Texte intégral
LCI - Mardi 27 octobre 1998
LUC EVRARD : Le MEDEF, Mouvement des Entreprises Françaises, est donc né à Strasbourg de la volonté de réforme des dirigeants du CNPF un an après la crise ouverte par l'affaire des 35 heures et la démission de Jean Gandois même si l'idée d'une réforme du mouvement patronal était bien antérieure. Avec nous ce soir Denis Kessler, vice-président du MEDEF, président de la Commission économique dont le pouvoir sera accru de la réforme. D'abord le sigle, le MEDEF, qui est né de l'imagination des créatifs de Publicis. Ça vous va, MEDEF ?
DENIS KESSLER : Très bien, très bien. « Mouvement », allez, ça veut dire on va de l'avant. « Les entreprises de France » on voit bien qu'on veut représenter toutes les entreprises, toutes les entreprises qui produisent en France.
LUC EVRARD : Alors on change l'étiquette. Je voudrais un petit peu qu'on examine ensemble ce qui va changer dans le contenu. On va peut-être même commencer par le fonctionnement. Vous avez décidé d'élargir les instances dirigeantes du MEDEF, donc de façon à ce qu'elles répondent plus à vos aspirations du tissu économique du pays.
DENIS KESSLER : Oui, nous avons absolument voulu dans cette réforme représenter plus les entreprises qu'on appelle les entreprises de terrain, c'est-à-dire les petites et moyennes entreprises, celles qui reposent sur un homme, un créateur, un innovateur, celles qui sont à dimension régionale ou nationale mais également, bien entendu, les grandes entreprises. Donc c'est un mouvement qui se veut représentatif de l'ensemble, dans sa diversité, des entreprises, quel que soit le secteur, l'industrie bien entendu mais aussi ce que l'on appelle les forces économiques émergentes, par exemple les services.
LUC EVRARD : Il y a aussi une grande innovation, on ne le savait peut-être pas, très souvent, mais il y avait une règle jusqu'à présent au CNPF : c'était le consensus. Vous introduisez dans le MEDEF la règle de la démocratie, la majorité. Ça va changer beaucoup de choses.
DENIS KESSLER : Ça va changer les choses dans la mesure où nous allons devoir décider un certain nombre de choses. Pour décider, il faut bien entendu être représentatif et il faut aussi des structures, des procédures qui vont faire que, dans un certain nombre de cas, nous allons être appelés à trancher. C'est-à-dire à dire oui ou non, à prendre telle ou telle décision selon des règles simples qui seront effectivement celles de la majorité.
LUC EVRARD : Alors si on examine maintenant le contenu des slogans, Ernest-Antoine Seillière a aujourd'hui évoqué un certain nombre de revendications qui ressemble quand même assez fort à un cahier de doléances. Or vous dites par ailleurs, le MEDEF ne doit plus tendre la main à l’État, il faut que nous soyons le parti de l'entreprise, certes, mais nous ne sommes pas demandeurs de subventions, de subsides. Ça y ressemble un peu quand même si je prends par exemple l'idée d'introduire une franchise sur les 5 000 premiers francs de salaire.
DENIS KESSLER : Non, ce n'est pas du tout un cahier de doléances. Au contraire, toute la journée, dans les forums qui ont précédé cette journée et qui ont réuni plus de 3 000 responsables d'entreprise, nous avons évidemment évité le cahier de doléances. Il ne s'agit pas de ça. Il s'agit au contraire de montrer qu'il y a des voies qui sont tout à fait propices au retour de ce que l'on appelle la croissance durable, porteuse d'emplois, et qui va passer par l'investissement, qui va passer par l'innovation, qui va passer par l'exportation, qui va passer par toute une série d'initiatives de la part des entreprises. Ce que nous souhaitons, c'est un environnement favorable à l'activité productive, à la création d'entreprise, à leur développement, à la croissance, c'est ça ce que nous souhaitons. Dans ce cadre-là, évidemment il y a des besoins d'accompagnement mais ce sont des mesures, ce sont des moyens, ce n'est pas une fin.
LUC EVRARD : Qu'est-ce qui était vos revendications à l'époque du CNPF et qui pourraient changer aujourd'hui à l'époque dans laquelle nous entrons, c'est-à-dire celle du MEDEF. Sur les 35 heures, par exemple, vous seriez allé à la grand messe à laquelle on vous a convié pour vous dire qu'une loi allait régir la durée du travail en France ?
