Texte intégral
L'EVENEMENT DU JEUDI : 26 OCTOBRE 1995
L'ÉVÉNEMENT DU JEUDI : La République est-elle en panne pour les jeunes Beurs ?
Eric RAOULT : Même si ce n'est qu'une impression, ils la ressentent en tous cas ! Je perçois chez eux ce sentiment – même s'il est en partie faux. Il y a un problème de représentativité et de préjugés. Lorsqu'un jeune Beur cherche un emploi, il doit être aidé et soutenu. Quand je le recommande, je dois préciser : « Je le connais, il est vraiment bien. » Sinon, cela ne passe pas. Sur leur CV, je conseille aux jeunes d'écrire en gros « nationalité française ». Nous en sommes là et c'est dommage ! Et pourtant combien de réussites, de promotions et d'initiatives sont naissantes dans cette génération !
Q : Peut-on lutter contre cette exclusion par des mesures politiques ?
L'action positive, c'est un paramètre de bienveillance. Il suffit parfois d'un coup de pouce pour qu'un type soit sorti d'affaire. Mais pour autant nous ne pouvons pas atteindre une représentativité stricte, ni mettre en place des quotas. L'incitation à la promotion des jeunes issus de l'immigration est importante. Nous avons certainement raté une occasion lors des élections municipales. Ces jeunes doivent être plus présents parmi les élus locaux. D'autre part, pour éviter tout risque de divorce avec les forces de l'ordre, ils doivent pouvoir aussi intégrer la police – à l'occasion et à la sortie du service national, notamment. Si Abdel est flic et Soraya contractuelle, le regard de leur collègue changera sur eux ! Il y a eu dans le passé une volonté politique de faire entrer des Antillais dans la police. Les rapports entre les gens de couleur et les forces de l'ordre ont alors été modifiés. Nous devons poursuivre cet effort.
Q : Faut-il des mesures symboliques fortes, la nomination d'un ou plusieurs ministres par exemple ?
C'est envisageable, mais ce n'est pas de mon ressort. L'industriel Yazid Saberg aurait sans doute fait un très bon ministre du développement économique. Il y en a d'autres. Je crois très fortement en la nomination d'un ou deux sous-préfets à la Ville, issus du terrain, du mouvement associatif beur. Nous pouvons jouer aussi sur les nominations au tour extérieur dans d'autres postes de la fonction publique. Mais le gouvernement Juppé part avec deux septennats de retard. Les socialistes n'ont pas du tout favorisé l'émergence d'une élite beur… Et nous manquons d'interlocuteurs.
Q : Y a-t-il urgence aujourd'hui ?
Oui. Mais il ne faut pas se précipiter. Actuellement, ce pays est malade de la crainte et des préjugés dans une ambiance de tension due au terrorisme. Je suis allé à la Mosquée de Paris samedi dernier. Le lendemain, j'ai rencontré des électeurs, qui ne comprenaient pas : « On t'a forcé à y aller ! », m'ont-ils dit. Voilà l'état de nerfs des gens ! La priorité : d'abord calmer, ensuite avancer. Il faut que les Beurs se souviennent aussi qu'il y a eu d'autres immigrations avant eux, qui ont toutes connu des difficultés. Ceux qui ont réussi – Smaïn, Adjani par exemple – devraient mettre en avant leurs origines pour aider les autres…
Q : Comme aux Etat-Unis ?
Non, comme en France ! Il faut aider l'intégration républicaine. Dans ce pays, l'entrée se fait seul, pas en communautés ! Les responsables doivent faire des efforts de pédagogie. L'élite beur est utile à toute la nation. Montrons aux jeunes que la porte est ouverte. Mais le pays doit voir que ces jeunes Maghrébins nés en France, que ces jeunes Français ont envie de prendre la main que nous leur tendons, quand on la tend vraiment vers eux. Le président de la République a su tendre cette main, en allant à Vaulx-en Velin !
France 3 : LUNDI 30 OCTOBRE 1995
Q : Est-ce qu'il n'y a pas divergence voire contradiction entre le renforcement des moyens de police en banlieue et les déclarations du président de la République qui parle lui, de tendre la main aux habitants de ces quartiers ?
