Texte intégral
Le Monde : Qu'avez-vous pensé de l'intervention du président de la République, jeudi soir, sur France 2 ?
E. Balladur : J'approuve toujours ceux qui font preuve de réalisme et d'esprit de responsabilité. Je me suis toujours efforcé d'en faire preuve moi-même.
Le Monde : Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d'écrire ce livre ?
E. Balladur : Devais-je être le seul à ne pas parler de cette période, alors que tant de livres l'évoquent ? Ma vision de la vérité devait, elle aussi, apparaître. L'histoire fera la part des choses. Je ne voulais pas, non plus, que l'on garde de cette période le seul souvenir de son issue, c'est-à-dire la campagne présidentielle. Je tenais à rappeler ce que j'avais voulu faire et les résultats obtenus.
Maintenant on tourne la page. Le peuple français a choisi.
Le Monde : Vous faites de rapides autocritiques dans votre livre mais vous donnez le sentiment d'être assez indulgent avec vous-même, notamment s'agissant de votre action sur les déficits publics, alors que le premier ministre, Alain Juppé, a dit qu'il avait trouvé ceux-ci dans un état « calamiteux » ?
E. Balladur : M'avez-vous bien lu ? En mars 1993, la France était en récession, le chômage augmentait, les déficits publics aussi, la cohabitation commençait. En mai 1995, l'économie était en croissance, le chômage diminuait, les déficits aussi et la cohabitation était terminée. Certes, la conjoncture internationale nous a aidés, mais nous faisions moins bien que les autres en mars 1993 ; en mai 1995, nous faisions mieux qu'eux. À cette époque, s'agissant de la croissance de l'investissement consommation, de l'emploi, du commerce extérieur, les tendances étaient meilleures en France qu'en Allemagne.
Le chômage a été réduit de 135 000 depuis le 1er janvier de cette année. Je vous rappelle que mon objectif était de le réduire de 200 000 par an, soit de 1 million en cinq ans, pour le ramener au niveau des pays voisins comparables. Cet objectif doit être tenu. Il le sera d'autant mieux que, loin de nous laisser aller à la facilité budgétaire et monétaire, nous saurons garantir l'activité et la croissance en donnant confiance à tous ceux qui travaillent, qui investissent, qui produisent et qui créent des emplois.
Quant aux déficits publics et sociaux, ils représentaient 6,1 % du PIB en 1993 et 5 % en 1995. Commencée dès 1993, la réduction de ces déficits est poursuivie au même rythme par le gouvernement actuel. Nous sommes partis d'une situation beaucoup plus dégradée que celle de l'Allemagne, et nous avons fait aussi bien qu'elle en deux ans puisque ces déficits ont été réduits de un point de PIB dans les deux pays.
C'est un effort qu'il faut continuer, bien entendu. Il est difficile, car nous connaissons une croissance qui, si elle produit davantage d'emplois que prévu, produit moins de recettes fiscales et sociales qu'espéré. En outre, cette baisse des déficits doit être obtenue par la diminution des dépenses et non par l'augmentation des impôts. J'ai fait voter une loi quinquennale sur les finances de l'État qui prévoyait un déficit de 2,5 % du PIB en 1997. Nous nous y sommes tenus.
D'autre part, Mme Veil a pris des mesures permettant l'équilibre des comptes sociaux en 1997, objectif repris par l'actuel gouvernement. Je vous rappelle la réforme des retraites et la maîtrise des dépenses de l'assurance-maladie. Il faut maintenant reprendre cet effort et l'accentuer en matière de dépenses hospitalières, c'est-à-dire qu'il faut, année après année, faire 15 milliards de francs d'économies sur l'assurance-maladie. Les réformes à venir sont des réformes profondes, qui ne sont ni faciles ni agréables pour tous, car elles conduiront nécessairement, si l'on veut mieux garantir ceux qui en ont le plus besoin, à mettre en cause les avantages des autres.
Le Monde : À la lecture de votre livre, on a l'impression que votre seul vrai regret, c'est le CIP, le contrat d'insertion professionnelle ?
E. Balladur : Non, ce n'est pas le seul. Le CIP était d'ailleurs une bonne mesure, mais qui a été mal expliquée, qui a suscité l'incompréhension, la protestation et le refus, sous des formes violentes. Durant deux années, le gouvernement et la majorité ont adopté des réformes dans pratiquement tous les domaines de la vie collective : la nationalité, la sécurité, la justice, l'immigration, l'économie, l'emploi, la monnaie…
Le Monde : En dehors de ce bilan économique, vous présentez aussi un bilan politique. Vous donnez le sentiment que votre relation avec François Mitterrand fut apaisée, quoique vigilante, alors qu'avec Jacques Chirac elle était méfiante.
E. Balladur : C'est votre appréciation. L'action du gouvernement que j'ai dirigé est le sujet essentiel de mon livre. Quant à ma relation avec Jacques Chirac, nous avons été éloignés l'un de l'autre durant de nombreuses années, puis unis et associés, puis nous nous sommes opposés, étant tous deux candidats à l'élection présidentielle. Pour moi, rien n'était décidé à l'avance.