DENIS KESSLER : Nous espérons grâce au Mouvement des Entreprises de France ne plus jamais être dans la situation d'être convoqués à un sommet, précédé par aucune concertation, dans lequel on nous annonce des lois dans un secteur qui n'est pas l'objet de la loi. J'allais dire, nous devons tout faire pour que ceci ne se reproduise plus et que nous ne soyons pas traités comme nous avons été traités le 10 octobre 1997.
LUC EVRARD : Sur la Sécurité sociale, vous êtes favorable - on sait qu’un débat traverse l'organisation patronale – vous êtes favorable, vous, à ce que le MEDEF quitte les organismes paritaires ? Est-ce que là-dessus on va avoir une décision radicale ? Qui marque un tournant, une rupture ?
DENIS KESSLER : Ce qu'a dit Ernest-Antoine Seillière est très important. Il a dit : nous devons maintenant clarifier les choses. Il y a des choses qui relèvent des organismes de protection sociale qui vraiment relèvent de l'Etat. Eh bien qu'il assume la responsabilité de ses organismes. Il y a des organismes qui relèvent des partenaires sociaux, syndicats et représentants des employeurs. Dans ce cas-là, il faut que ce paritarisme soit refondé et qu'il ne soit pas parasité en permanence par les interventions de la puissance publique. Et puis il y a un troisième domaine, qui est le domaine concurrentiel, cette clarification sera mise en oeuvre dans les mois qui viennent. Bien entendu, à la suite d'un dialogue avec nos partenaires syndicaux mais également avec les pouvoirs publics. Nous avons quelques mois pour pouvoir faire en sorte que, comment dire ?, la confusion des responsabilités dans un certain nombre de domaines fasse place à une grande clarification. Que chacun assume ses responsabilités, c'est comme ça que nous arriverons à maintenir un haut niveau de protection sociale mais nous éviterons les déficits, les augmentations de cotisations, les augmentations de charges et puis la confusion qui aboutit à ce que nous ne savons pas où nous allons.
LUC EVRARD : Avec cette réforme et ce changement de sigle, certains disent : le CNPF, le mouvement patronal, le MEDEF donc prend un virage libéral. On sait que vous êtes plutôt libéral vous-même. Ça vous paraît une analyse pertinente de ce qui se passe en ce moment dans le mouvement patronal ?
DENIS KESSLER : Il y a en tous cas, j'allais dire, vraiment une idée forte qui a parcouru tous les forums, toutes les réunions que nous avons eues et notre grande réunion aujourd'hui de Strasbourg c’est : il faut donner désormais en France la priorité au secteur productif de notre pays. Pendant longtemps, j'allais dire on a donné la priorité à la vision administrative, à l'expansion du secteur public, à l'interventionnisme permanent de l'Etat dans tous les domaines. Non, je crois que là aussi après 50 ans d'expansion ininterrompue du secteur public, 50 ans ininterrompus d'intervention de l'Etat dans tous les domaines, je crois qu'il faut désormais donner la priorité. A quoi ? A l'entreprise. C'est elle qui crée l'emploi, c'est elle qui crée la richesse, c'est elle qui va pouvoir tirer vers le haut le revenu des Français, le bien-être des Français. Alors vous allez trouver ça libéral, ça n'a aucune importance, l'idée c'est de faire comme dans les autres pays avec lesquels nous sommes en concurrence : clairement afficher la priorité au secteur productif. « En avant l'entreprise », c'était notre mot d'ordre, il est très clair, il est très convaincant, et je crois que ça correspond à une vision dans laquelle il faut donner la priorité à ceux qui effectivement créent la richesse.
LCI - Lundi 23 novembre 1998
PIERRE-LUC SEGUILLON : Denis Kessler, bonjour. J'imagine que vous avez suivi avec attention la convention du Parti socialiste sur les entreprises. Est-ce que finalement vous n'êtes pas très satisfait du pragmatisme qui se dégage de l'action de Lionel Jospin, notamment en matière de privatisation ?
