Texte intégral
Vert Contact : 7 octobre 1995
Édito : Si c’est un homme… (1)
La question me taraude depuis une semaine : n’était-il pas possible de neutraliser Khaled Kelkal, au lieu de le cribler de balles ?
La « chasse à l’homme » - qui dira l’absolue indécence de cette formule ? – durait depuis plusieurs jours. Pas un habitant de ce pays ne l’ignorait : le « gibier » était armé, et d’autant plus dangereux qu’il était seul et acculé. En face, des professionnels nombreux et entraînés. Quelles consignes ont-ils reçues ? Tout était-il prévu pour éviter une « bavure », la mort d’un passant, d’un gendarme… ou du fugitif ?
On nous dit que les sommations d’usage ont été faites. Mais, nous dit-on aussi, l’homme blessé, à terre, a tenté de tirer à nouveau. Étais-ce un motif pour l’achever, pour le « finir », perversion de l’idée même de légitime défense ? En dépit du droit de chaque accusé à être traité humainement et à bénéficier d’un procès équitable ? EN renonçant à en savoir davantage sur ses activités et sur les probables commanditaires des actes qui lui étaient reprochés ?
Soyons clairs : nous condamnons fermement tous les actes de terrorisme. Celui qui frappe de façon aveugle les passagers impuissants du métro, comme celui qui prend en otage les populations du Pacifique… Reste qu’il est normal et légitime de se poser des questions sur la mort de Khaled Kelkal… Après Mesrine, les treize morts de la grotte d’Ouvéa, et plus récemment Éric Schmitt. Il faut également se demander à quoi rime la précipitation avec laquelle le ministre de l’intérieur, Jean-Louis Debré, clame « sa » vérité, s’exposant aux dénégations gênées des enquêteurs. Après Abdelkrim Deneche, hâtivement désigné au début de l’été comme le très probable auteur de l’attentat meurtrier du RER Saint-Michel, Khaled Kelkal est ainsi accusé de l’ensemble des attentats de ces derniers mois.
La peine de mort a été abolie en France en 1981. Il nous revient de veiller à ce que personne ne se permette de l’oublier.
(1) Primo Levi
Vert Contact : 21 octobre 1995
Silence, on présidentialise…
La scène politique prend l’aspect d’un théâtre d’ombres où débattre sur le fond ne fait pas recette. Quand il y a débat, discussions internes, les médias traduisent division.
Au PS comme au RPR, ça baigne ! La cérémonie de l’union était bien huilée. Juppé (92 %) et Jospin (94 %), candidats uniques (on n’est jamais trop prudent…), ont été élus avec des scores dont Saddam Hussein lui-même pourrait se montrer jaloux ! Les militants, tassés dans des trains spéciaux, affublés du tee-shirt du héros du jour, ont fait la claque pour les besoins du 20 heures, comme on le leur demandait. Le spectacle est terminé… Silence dans les rangs, circulez, il n’y a plus rien à voir !
Bien sûr, le PS n’est pas le RPR. D’où le choix d’un homme un peu moins occupé que ne l’est cet Alain-Cumulissimus-Juppé. Cet homme, Jospin, on l’a choisi pour lui-même, pour ses qualités, avant même de discuter du projet, du programme… Car de projet, il semble n’y en avoir qu’un : revenir au pouvoir le plus vite possible, et à n’importe quel prix.
De la sorte, on ne risque pas d’avancer. Loin de témoigner d’une sérénité retrouvé dans leur parti, le « sacre démocratique » de Juppé et Jospin exprime en effet avant tout l’intérêt bien compris des écuries rivales qui, au PS comme au RPR, préparent les prochaines échéances. Il tient en un mot : attendre. Attendre que le discrédit qui frappe le Gouvernement finisse par l’emporter (les balladuriens récemment revenus à l’Assemblée s’y emploient déjà activement). Attendre que les électeurs oublient, et que l’alternance fasse mécaniquement son effet. Attendre les bévues de l’autre, sans prendre aucun risque, même pas celui de participer à la manifestation contre l’arsenal nucléaire français à l’Île Longue, dimanche 15 octobre (1).
