Interview de M. Charles Millon, président de La Droite et de François Bayrou, président de l'UDF, dans "Le Point" le 24 octobre 1998, sur la pertinence d'une alliance entre la droite et le Front national et sur l'éventualité d'une décentralisation de l'enseignement.

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Média : Le Point

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Le Point : François Bayrou, avez-vous été ébranlé à la lecture du plaidoyer de Charles Millon, « La paix civile » ?

François Bayrou : Je reconnais un mérite à Charles Millon : il y a une logique dans sa démarche. C'est celle de la création d'un grand parti unique de la droite, et de l'entente avec le FN. Pour moi, c'est une impasse. Est-ce que cette démarche peut permettre de regagner le pouvoir ? Je ne le crois pas. Comme on le voit à Toulon, c'est au contraire la gauche qui en profite. Mais, surtout, mes convictions profondes - les nôtres, puisque nous sommes tous deux chrétiens - sont incompatibles avec les thèses du FN. Il y a une cohérence dans la démarche de Charles Millon, mais c'est une cohérence mortelle pour ce que nous croyons.

Charles Millon : Il faut faire le distinguo entre les appareils et les électeurs. Il n'est pas question pour moi de passer un accord avec des appareils politiques qui portent des doctrines inacceptables. Par contre, jamais je ne rejetterai des électeurs.

François Bayrou : Ce distinguo est une « kollosale finesse » ! En l’occurrence, le partenaire de M. Millon, c’est M. Gollnisch, pas un brave électeur égaré !

Charles Millon : Je n'ai pas passé d'accord avec le FN, cessons de caricaturer ! Actuellement, en France, tout se passe comme si on entrait dans une guerre civile larvée où on confond adversaires et ennemis, où on ostracise tout un électorat, en le poussant vers les extrêmes, au prix d'une véritable rupture civique.
Quel est le sens de la démarche ? Je cherche à favoriser la création d'un grand parti unique de la droite qui pourra, comme le Parti conservateur en Grande-Bretagne, le PPE en Espagne et la CDU en Allemagne, traiter le problème des extrêmes en les absorbant. Est-ce qu'on va continuer à ignorer 15 % de l’électorat, à les rejeter dans les ténèbres ? Le mépris, le dédain, l’invective et l'anathème ne sont pas de bon conseil en politique en politique. Cet électorat complètement perdu n’a plus de moyens de s'exprimer et ne se retrouve pas dans le consensus mou. Je souhaite l'émergence d'un vrai bipartisme droite-gauche. Je veux retrouver la culture du débat entre la gauche et la droite. Ce n'est pas François Bayrou qui me contredira : cette culture n'existe plus à droite, où l’on assiste qu'à des querelles d'ambition et d’appareil, l'objectif étant de faire le croche-patte à son copain pour se placer dans la course présidentielle.

François Bayrou : Cette idée d'une France coupée en deux n’est pas la mienne, parce qu'elle conduit à la victoire des extrêmes. Pour gagner dans son camp, on cherchera toujours à séduire l’extrême. Je suis persuadé qu'au gouvernement, par exemple, il y avait des personnalités qui ne croyaient pas aux 35 heures, mais il fallait bien satisfaire la gauche la plus à gauche ! Charles Millon n'a pas fait autre chose : sa campagne de publicité, cet été, était basée non pas sur l'humanisme qu'il dit défendre, mais sur le thème de la préférence. Il s'agit de flirter avec la préférence nationale à la mode du FN et de montrer sa capacité à récupérer un certain nombre de gens. C'est une défaite politique. À l’inverse, je crois qu'il existe une voie centrale, moderne, républicaine, « personnaliste », puisque c'est un mot que nous partageons, incompatible avec les extrêmes, et que c'est sur cette voie-là qu'il faut gouverner la France.

Charles Millon : Mais, François, tu parles de ce que tu ne connais pas ! Viens en Rhône-Alpes ! Tu constateras que, dans la composition de l'exécutif régional comme dans le traitement des dossiers, aucune concession n'est fait à l'idéologie que tu viens de décrire. On juge un homme sur ses actes, on ne lui fait pas de procès d'intention qui relève de régimes totalitaires. Pourquoi ai-je accepté les voix de conseillers régionaux FN ? Parce que la droite classique était majoritaire en voix est en sièges et que les conseillers régionaux FN ne demandaient rien en contrepartie. Ils ont pris conscience que leur électorat préférait le programme de Millon à celui de Queyranne. C'est pour ne pas perdre leur électorat qu'ils ont choisi mon programme.

