Texte intégral
L’Agefi : Une nouvelle fois, des doutes viennent de se faire jour quant à la possibilité de réaliser l’UEM. En dépit des propos optimistes tenus par Jacques Santer à l’issue de la réunion de Valence, le froid jeté par les déclarations faites les jours précédents par le ministre Allemand des finances subsiste. Croyez-vous, Monsieur le président, qu’on verra un jour la monnaie unique ?
Valéry Giscard d’Estaing : Ma réponse est affirmative. Nous connaîtrons effectivement l’Union monétaire le 1er janvier 1999 ! Je souhaite que cette conviction gagne peu à peu tous les milieux politiques et les décideurs économiques, car c’est un facteur important pour l’ensemble des marchés, qui permettrait d’obtenir une détente significative des taux d’intérêt, en particulier en France. En réalité, au cours des dernières semaines, nous n’avons pas assisté à l’expression d’un doute sur la réalisation de la monnaie unique, nous avons assisté à une campagne délibérée. Il existe actuellement ici ou là dans le monde, notamment dans une grande partie de la presse financière internationale, une hostilité de principe à la monnaie unique. Chaque fois que l’occasion se présente, cette hostilité se manifeste. Nous devons rester très vigilants, car il ne faut pas que les arguments de ceux qui sont hostiles, et qui le montrent, découragent les autres, ceux qui ont fait le choix de la monnaie unique.
Les questions qui ont été posées durant les dernières semaines ne sont pas de savoir si oui ou non il faut faire la monnaie unique, mais de savoir qui sera en état de la faire et quelles sont ses chances de réussite. Il faut bien voir qu’un certain nombre de pays européens qui voudraient adopter la monnaie unique sont encore relativement éloignés des critères d’entrée dans le système.
L’Agefi : Certains soupçonnent les Allemands, lorsqu’ils donnent, comme aujourd’hui, des leçons à leurs partenaires européens, lorsqu’ils posent leurs conditions, d’avoir des idées derrière la tête, de vouloir en réalité torpiller le projet d’Union monétaire. Faut-il penser, avec ceux qui soutiennent cette thèse, que l’Allemagne n’a au fond qu’un souci, à savoir conserver au mark son rôle de monnaie dominante en Europe ?
Valéry Giscard d’Estaing : Quand on parle de l’Allemagne, il ne faut jamais oublier qu’il s’agit d’une État fédéral de plus de 80 millions d’habitants, avec une banque centrale indépendante.
Il est inévitable que toutes sortes de personnalités ou d’institutions expriment des avis sur les affaires en discussion, et ces avis peuvent être divergents. Ce qui est important pour nous, c’est de savoir quelle est la position des responsables politiques allemands. Or le chancelier Helmut Kohl, le président du groupe CDU-CSU au Bundestag ainsi que la grande majorité des responsables politiques sont décidés à adopter la monnaie unique. Ils savent bien qu’une partie de leur opinion publique est réticente et ils en connaissent aussi la raison. L’Allemagne a vu sa monnaie ruinée à trois reprises au cours du dernier siècle. Ces événements ont laissé des traces très profondes dans l’opinion publique. Comme ils bénéficient actuellement d’une monnaie très solide, les Allemands s’interrogent sur le bien-fondé du changement envisagé. Ceux qui dirigent l’Allemagne estiment, eux, qui, lorsqu’on fait le bilan des arguments « pour » et « contre », ce sont les premiers qui l’emportent nettement. J’ai la conviction que, lorsque le moment viendra, c’est-à-dire à la fin de 1997 ou au début de 1998, ils prendront la décision d’adopter la monnaie unique.
