Texte intégral
Le Parisien : Sans l'affaire du sang contaminé, auriez-vous écrit ce livre au ton inhabituellement personnel ?
Laurent Fabius : C'est difficile à dire. Bien entendu, il s'agit d'un drame profond et je ne devais de l'évoquer. Mais j'ai surtout voulu raconter les vingt dernières années de la gauche, telles que je les ai vécues, analyser de l'intérieur le fonctionnement du pouvoir, décrire mon expérience sans langue de bois, réfléchir aussi à l'avenir. Et puis, je suis conscient du problème d'image que je rencontre vis-à-vis de l'opinion. Si je veux faire passer mes idées auprès des Français, il faut que j'arrive à sortir de moi-même, m'exprimer tel que je pense être. Ce livre a été une occasion, un moyen pour y parvenir.
Le Parisien : À quel moment avez-vous pris la décision de l'écrire ?
Laurent Fabius : J'avais été sollicité plusieurs fois par des éditeurs. Mais je ne m'y suis mis que l'année dernière, au début de l'été 94. Je disposais d'un peu de temps, une période s'achevait avec le départ de François Mitterrand, J'ai écrit assez lentement, avec souvent un sentiment d'insatisfaction quand je parlais de moi-même. Je me disais que je n'allais pas assez loin, qu'il fallait recommencer. Bref, j'ai terminé la rédaction au début de ces vacances d'été. Même si cela a été difficile, j'ai plutôt aimé l'exercice.
Le Parisien : Vous rencontrez François Mitterrand pour la première fois en 1976. À vous lire, le jeune homme que vous êtes à ce moment-là, à 29 ans, ne parait pas avoir vraiment de passion dans la vie. En tout cas, vous semblez assez loin de la politique.
Laurent Fabius : Oui et non. Dès ma jeunesse, j'avais comme chacun des passions : c'étaient les sports et les études. 1968 m'a marqué sur le plan humain et politique, puis j'ai choisi, après l'École normale, d'entrer à l'ENA et au Conseil d'État, avec le souci du service public. En 1974, j'ai adhéré au PS. J'avais donc une sensibilité politique, elle n'a pas varié. Mais si à l'époque on m'avait dit : tu vas faire une carrière politique, non, je n'y aurais pas cru.
Le Parisien : Pourquoi alors décidez-vous de travailler pour Français Mitterrand ? L'ambition ? La fascination du personnage ?
Laurent Fabius : Plutôt le sentiment de participer à une grande aventure. À l'époque, François Mitterrand nie propose d'être le directeur de son cabinet. Le problème, c'est qu'il n'y avait pas de cabinet. « D'accord, m'expliquait Mitterrand, mais au PS, il faut des titres, sinon ça ne fait pas sérieux. » rai hésité, réfléchi à cette proposition singulière, puis je me suis décidé. En fait, ma tâche consistait au début â corriger le courrier. J'étais bénévole, je travaillais à cela surtout le soir. Pourquoi ai-je accepté ? Je souhaitais être utile, j'étais plein d'idéal, une aventure collective se proposait conforme à nies idées, j'ai sauté le pas.
Le Parisien : À cette époque, quelle relation aviez-vous avec François Mitterrand ? On imagine une certaine fascination de votre part.
Laurent Fabius : Bien sûr, et en même temps, cela pourra vous paraître étrange, quand je suis en face de quelqu'un, que l'on peut dialoguer vraiment d'intelligence à intelligence, je suis peu impressionné. En fait, je crois que notre relation a été fructueuse parce que j'ai compris très vite comment il fonctionnait, comment le collaborateur proche que j'étais devait lui permettre de préserver sa liberté, son indépendance.
Le Parisien : Vous rapportez qu'avant même 1981, vous, comme tous ceux qui l'entouraient alors, l'appeliez « président ». Pourquoi lui donniez-vous ce titre qui ne correspondait à aucune de ses fonctions d'alors ?
Laurent Fabius : Vous voulez savoir pourquoi nous, militants socialistes, nous ne l'appelions pas « camarade » ? C'était une sorte d'évidence. Il la portait en lui : il avait une tête de président. Et puis, il aimait s'entourer d'un certain mystère, ce qui accompagne souvent le pouvoir. D'ailleurs, comment aurions-nous pu l'appeler ? Monsieur ? C'est froid. Si je l'avais appelé François, il m'aurait répondu : « Oui, monsieur Fabius » ... Après son élection, évidemment, nous avons gardé cette appellation. Mais pour tous ceux qui l'avaient côtoyé avant, il existait une sorte de complicité supplémentaire.
Le Parisien : Vous consacrez un chapitre à l'affaire du sang contaminé. Vous étiez Premier ministre au moment des faits, en 1985, et à ce titre, impliqué dans le dossier actuellement instruit par les juges de la Haute Cour de justice de la République. Cherchez-vous une forme de soulagement en évoquant ainsi ce drame dans lequel, vous le réaffirmez, vous êtes innocent ?
Laurent Fabius : Cela n'aurait pas eu de sens d'écrire un livre sur les dernières années sans parler de ce drame. Bien sûr, il est très difficile de l'évoquer parce que cela concerne des familles qui souffrent. J'ai essayé cependant, en tenant compte de l'instruction judiciaire. Le caractère passionnel de tout cela m'a poussé à expliquer une nouvelle fois - les raisons pour lesquelles je suis persuadé n'avoir commis aucune faute dans l'exercice de mes responsabilités politiques. Mais parfois, j'avoue être un peu désarmé par le degré de méconnaissance des faits qui existe. Il faut cependant continuer.
Le Parisien : Lionel Jospin apparaît également au fil de votre récit. Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur votre affrontement ?
Laurent Fabius : Même si c'est désagréable à dire et à entendre, les idées s'expriment à travers des hommes et la conquête du pouvoir c'est aussi une lutte entre des personnalités. Avec Lionel, à la fin des années soixante-dix, nous avons d'abord été très amis. Nos femmes l'étaient aussi. Puis progressivement nous avons connu des tensions et des oppositions. Depuis la dernière campagne présidentielle, je crois que l'on peut dire qu'une page est tournée. Mais comme je l'écris, « nos relations auront contribué à embarrasser l'histoire du PS pendant plusieurs années ». Je les décris aussi sincère-nient que possible.
Le Parisien : Comment définiriez-vous vos relations aujourd'hui ?
Laurent Fabius : Tout à fait apaisées.
Le Parisien : Durablement ?
Laurent Fabius : Oui.