François Bayrou : Non, c'est parce qu'ils ont compris que ça allait faire exploser la droite et le centre ! L'extrême droite a réussi son coup par Millon interposé.

Charles Millon : J'aimerais bien qu'on commence à parler du fond : pourquoi l'extrême droite monte-t-elle ? Parce qu'il n'y a pas de « droite d’affirmation ». Parce qu’elle devenue une droite de connivence et de complaisance vis-à-vis de la gauche. Parce que depuis trop longtemps elle n'ose pas dire ce qu'elle pense, ne fait pas ce qu’elle dit, subit les oukases de la gauche. On l’a bien vu dans le domaine de l’éducation…
Il serait bon qu'on s’occupe enfin des problèmes des Français et qu'on cherche à comprendre pourquoi 15 % d'entre eux, et même 50 % dans certaines régions, sont allés vers les extrêmes. Personnellement, je suis partisan de réduire les extrêmes, car sinon, un jour, on va arriver à cette situation incroyable, où on assistera comme à Toulon, à Sète, à Vaulx-en-Velin, à une confrontation au second tour entre une gauche arrogante et une extrême droite conquérante. La droite, elle, se sera évanouie.

François Bayrou : Nous disparaissons chaque fois qu’on donne la victoire idéologique à l’extrême droite, chaque fois qu'on reprend, non sans fascination, les mots, les thèmes, les formules de l'extrême droite. Et, à partir de ce moment, les gens se portent sur l'original plutôt que sur la copie. Le Pen et ses amis sont d'une logique parfaite. Cette logique, elle consiste à nous faire disparaître. Et ce que je te reproche, c'est d'avoir servi cette logique-là. Peut-être de bonne foi, peut-être par accident… Je ne soupçonne pas tes convictions personnelles, je te connais depuis suffisamment longtemps, nous avons fait beaucoup de choses ensemble. Je ne crois pas que tu sois devenu d’extrême droite en une seule nuit, simplement parce qu’il te manquait un siège. Mais tu as choisi une ligne politique que je considère comme mortelle pour nous.

Charles Millon : Si véritablement tu penses qu'on ne peut pas accepter les voix d’élus du Front national, que ce parti est dangereux pour la démocratie, alors va jusqu'au bout : demande l'interdiction du Front national, dont je rappelle qu'il est subventionné comme tous les partis reconnus par l’État, c'est-à-dire le contribuable, à hauteur de 41 millions par an. Quand, il y a quelques années, j'ai plaidé pour cette solution, je n'ai pas été suivi.

François Bayrou : Je suis contre une interdiction. Je considère que ce n'est pas en cassant le thermomètre qu'on supprime la fièvre.

Charles Millon : Donc, il faut respecter ses électeurs.

François Bayrou : Mais je respecte les électeurs ! Et d’ailleurs, comment serais-je élu s'ils n'avaient pas voté pour moi ? Sans les électeurs du Front national, je ne serai pas député ! J'étais l’un des 12 hommes politiques à battre, sur la liste noire de Le Pen. J'ai fait 40 % des voix au premier tour, et le Front national 10 %. J'ai été élu au second tour avec 51 % ! Cela veut dire que les électeurs du FN, comme ceux du centre gauche, ont voté pour moi, en sachant très bien que je n'étais pas d'accord avec l'extrême droite, parce qu'ils considéraient que mon projet, ma manière de les respecter comme personnes, tout en combattant leurs idées, les intéressaient davantage que d’autres. Autrement dit, je crois que c'est en se battant, en disant clairement aux gens « je ne suis pas d'extrême droite », qu'on la fait reculer !
Pour autant, je ne crois pas, comme toi, que la France soit hémiplégique. Je ne crois pas qu'entre Delors et moi, par exemple, il y ait opposition, affrontement idéologie contre idéologie, camp contre camp. A quoi conduit l'idéologie de l'affrontement droite-gauche ? A ce qui s'est passé entre 1993 et 1997. On se fait élire sur une idéologie de droite dure. Et puis, quand on est au gouvernement, on s'aperçoit qu'on ne peut pas faire ce qu'on a promis. Alors, on fait une politique qui déçoit. Même chose avec Jospin, qui se fait élire sur une idéologie de gauche, qu'il trahit le lendemain matin. Pourquoi ? Parce qu'on est obligé de conduire une société qui a ses propres valeurs et ses propres règles. Et elle ne veut pas de votre idéologie dure…

Charles Millon : François Bayrou a eu un immense tort quand il était secrétaire général de l’UDF, c’est de refuser la réforme du mode de scrutin aux régionales. Si on avait procédé à cette réforme, les problèmes que nous connaissons ne se poseraient pas. De 1988 à 1992, j'ai géré en Rhône-Alpes une majorité relative et j'ai passé mon temps à faire des concessions aux socialistes et aux Verts. Il faut dire les choses telles qu'elles sont : si le FN est passé de 25 à 35 élus, c'est parce qu’à la suite de ces concessions une partie de l'électorat a été déçue et s’est radicalisée. Et je reconnais mon erreur : il faut appliquer son programme avec clarté. Que nous reproche l’électorat ? De ne pas lui offrir un choix clair, comme dans les autres grandes démocraties.