La position de la Bundesbank est particulière. L’ancien chancelier fédéral, mon ami Helmut Schrnidt, a critiqué très vivement certaines attitudes négatives de ses dirigeants. On peut comprendre qu’ils fassent preuve d’une certaine prudence. On comprendrait moins qu’ils refusent de s’engager sur la voie de la monnaie unique. J’ai parlé de tout cela encore récemment avec le président de la Bundesbank, Hans Tietmeyer. Il m’a paru convaincu de l’utilité de la monnaie unique. Il se pose un certain nombre de questions, que nous nous posons également, au sujet de la convergence des politiques économiques après le passage à la monnaie unique. S’il est évident que ce problème existe, il n’est pas souhaitable de multiplier les déclarations publiques à son sujet. Ces questions doivent être discutées sérieusement par les responsables gouvernementaux et par les autorités monétaires.
« Nous devons rester très vigilants, car il existe actuellement ici ou là dans le monde, notamment dans une grande partie de la presse financière internationale, une hostilité de principe à la monnaie unique. Chaque fois que l’occasion se présente, cette hostilité se manifeste »
L’Agefi : On peut en revanche s’interroger, et beaucoup ne s’en privent pas, sur la manière dont seront appliqués, le moment venu, les critères de passage à la monnaie unique. Devront-ils être interprétés strictement ou en tendance, c’est-à-dire en tenant compte des progrès accomplis et attendus sur la voie de la convergence ?
Valéry Giscard d’Estaing : Il existe un traité, dont la partie monétaire a été négociée avec le plus grand soin. Ce traité est très précis. Il devra être scrupuleusement respecté. Maintenant, vous me demandez ce qui se passerait si certains pays, enregistrant un redressement très rapide, ne respectaient pas les critères de Maastricht au moment de leur mise en application, mais étaient capables d’apporter la preuve incontestable que leur situation est appelée à s’améliorer. Eh bien, ce sera un sujet dont on devra discuter le moment venu, car ces pays pourront en principe rejoindre l’Union monétaire. Toutefois, il restera à déterminer à quelle date ils pourront la rejoindre et décider si, compte tenu des efforts accomplis, cette date pourra être anticipée.
Il y a, d’autre part, un point important qu’il est nécessaire de garder à l’esprit : pour des raisons purement techniques, la liste des pays pouvant adopter la monnaie unique devra être arrêtée assez longtemps avant le 1er janvier 1999. On estime que les pays se trouvant dans ce cas auront besoin sans doute de se préparer sur le plan technique pendant environ un an. Cela veut dire que la liste devra être prête non pas à la fin de 1998, mais au début de cette année-là, voire à la fin de 1997.
« On ne peut pas faire l’UEM sans l’Allemagne et on ne pourra pas la faire sans la France. L’Union va se réaliser parce qu’il est clair que les dommages causés par un échec seraient considérables. Ils seraient ressentis comme une véritable catastrophe politique et monétaire »
L’Agefi : On semble s’être quelque peu enfermé dans ce discours sur les critères de convergence. Compte tenu de l’enjeu politique pour l’Europe, ne peut-on imaginer un autre discours, un nouvel argumentaire qui permettrait de dépasser la crispation actuelle ?
Valéry Giscard d’Estaing : N’exagérons pas la crispation et ne l’entretenons pas ! Il est indispensable, pour permettre la réalisation d’une Union monétaire, de tenir compte d’un certain nombre de facteurs. Les critères de Maastricht ne disent pas autre chose. Dès le début des travaux consacrés à la préparation de l’Union économique et monétaire, dès la publication du premier rapport, rédigé il y a plus de vingt ans, à ce sujet, le problème de la convergence a été posé. Il est évident que, pour avoir la même monnaie, il faut suivre des politiques économiques très voisines. La question du respect technique des critères relève de la responsabilité des gouvernements. C’est à eux de prendre les mesures qui permettront d’accomplir les efforts nécessaires.