- “Non, je ne crois pas qu'il y a contradiction. Il faut que pour la politique de la ville il y ait beaucoup de générosité - durant toute la journée aujourd'hui à l'Assemblée nationale, nous avons voté des crédits, de nombreuses sommes d'argent pour améliorer la vie dans les banlieues – mais il faut aussi qu'il y ait de la fermeté. On peut tendre la main à tous ceux qui vivent calmement tranquillement dans les banlieues, mais aussi froncer les sourcils pour ceux qui se conduisent très mal et qui peuvent remettre tout en question. A ces adultes, comme à ces enfants, je dis attention, on ne peut pas tout gâcher parce qu'on est très proche d'aboutir à un véritable plan sur plusieurs années pour améliorer la vie quotidienne. Alors si d'un seul coup on donnait des armes au sens propre comme au sens figuré à ceux qui ne veulent pas que les choses s'améliorent dans les banlieues, on aurait tout gâché.”
Q : Aujourd'hui l'image qui ressort, ce sont des balles en caoutchouc, des gilets pare-balles, des unités spécialisées, ne va-t-on pas avoir des quartiers en état de siège ?
- “Je crois qu'il y a aujourd'hui des policiers dont parfois, sans polémique, certains syndicalistes poussent un peu le bouchon un peu loin parce qu'il y a des élections professionnelles dans quelques semaines. Aujourd'hui, il y a des policiers qui font leur travail, qui sont des pères de famille, qui habitent parfois dans les mêmes cités que les casseurs. Mais la vie en banlieue - et récemment un sondage de La Croix l'a montré - c'est positif. On ne peut pas laisser un petit noyau de 3 à 4 % d'une cité mettre en négatif ce que nous, avec les élus, avec les policiers, avec les travailleurs sociaux, nous commençons à mettre en positif. On ne peut pas tout remettre en question à travers un casseur, à travers un tireur fou quand à Mantes-la-Jolie, le maire essaie de faire le maximum pour s'en sortir parce que Mantes-la-Jolie ce n'est plus le passé avec des violences, c'est aujourd'hui un grand projet urbain, c'est des idées de revitalisation économique, de service public. Je dis attention parce qu'on ne peut pas tout remettre en question.”
Q : Pourquoi ces banlieues flambent-elles aujourd'hui ?
- “Il y a 1 300 quartiers, il y a quelques difficultés qui sont fortement médiatisées. Mais au même moment où, il y a des incidents à Mantes-la-jolie, on vit tranquillement dans de nombreuses banlieues en France. Il y a les banlieues qui vont mal, et il y a la banlieue où l'on vit. Et je crois qu'aujourd'hui il faut raison garder, faire en sorte que, comme l'a souligné le président de la République, des efforts soient faits pour améliorer la vie. Mais attention c'est pas le tonneau des Danaïdes, l'argent pour les banlieues. C'est aussi un très grand esprit de volontarisme, un très grand esprit de fermeté parce qu'on ne peut pas laisser faire n'importe quoi.”
Q : Comment faire ces efforts, puisque votre budget a été amputé aujourd'hui de 15 millions de francs ?
- “Non, il n'a pas été amputé. Nous avons un certain nombre d'efforts à faire. Les quartiers, dans la France d'aujourd'hui, quand on doit faire des réductions de crédit pour combler les déficits, eh bien il faut que chacun y participe. Pour ce qui concerne le budget de l'intégration, nous avons montré l'exemple pour que, sur à peu près 4,5 millions de francs, nous puissions faire un effort de 15 millions de francs, non pas dans le domaine de la ville, mais dans le domaine de l'intégration.”
LE PARISIEN: 1 NOVEMBRE 1995
Q : Quelles sont les raisons de la montée de de la violence dans plusieurs quartiers sensibles ?
Eric Raoult, ministre de l'Intérieur. — Ces raisons sont multiples. D'abord le chômage, le désoeuvrement, la démission des familles, un urbanisme qui place aux portes de Paris un quartier difficile sur quatre. Ces quartiers accumulent une sur-exclusion sociale où me quart-monde côtoie le tiers monde dans une équation explosive.
» Les îlots sensibles d'hier y sont devenus des quartiers ghettos. En deux septennats socialistes, ils se sont multipliés par dix. Nous sommes confrontés à cette réalité : la génération Mitterrand, elle est dehors à 2 heures du matin et lance des pierres aux policiers. C'est devenu un jeu dangereux où l'énergie juvénile n'est que négative, où tout interdit est oublié. L'impact médiatique de certains films violents, un effet de ressemblance avec la télévision, la rapidité des moyens de communication ont un effet d'entraînement.
» Il faut rompre cette logique de la flambée pour obtenir celle de l'apaisement, du retour au calme et de la loi. Quand le président de la République propose de tendre la main aux quartiers, il est temps de froncer les sourcils à ceux qui la refusent.