François Bayrou : Un choix clair ? Si Charles Millon avait annoncé à ses électeurs qu'il passerait un accord avec le FN, son score aurait été moindre. Venant d’autres, on pouvait imaginer une telle faute, mais pas de Charles Millon. Tu avais construit une image humaniste et morale, et tu as fait exactement le contraire !

Le Point : Un mot sur l’éducation, sujet d'actualité qui vous intéresse. La source des maux de l'école vient-elle de ce qu'elle a été insuffisamment décentralisée et réformée… par exemple, par François Bayrou, ministre pendant quatre ans ?

François Bayrou : C'est une des plus extraordinaires escroqueries intellectuelles de tous les temps. L'éducation est totalement déconcentrée depuis des années. Il n'y a pas un poste qui ne soit géré par le terrain, c'est à dire par les recteurs. Autre chose est la déconcentration de ce qu'on appelle le « mouvement », c'est-à-dire la nomination des enseignants. Je l’ai réalisée à 40 ou 50 %. J'ai créé des directions de ressources humaines dans tous les rectorats ; une partie de la droite affecte de ne pas le savoir et une partie de la gauche lui emboîte le pas ! Il y a une troisième étape, qui serait la décentralisation, c'est-à-dire confier aux présidents de région ou de département, l'éducation comme responsabilité. Et là je dis : je suis contre.
Quand une région est gouvernée avec le FN ou avec l’extrême-gauche, je considère qu'il n'est pas sain que l'éducation en soit un enjeu. Et donc je défends l'idée d'une éducation nationale.

Le Point : Monsieur Millon, cette troisième étape de la décentralisation à laquelle François Bayrou se refuse, vous y seriez favorable ?

Charles Millon : Les lycéens qui manifestaient ces jours-ci ont mis le doigt sur le vrai problème, l'autonomie des établissements. Personnellement, je crois qu'il est indispensable qu'il y ait de vrais projets pédagogiques par établissement, que la communauté éducative ait un pouvoir d'adaptation par rapport aux différents publics scolaires, car un lycée de Seine-Saint-Denis et le lycée Henri-IV ne se gèrent pas de la même manière. C'est la raison pour laquelle je suis favorable à ce que le proviseur devienne un chef d'entreprise éducative.

François Bayrou : Je connais cette idée, elle n’est pas d’aujourd’hui : il y aurait des publiques qui peuvent recevoir une éducation haut de gamme, qui sont faits, comme on a dit, pour faire du latin et du grec et des publics en banlieue ou dans mes Pyrénées lointaines qui seraient faits pour recevoir l'éducation minimale. Eh bien, dans ce cas-là, moi, dans mon lycée des Pyrénées, je n'aurais jamais fait de latin et de grec, ce qui a été très important pour ma vie future. Au nom de quoi justifier qu’Henri-IV ait droit à tous les égards et que le lycée de banlieue n’est qu’une sorte de SMIC éducatif pour prolétariat attardé ?

Charles Millon : C’est une caricature. J'ai dit exactement l'inverse. Je souhaite bien évidemment que, dans lycée de banlieue, il puisse y avoir un enseignement de latin et de grec, mais, pour cela, il faut avoir un encadrement renforcé et des méthodes adaptées. Or cela, on ne veut pas l’admettre. Par exemple, la région Rhône-Alpes aide, depuis dix  ans, à la mise en place, par les communautés éducatives, de projets pédagogiques, mais cela reste à la marge du système, et je voudrais que ce soit au cœur. La région était prête, s’il y avait eu une nouvelle répartition des responsabilités, à donner des moyens nouveaux pour qu’il y ait plus de surveillants, plus d'accompagnateurs à côté des professeurs, sous le contrôle de l'éducation nationale, qui est garante de l’équité. Cela a toujours été écarté au nom de l’égalité. Je réponds : l'égalité doit donner à chacun la même chance, elle ne doit pas conduire à la médiocratie.