Ainsi « présidentialisée », la vie politique est réduite à une perpétuelle pré-campagne électorale, les militants au rôle de figurants et les électeurs à celui de spectateurs. Cette façon de faire de la politique, nous ne la comprenons pas, nous n’en voulons pas. Car nous savons qu’elle prépare à un avenir brun.
Il est temps de donner à la politique une nouvelle dignité, temps d’inventer une nouvelle citoyenneté, temps de réfléchir et de débattre.
(1) D’accord, c’est hors sujet. Mais c’était vraiment une belle manif, « la plus belle depuis Plogoff » d’après les vieux bardes bretons, la plus belle depuis le début de la campagne anti-essais d’après moi !
Vert Contact : 4 novembre 1995
Édito : Sarah la femme brisée
Ainsi, Sarah Balabagan, accusée d’avoir tué son employeur qui cherchait à la violer, échappera à la peine de mort. Elle sera expulsée des Émirats Arabes Unis après avoir purgé un an de prison, subi cent coups de fouet, et versé une (énorme) réparation financière à la famille du défunt.
Passons sur le caractère surréaliste de l’amende exigée, au regard des conditions misérables de survie des familles dont les enfants, filles et garçons, ont le choix entre la prostitution à Manille et l’expatriation dans les pétromonarchies du golfe, pour y servir d’esclave domestique ou de jockey dans les courses de chameaux… pour revenir au châtiment corporel. Il serait un peu court de ne voir là que les restes de pratiques moyenâgeuses, certes scandaleuses, mais aussi vaguement pittoresques.
Ici, il s’agit de casser définitivement une personne, une femme, en l’humiliant physiquement – par un traitement inhumain, cruel et dégradant, et donc interdit par les conventions internationales, comme le rappelle obstinément Amnesty international – après l’avoir cassé psychiquement en faisant l’impasse sur le viol subi, viol gommé, oublié, nié, par le tribunal islamique. Mais c’est aussi un camouflet pour tous les démocrates, hommes et femmes, qui ont élevé la voix pour demander justice pour Sarah. Voire même une provocation calculée à l’égard de ces démocraties occidentales, dont les Émirats Arabes Unis et l’Arabie saoudite sont de fidèles clients (1).
Ventes d’armes et droits de l’être humain n’ont jamais fait bon ménage. Il n’en est pas moins clair que Jacques Chirac, qu’on a connu plus bavard, et Charles Millon, ministre de la défense, ne peuvent pas continuer à se taire, comme s’il s’agissait d’une vulgaire affaire de jupons.
L’écho qua reçu ici la triste histoire de Sarah nous permet aussi de pointer l’ambiguïté de certains discours, qui tendent à insinuer que l’usage de la peine de mort peut être considéré comme admissible, si l’accusé est coupable, ou ne bénéficie pas de circonstances atténuantes. Discours à l’efficacité renforcée par les maladresses des défenseurs des droits de l’homme, qui tentent de sauver des têtes, en suscitant le doute sur la culpabilité de l’accusé.
Dans le cas de Sarah, on a longtemps disserté pour savoir si la jeune fille avait bien été violé par l’homme qu’elle a tué. Comme si l’absence de viol pouvait expliquer-excuser le verdict de mort. De même, au cours de la campagne en faveur de « Munia » Abu-Jamal, militant noir condamné aux États-Unis pour le meurtre d’un chauffeur de taxi, partisans de sa culpabilité et de son innocence se sont affrontés. Comme si ça changeait quoi que ce soit… La peine de mort est barbare et inhumaine, toujours, pour les assassins comme pour les victimes d’erreurs judiciaires.
(1) La France a rendu (...) aux Émirats Arabes Unis, pour près de 20 milliards en 1994…