Q : Existe-t-il selon vous des zones de non-droit et celles-ci tendent-elles à se multiplier ?
— Non, il n'existe pas de zones de non-droit. Il existe parfois des cités oubliées où certains voudraient voir la police se retirer pour en prendre possession, pour imposer leur trafic et leur pouvoir. Ils y font un bras de fer inadmissible avec l'ordre public en prenant en otage toute la population.
» Une minorité de voyous et de casseurs ne peut pas faire croire qu'elle est plus forte que la police. Nous ne sommes pas aux Etats-Unis où la drogue impose sa loi. Il y a urgence, c'est vrai ! S'il n'y a pas de situation de non-droit, le retour à la dignité et à la sécurité doit y être assuré ! Rapidement, car c'est 99 % de la population qui le réclament.
Q : Les renforcements des moyens de police vous paraissent-ils nécessaires et suffisants pour lutter contre la montée de la violence ?
— La police ne peut être mise en état d'infériorité. Elle doit s'adapter à une dangerosité nouvelle, c'est un dispositif « Vigi-casseurs » indispensable. Ces moyens font partie d'un ensemble permettant l'efficacité policière contre les noyaux durs de la délinquance. Ce ne sont pas des solutions miracles mais elles doivent renforcer la présence des forces de l'ordre et renverser la crainte.
» L'intifada n'est pas notre culture. Au moment où la France veut réamarrer ses quartiers, il est impensable de laisser la police, désarmée, affronter seule une jeunesse déboussolée.
Q : Dans le cadre du budget, quelles sont vos priorités et quels moyens financiers disposerez-vous ?
— Le budget du ministère pour lutter contre l'exclusion sociale augmente de plus de 18 %. Cette évolution traduit la priorité assignée par le gouvernement à la réduction de la fracture sociale. Cette lutte contre l'exclusion est centrée sur trois objectifs : le soutien aux plus démunis, l'action en faveur des jeunes, l'insertion par l'économie. L'effort financier de l'Etat en faveur de la ville représentera près de neuf milliards en 1996, soit une progression de 6,5 %.
» Le budget de la ville est solide et soutenu : il permettra de poursuivre et d'innover pour ramener la République dans les quartiers. Quand la nation va faire des efforts pour ces quartiers, elle peut réclamer un donnant-donnant : la générosité et la fermeté, la solidarité dans l'ordre, c'est possible, c'est la volonté du gouvernement.
LE JOURNAL DU DIMANCHE : 5 NOVEMBRE 1995
- Je ne crois pas qu'il y ait différentes approches. Avec Alain Juppé, je pense que pour mener une politique de la ville il faut de la générosité et de la fermeté. C'est-à-dire des moyens pour faire un rattrapage social, pour le plus grand nombre. Je ne suis pas le ministre des jeunes et des banlieues, mais le ministre de ceux qui vivent dans les banlieues.
Q - Vous avez utilisé récemment les termes « vigi-casseurs » et « Intifada », ne le regrettez-vous pas puisque vous lancez désormais un « gigantesque appel au calme ? »
- Il ne faut pas reprendre des mots en les détachant de leur contexte. Je n'ai pas réclamé un plan vigicasseurs, j'ai simplement dit en commentant les mesures policières qu'elles constituaient un plan exceptionnel et ponctuel. De même, je ne dis pas que l'Intifada existe, je dis qu'elle n'est pas dans notre culture. Ce qu'il faut actuellement c'est que tout le monde revienne à la sagesse et au calme, les politiques, les élus, les jeunes, les policiers, mais aussi les observateurs. Cet appel au calme concerne aussi l'opposition et les syndicats policiers qui ont plutôt tendance en ce moment à envenimer les choses avec leurs déclarations péremptoires. S'il y a de l'huile à mettre ce n'est pas sur le feu mais dans les rouages.
Q - Pourquoi l'annonce du plan Marshall pour les banlieues, prévue pour demain, a-t-elle été reportée ?
- Le plan Marshall c'est l'image de comparaison, le programme national d'intégration urbaine, lui, sera une réalité. Un tel programme réunit vingt ministères, et par définition la politique de la ville est transversale, interministérielle. Il faut donc coordonner la totalité des décisions. De plus, nous avons souhaité engager un processus de véritable concertation avec ceux qui agissent sur le terrain, au premier rang desquels figurent les maires. Enfin, nous n'avons pas voulu céder à la pression des événements, le programme national d'intégration urbaine devrait donc être annoncé fin novembre.