Cela dit, si je suis convaincu que l’Union monétaire va se réaliser, c’est parce qu’il est clair que les dommages causés par un échec seraient considérables ! Ils seraient ressentis comme une véritable catastrophe politique et monétaire. Chacun le sait, la décision va dépendre de deux pays : la France et l’Allemagne. Bien entendu, d’autres pays, ceux qui décideront de participer, y seront associés, mais on ne peut pas faire l’Union monétaire sans l’Allemagne, et on ne pourra pas le faire sans la France. Supposons que la France dise « non ». Cela serait interprété comme un signal de faiblesse et comme un grave échec politique. Nul ne croira que la France ne veut pas de l’Union monétaire parce qu’elle préfère faire autre chose. On dira en revanche que, si elle la refuse, c’est parce qu’elle n’est pas capable d’y entrer. Il n’est pas difficile d’imaginer comment cela serait interprété sur les marchés, et ce que serait alors l’année 1999 pour la France, une France extrêmement affaiblie sur tous les plans : politique, économique et monétaire.
En sens inverse, supposons que la France soit en condition de devenir membre de l’Union monétaire mais que l’Allemagne réponde « non ». On assisterait à une tempête d’une autre nature, qui serait ressentie dans l’Europe tout entière, qui ferait rechuter les parités européennes et qui aurait un impact financier considérable. C’est la raison pour laquelle, à mon avis, les gouvernements allemand et français, quels qu’ils soient, prendront, le moment venu, la décision de faire l’Union monétaire. Dans ces conditions, il est préférable que les milieux économiques et financiers cessent d’en douter et qu’ils tirent les conséquences de ce qui apparaît désormais comme une très forte probabilité.
L’Agefi : Compte tenu des situations diverses que connaissent, en matière de déficits publics, d’endettement et d’inflation les membres potentiels de l’UEM, on aboutira ipso facto à un système à deux vitesses. La question des rapports entre les monnaies des pays du noyau dur et celles des autres se posera immanquablement. Pourra-t-on éviter de nouveaux dérapages, voire des crises monétaires ?
Valéry Giscard d’Estaing : Il ne s’agira pas d’un système à deux vitesses. Dans une Europe à deux vitesses, tous les pays poursuivent le même objectif, certains avançant plus rapidement que d’autres. La situation devient très différente lorsque les uns et les autres n’ont pas le même objectif. Il y a des pays qui, tout en appartenant à l’espace européen élargi, ne veulent pas de la monnaie unique. C’est le cas notamment de la Grande-Bretagne et du Danemark. D’autres, en revanche, veulent faire partie du système : certains pourront participer à l’Union monétaire dès le 1er janvier 1999 : d’autres voudront se joindre à l’Union monétaire, mais ne seront pas encore en état de le faire. Il faudra prévoir un dispositif approprié pour régir les relations entre ces trois groupes d’États.
Les membres de l’Union monétaire devront se préoccuper d’organiser l’entrée progressive dans le système des pays du troisième groupe, et avoir avec eux des relations étroites dès le début. Avec les autres, ceux du premier groupe, qui n’acceptent pas l’objectif de l’Union monétaire, il s’agira d’entamer une négociation de portée différente pour déterminer dans quelle mesure le fait de faire partie de l’espace unique européen limite les possibilités de jeu des monnaies nationales les unes par rapport aux autres, et dans quelle mesure il serait possible d’éviter le recours à des dévaluations compétitives. Dans cette perspective, il sera nécessaire de prévoir, d’une part, un système de pénalisation en cas de dévaluation jugée abusive. Les pays ayant procédé à de telles dévaluations pourraient être pénalisés lorsqu’ils feraient appel aux fonds communautaires.
L’Agefi : Est-ce possible ? On peut se poser la question après le rejet récent de la plainte déposée par la France suite aux dévaluations compétitives auxquelles avaient procédé la Grande-Bretagne et l’Italie.
Valéry Giscard d’Estaing : Les textes appliqués à l’heure actuelle n’interdisent pas de telle dévaluations. Dans le cadre du nouvel accord qui serait négocié avec les pays n’appartenant pas à l’Union monétaire, les membres de cette Union devront demander que les contributions de la Communauté accordées aux autres pays soient exprimées dans leur monnaie et non dans la monnaie unique. Il s’agirait d’un système du type SME ? complété par un dispositif de pénalisation des dévaluations abusives.