Le Monde : Vous soutenez qu'il n'y avait pas de « pacte » fondé sur un partage des tâches pour l'avant et l'après-1995 entre vous et Jacques Chirac, alors que lui-même affirme que cet accord non écrit existait. Le lecteur risque d'être désorienté.
E. Balladur : S'il me croit, il ne le sera pas.
Le Monde : Pourquoi éprouvez-vous si souvent le besoin de dire que vous êtes libre ? Les autres ne le sont pas ?
E. Balladur : Vous le leur demanderez. Je veux simplement dire qu'ayant accepté d'être Premier ministre dans des conditions exceptionnellement difficiles, j'entendais mener ma tâche et la politique que j'avais fait approuver par le Parlement hors de la pression des chefs de parti. Le soutien du Parlement ne m'a jamais fait défaut et mon programme de réformes a été réalisé à 90 %.
Le Monde : Non compris toutes les réformes sur lesquelles vous vous étiez engagé. Vous avez, par exemple, différé la réforme de l'impôt sur le revenu.
E. Balladur : Ce n'est pas exact, j'ai allégé l'impôt sur le revenu de 19 milliards de francs en 1994 et ramené les tranches du barème de treize à sept. Par ailleurs, les cotisations familiales des employeurs ont été allégées en transférant progressivement la charge au budget de l'Etat. Ce sont deux réformes importantes.
Le Monde : Dans la conclusion du dernier chapitre de votre livre, vous écrivez : « Mon langage n'a pas été entendu, ou pas compris. Pas cette fois, pas tout de suite. » Comment faut-il comprendre cette formule ?
E. Balladur : La voie que j'ai dessinée est la bonne pour la France. Nous devons nous conformer à trois principes. Tout d'abord, il faut construire une économie plus libérale en abaissant les dépenses publiques et en abaissant les prélèvements, afin de nous mettre en mesure de mieux affronter la compétition internationale.
Cela suppose beaucoup d'efforts. En second lieu, il faut garder le cap européen, celui de l'étroite association avec l'Allemagne, celui de la monnaie européenne, faute de quoi la France serait marginalisée et la grande ambition qui a été la sienne depuis quarante ans, menacée. Je me réjouis de voir cet objectif réaffirmé. J'ajoute qu'il faut donner à l'Europe un contenu politique et militaire car la démonstration qu'elle a faite en Bosnie est navrante ; si l'on y a, aujourd'hui, l'espoir d'une solution, c'est grâce à l'intervention américaine.
Enfin, la méthode de gouvernement que j'ai employée est la mieux adaptée à notre société qui se caractérise par l'attachement aux situations acquises et la faiblesse des interlocuteurs syndicaux. De ce fait le pouvoir est constamment conduit à dialoguer directement avec l'opinion publique, avec toutes les difficultés et les risques que cela comporte.
Si nous gardons le cap dans ces trois directions, je suis convaincu que nous pourrons résoudre les graves problèmes qui se posent à nous : la diminution du chômage, la préparation des jeunes à la vie professionnelle, l'équilibre financier de la protection sociale, l'intégration de la population immigrée, l'évolution de l'organisation du travail, l'approfondissement et l'élargissement de l'Europe.
Le Monde : Avez-vous des inquiétudes sur la volonté du gouvernement de résoudre ces questions ?
E. Balladur : Non, aucune. En tout cas, je ne ferai rien pour compliquer sa tâche, mais je ferai tout pour l'aider. Je souhaite qu'il réussisse.
Le Monde : Comment interprétez-vous le scepticisme de l'opinion publique ?
E. Balladur : En ce moment, les Français sont trop pessimistes. Ils doivent reprendre confiance. S'ils ont confiance, ils investiront, ils produiront, ils créeront des emplois. S'ils ont confiance, ils accepteront l'inéluctable évolution de l'organisation de la protection sociale. Nous devons tous parler au pays un langage de vérité, lui dire qu'il y a des efforts à faire qui seront peut-être longs, que certains devront faire plus d'efforts que d'autres, mais qu'au bout du chemin la France se portera mieux et les Français seront plus heureux.
Seul ce langage de vérité peut faire comprendre à nos compatriotes que, si l'on veut maintenir la croissance, il est impératif de lutter contre les déficits budgétaires et sociaux et de maintenir.la stabilité monétaire, qui est la garantie du pouvoir d'achat des Français, de la baisse des taux et, donc, de l'augmentation de l'activité.
Le Monde : Le gouvernement ne s'y attache-t-il pas ?
E. Balladur : Il s'y attache. Il doit se fixer - c'est d'ailleurs ce qu'il a fait dans bien des domaines - un plan à moyen terme sur la réduction des déficits publics, sur celle des déficits sociaux, sur la réforme de l'enseignement supérieur, sur la réforme fiscale, sur les progrès de l'Europe. C'est ainsi que la confiance sera maintenue et l'amélioration de l'emploi obtenue.
Ce calendrier à moyen terme doit être discuté le plus largement possible : chacun doit savoir les efforts qui lui sont demandés, éventuellement les sacrifices et dans quel but. Nous devons tous réagir contre la morosité et l'abattement, reprendre espoir, faire preuve de dynamisme.