde en direction de Londres pour équilibrer les relations avec l’Allemagne ?

M. Barnier : Le dialogue franco-allemand continuera d’être particulier. Il naquit de la réconciliation franco-allemande après trois guerres. Par conséquent, il n’est pas possible de comparer ce dialogue avec d’autres. Mais il ne peut être opposé à la coopération que nous pourrions avoir avec le Royaume Uni sur différents thèmes, principalement en matière de défense et de politique étrangère. C’est précisément avec le Royaume Uni que le Président Jacques Chirac a lancé l’initiative, décisive pour le processus de paix, en Bosnie, de créer la force d’intervention rapide. Sans cette initiative, l’accord sur la Bosnie, signé à Paris n’aurait peut-être pas été signé.

La Vanguardia : Mais l’Allemagne est orientée vers l’Est. Qu’est-ce que cela signifie pour la France ?

M. Barnier : L’Allemagne accorde une grande importance à l’Est, comme la France et l’Espagne en accordent à la Méditerranée. Mais l’Allemagne ne peut être indifférente à la stabilité du bassin méditerranéen, de la même manière que nous ne pouvons pas tourner le dos à la stabilité de l’Europe centrale, orientale ou baltique. C’est ce qui donne sa force à l’Union européenne (UE). Le gouvernement français est le premier à prôner une politique extérieure et de sécurité commune.

La Vanguardia : Mais est-il possible d’élargir l’Union européenne et dans le même temps de maintenir la cohésion ?

M. Barnier : C’est cela l’objectif, et le défi de la Conférence intergouvernementale (au sujet du fonctionnement de l’Union européenne), qui doit créer les mécanismes ou réformer les institutions pour que l’élargissement puisse se réaliser sans fragiliser l’union politique. L’Union européenne n’est pas seulement un grand marché économique, c’est aussi une union politique et j’espère que les prochaines étapes européennes seront marquées par le renforcement de l’union politique.

La Vanguardia : Quand vous parlez d’union politique, vous référez-vous à une Europe de type fédéraliste, comme l’Allemagne ?

M. Barnier : Je ne dirais pas cela parce que ce ne serait pas exact. Je crois qu’il faut se défier des mots qui ont fréquemment des significations différentes selon les pays. Je ne suis pas sûr que le mot fédéral veuille dire la même chose en Espagne, en France ou en Allemagne. Nous avons sur certains points, une vision communautaire de l’Europe, et sur d’autres points, une vision commune.

La Vanguardia : Le rôle prépondérant des États-Unis en Europe s’est confirmé durant le conflit yougoslave. Comment percevez-vous ce rôle ?

M. Barnier : La question est de savoir qui doit tenir le rôle du leader en Europe. Et je crois que c’est l’Union européenne qui doit tenir le rôle du leader, en coopération avec les États-Unis, spécialement sur les questions de sécurité. Mais il nous faut la volonté et les moyens pour le faire.

La Vanguardia : La France est retournée au Comité militaire de l’OTAN. Pourquoi ?

M. Barnier : La France fait ce pas dans l’espoir qu’il sera accompagné de la réforme de l’OTAN et de la création d’un pilier européen autonome en matière de sécurité.