DENIS KESSLER: Il est vrai qu'il y a des évolutions dans le discours tenu par le parti socialiste et j'ai noté avec satisfaction qu'il n'y a plus de tabou en ce qui concerne les privatisations. Voilà une évolution, il aurait été sans doute souhaitable qu'elle se produise plus tôt dans l'histoire, nous sommes un peu en retard par rapport aux autres pays. Néanmoins il est vrai que nous avons vu dans les déclarations du Premier ministre, à la fin de cette convention, quelques affirmations qui vont dans le bon sens : les privatisations ne sont plus un tabou.
PIERRE-LUC SEGUILLON : Est-ce que vous êtes également rassuré quand vous entendez le Premier ministre ne pas enfourcher le cheval de bataille de l'autorisation administrative de licenciement réclamée par les socialistes ? Ou encore quand vous voyez que Martine Aubry chez notre confrère « Le Parisien » ce matin à la fois souhaite un renchérissement du travail précaire mais ne nie pas le principe parfois de la nécessité de ce travail intérimaire ou précaire ?
DENIS KESSLER : Alors là autant nous considérons qu'en ce qui concerne les privatisations, mettons cessions d'actifs publics, les choses vont dans le bon sens, mais dans les autres domaines nous avons été quand même relativement inquiets d'un certain nombre de déclarations ou de pistes qui sont explorées, soit par le parti socialiste soit par le gouvernement. C'est ainsi que nous sommes évidemment tout à fait hostiles au renchérissement des heures supplémentaires et à leur contingentement, nous ne souhaitons pas le rétablissement de l'autorisation administrative de licenciement qui va absolument dans le mauvais sens, nous ne souhaitons pas le durcissement des contrats à durée déterminée parce que c'est un des moyens de promouvoir l'emploi. Bref nous avons été quand même un peu inquiets de voir la multiplication de voir tout ce qui ressort de la législation, de la réglementation, de la taxation. Je crois que les entreprises françaises, pour se développer et créer de l'emploi, ont besoin de liberté, de respiration, ont besoin d'être soutenues.
PIERRE-LUC SEGUILLON : Mais vous ne pensez pas que les salariés ont eux aussi besoin de certaines protections ?
DENIS KESSLER: Bien entendu. Pour le moment l'objectif numéro 1, c'est de développer l'emploi. Alors je trouve, si vous voulez un peu fort de café, qu'en permanence on essaye de dévaloriser les emplois qui sont aujourd'hui créés. D'abord, c'est dévaloriser ceux qui les offrent, ces emplois, mais c'est aussi dévaloriser ceux qui les acceptent. Et donc effectivement qualifier en permanence de précarité les emplois comme ceux de CDD et d'intérim me semble, en ce qui me concerne, aller dans le mauvais sens. Bien entendu il est souhaitable de faire en sorte que l'on aille vers davantage de contrats à durée indéterminée. Pour y aller c'est peut-être la voie, face aux incertitudes actuelles, que de laisser se développer ce mouvement de CDD qui déboucheront à terme sur d'autres types d'emplois.
PIERRE-LUC SEGUILLON : Mais quand vous regardez les créations d'emplois aujourd'hui, elles sont sentimentalement des CDD. Est-ce que ce n'est quand même pas une utilisation un peu facile qu'en font les entreprises ?
DENIS KESSLER: Non, ce n'est pas une utilisation facile parce ce que ce sont des emplois. Les gens qui sont à l'heure actuelle sur des postes d'intérim ou des CDD sont des gens qui participent à l'activité productive, ramènent un salaire, sont insérés dans la société et dans les entreprises. Ils y acquièrent une formation, ils y acquièrent une expérience, ceci est favorable à leur employabilité future. Donc, ne tuons pas les CDD. Donc évitons de renchérir leurs coûts ! Au contraire, il faudrait sans doute aller dans l'autre sens, à l'instar de ce qu'a fait le Danemark, à l'instar de ce qu'on fait les Pays-Bas ou le Royaume Uni. Il s'agirait au contraire de permettre des CDD de longueur plus importante de façon à pouvoir stabiliser les CDD, c'est les règlements en vigueur qui font que l'on ne peut pas embaucher quelqu'un plus de 18 mois et que l'on ne peut renouveler un CCD qu'une fois. Admettons par exemple ce que l'on appelle les contrats de projets : quelqu'un vient pour ouvrir une entreprise, pour développer un programme informatique, il est embauché pendant une période de 3-4 ou 5 ans. C'est sans doute la voie dans laquelle il faut aller plutôt que de limiter les CDD, on ne va pas tuer l'emploi au moment où il recommence à l'heure actuelle à augmenter.