Q - Quels sont les thèmes du Plan encore en discussion ?
- D'abord, le dossier emploi, car il pose le problème de l'utilité sociale. Nous souhaitons redynamiser les dépenses du RMI et voir à quelle hauteur la collectivité nationale peut être amenée à participer afin qu'un RMIste puisse être réinséré. On ne veut pas créer des emplois ex nihilo pour les donner aux jeunes qui mettent le « bazar », mais essayer de voir comment on peut proposer une alternative au RMI à travers un emploi d'utilité sociale.
Q - Combien d'emplois seront ainsi créés ?
- Cela n'a pas encore été tranché, car c'est l'une des facettes les plus coûteuses du projet et aussi parce qu'elle pose un problème de philosophie et de perspective dans la mesure où il ne faut pas qu'au bout de son contrat la personne retombe dans le néant. Autre élément important, avec la défiscalisation on peut générer de l'activité économique. Il faut aussi une action très forte en matière de restructuration commerciale. Dans un certain nombre de lieux préoccupants nous souhaitons même exonérer la totalité des charges, et faire ainsi le pari de la défiscalisation totale.
Q - Du point de vue de l'urbanisation ne faut-il pas détruire certaines cités ?
- Casser une barre de 250 logements cela coûte entre 20 et 40 millions de francs. Et puis il faut reloger les gens. Il y a une alternative à cela, c'est la destruction de 5, 10 voire 15 % du bâti existant que nous souhaitons inscrire dans le programme national d'intégration urbaine. Il faut parfois foudroyer les barres pour faire respirer des cités. Nous souhaitons planifier cela sur trois à cinq ans. Nous essayons aussi de voir comment mieux mixer l'attribution des logements pour faire revenir les classes moyennes, et comment ramener l'activité des bureaux ou des commerces, réinstaurer un esprit de village.
Q - Quelles formes prendra le retour de l'Etat dans les banlieues ?
- D'abord l'Etat n'est pas parti, mais le service public est un peu en retrait : le quartier a une poste, mais elle a moins d'effectifs qu'en centre ville. La police y va, mais le jour plutôt que la nuit, pour des questions d'horaires de travail. Ce qu'il faut, c'est plutôt le retour de la République, à travers la liberté d'agir pour créer de l'activité, l'égalité entre centre ville et quartiers difficiles et la fraternité d'un lien social retrouvé. Les quartiers ne doivent pas être des endroits d'oubli mais de rééquilibrage.
Q - Le rapport des préfets Idrac et Duport préconise justement un rééquilibrage des forces de police entre Paris et la banlieue, qu'en est-il ?
- Il est vrai que Paris a des besoins supplémentaires pour les ambassades et les ministères. Mais nous souhaitons un dispositif qui tienne compte de la population et du degré de gravité des situations. Pour cela, il faut trois styles de policier : un policier de proximité dans la cité, un policier mobile qui peut intervenir en urgence et de manière efficace, et enfin un policier plus jeune qui représente mieux la banlieue. A travers le service national, la police doit aussi être plus représentative de la mixité ethnique des quartiers. Le souhait de mon ministère est d'agir pour promouvoir l'intégration de jeunes beurs au sein des forces de l'ordre.
Q - En tant que ministre de l'Intégration, comment la voyez-vous réussir ?
- Nous sommes un pays d'intégration. Des Lopez et des Pellegrini, il y a en a dans toutes les familles. Mais l'intégration est ralentie, freinée, voire parfois stoppée par le fait que pendant des années la politique de l'immigration n'a pas été suffisamment responsable. Dans ce domaine, nous avons écopé des échecs de deux septennats socialistes, où l'on considérait que l'immigration était une chance pour la France et non pas un défi ou une difficulté. L'intégration est en train d'évoluer dans la mesure où il y a des exemples de réussites que l'on n'a pas assez médiatisés. Nous devons faire des efforts de promotion de ces élites de l'intégration. Il faut leur montrer que la République est bonne mère, à travers des promotions individuelles, notamment dans la fonction publique. Il faut par exemple que l'on puisse avoir un sous-préfet à la ville qui soit beur. Mais en même temps, il faut que l'on puisse avoir un discours fort et ferme sur l'immigration clandestine, même s'il n'est pas politiquement correct, car elle est un handicap à l'intégration. Notre intégration sera républicaine ou ne sera pas.