L’Agefi : Peut-on revenir à la question de savoir ce qui se passera après le passage à la monnaie unique si un État membre prend des mesures qui auraient pour effet de contredire la politique monétaire commune ? C’est d’ailleurs ce que redoutent apparemment les Allemands. Ne sera-t-il pas nécessaire de prévoir des dispositions coercitives pour faire en sorte que les uns, les vertueux, ne paient pas le coût des erreurs des autres, les mauvais élèves ?
Valéry Giscard d’Estaing : Si l’on estime nécessaire d’être en situation de convergence pour entrer dans l’Union monétaire européenne, il est évident que l’on doit être en situation de convergence pour y rester. Cela se traduira évidemment par des contraintes économiques et financières considérables pour les pays qui auraient tendance à s’écarter de cette situation.
L’Agefi : On ne peut exclure des dérapages sociaux, par exemple, qui auraient un impact négatif sur les finances publiques d’un membre de l’UEM. Qu’en pensez-vous ?
Valéry Giscard d’Estaing : Il faut cesser de raisonner en termes de macroéconomie étatique. Il n’y aura pas de dérapages sociaux collectifs. Bien entendu, des dérapages sociaux pourront se produire, mais ils concerneront des entreprises, voire des secteurs d’activité, non des économies nationales. Il faut être bien conscient que tous les écarts se traduiront par des transferts au sein de l’Union. Si les charges fiscales sont trop lourdes dans un pays, l’activité tendra à se déplacer vers d’autres pays. Les marges dans lesquelles l’action économique nationale pourra se déployer seront relativement étroites, même si elles ne sont pas réduites à zéro. La question qui se pose est de savoir ce qu’on devra faire si ces marges ne sont pas respectées. Le dispositif résultant du traité de Maastricht comporte un système de pénalisation qui n’est pas suffisamment opérationnel. Il faudra que les représentants des pays de l’Union monétaire réfléchissent entre eux à ce qu’on devra faire pour s’assurer que la convergence s’installe effectivement de manière permanente. Tout le monde sait qu’il faudra faire quelque chose. Pour y parvenir, il n’y a pas lieu d’en parler publiquement à l’heure actuelle. Cela devra faire l’objet de négociations en temps utile, en 1998. C’est seulement à ce moment-là que des solutions pratiques pourront être proposées.
« Les membres de l’Union monétaire devront entamer des négociations avec les pays qui n’acceptent pas d’y entrer, pour déterminer dans quelle mesure le fait de faire partie de l’espace unique européen limite les possibilités de jeu des monnaies nationales les unes par rapport aux autres »
L’Agefi : L’autre question sur laquelle il pourrait être bon de revenir est celle des dévaluations compétitives. L’existence de taux de change fixes entre pays de l’UEM ne risque-t-elle pas en effet d’être à l’origine de tensions commerciales avec les autres pays, ceux qui auront choisi ou auront été contraints de rester en dehors ?
Valéry Giscard d’Estaing : Les taux de change seront fixés irrévocablement entre les pays de l’Union monétaire, mais la monnaie unique fluctuera vis-à-vis des monnaies des autres pays. Je vous rappelle que c’est la situation que, dans une large mesure, nous connaissons actuellement avec le SME. Le groupe des monnaies qui appartiennent à ce système et qui évoluent de façon à peu près parallèle fluctue en effet par rapport aux autres monnaies, celles des pays qui en sont sortis. Bien entendu, j’insiste sur ce point, les relations de change entre pays situés dans l’espace unique européen ne pourront pas être désordonnées. Un pays appartenant à cet espace ne devra pas avoir la possibilité de dévaluer sa monnaie s’il n’a pas été autorisé à le faire. À cela devra s’ajouter, comme je l’ai expliqué, un système de pénalisation automatique, par exemple en calculant les contributions communautaires dont bénéficierait ce pays non pas dans la monnaie unique mais dans sa propre monnaie.