PIERRE-LUC SEGUILLON : Alors la guerre entre vous et le gouvernement sur les 35 heures, est-ce que la hache de guerre est enterrée, est-ce que vous n'avez pas le sentiment aujourd'hui que finalement ces 35 heures, ça produit peut-être moins d'emplois qu’annoncés, ça coûte peut-être moins cher qu'on ne l'imaginait, mais ça vous offre davantage de flexibilité que vous ne pouviez l'espérer.
DENIS KESSLER : Alors d'abord les 35 heures expliquent en partie la croissance du nombre de CDD, il y a tellement d'incertitude, nous attendons une seconde loi. Hier nous découvrons que le parti socialiste souhaite renchérir le coût des heures supplémentaires et diminuer leur montant. L'incertitude est favorable à la multiplication des CDD. Alors il ne faut pas s'en plaindre après. Nous sommes à l'heure actuelle dans le débat des 35 heures à une phase qui est qu'un certain nombre de branches pas toutes, ont trouvé des accords qu'on appelle des accords cadre, maintenant nous allons descendre au niveau des entreprises elles-mêmes, de la branche à l'entreprise et c'est là où nous allons être confrontés au principe de réalité. Il faut se souvenir que les 35 heures, ça concerne les entreprises qui vont devoir maintenant essayer d'appliquer, et les dispositions législatives existantes, et les accords de branche et anticiper un certain nombre de dispositions législatives à venir. C'est à ce moment-là qu'on verra comment vont se traduire les 35 heures dans la réalité. Ce que nous avons dit et ce que nous maintenons, c'est que les 35 heures ne sont pas la voie de la création d'emplois. L'histoire le montrera et nous donnera raison.
PIERRE-LUC SEGUILLON : Dernière chose. Je crois que François Hollande a exprimé le souhait de rencontrer des représentants du MEDEF, d'avoir des discussions avec eux, ça vous semble opportun qu'il y ait des discussions avec le parti socialiste ?
DENIS KESSLER: Il est un peu paradoxal que nous n'ayons pas été reçus avant que le parti socialiste tienne sa convention sur l'entreprise. Il m'aurait semblé sans doute préférable que ces discussions préalables aient lieu de façon à ce que des tas de mots qui n'ont pas été prononcés tout au long du week-end...
PIERRE-LUC SEGUILLON : Par exemple ?
DENIS KESSLER : … notamment dans le discours du Premier ministre soient évoqués : compétitivité, concurrence, innovation, développement, investissement… tous ces mots clé du monde de l'entreprise ont été un peu passés sous silence. J'ai beaucoup entendu service public, j'ai beaucoup entendu réglementation, taxation, contrôle... J'ai l'impression que ce n'est pas forcément la voie vers laquelle il faut s'engager.
PIERRE-LUC SEGUILLON : Alors vous connaissez bien Dominique Strauss-Kahn, le ministre de l’Economie, je crois même que vous avez travaillé jadis ensemble. Est-ce qu'il ne serait pas opportun que vous débattiez tous les deux ?
DENIS KESSLER: Ecoutez, j'ai noté avec quelque surprise que monsieur Strauss-Kahn ne s'était pas exprimé lors de cette convention sur l'entreprise tenue par le parti socialiste. Mais, bien entendu, il serait souhaitable que nous débattions ensemble, j'y suis prêt en ce qui me concerne pour la raison simple...
PIERRE-LUC SEGUILLON : Débat public ?
DENIS KESSLER : … tout ce qui peut être fait pour trouver les solutions propices au retour à la croissance et au développement de l'emploi, tout ce qui peut être fait doit être fait. Nous avons des idées, des propositions, des suggestions, le MEDEF est en train de travailler, on a fait d'ailleurs beaucoup à Strasbourg, nous sommes prêts bien entendu à ce débat de façon à pouvoir les évaluer, éventuellement voir comment les mettre en œuvre.
PIERRE-LUC SEGUILLON : Débat privé et public...
DENIS KESSLER : Oh, je suis prêt à tout.