Texte intégral
Le Nouvel Observateur. - En 1990, Brent Scowcroft veut éviter que l'effondrement soviétique ne permette une affirmation de l'Europe. George Bush, lui, ne s'en inquiète pas. Qu'en est-il aujourd'hui ?
George Bush. - Cela ne me pose aucun problème que l'Europe s'unisse, se stabilise dans l'euro et devienne plus forte. Je ne pense pas que cela devrait en poser aux Etats-Unis non plus, pour peu que l'Europe ne se mette pas à penser, aux cris de « US go home ! », qu'elle n'a plus besoin de notre présence pour sa sécurité et qu'il ne lui est pas nécessaire de commercer avec nous. Dans la mesure où je ne crois pas que cela puisse arriver, l'Europe ne suscite en moi aucune inquiétude pour les intérêts vitaux de mon pays.
N.O. - Je vous repose alors la même question d'une autre manière : ne croyez-vous pas qu'on s'affirme en se différenciant ? Que ce sera vrai des Européens comme de tout le monde ?
Ge. Bush. - Je vois surtout, et je le comprends tout à fait, que vous souhaiteriez que ces différences se développent. Il se trouve seulement que j'ai passé toute ma vie à essayer de les réduire. Je ne peux donc pas vous suivre, mais j'aimerais beaucoup, monsieur le ministre, entendre votre point de vue.
Hubert Védrine. - J'ai le souvenir d'une certaine différence d'approche sur ce point entre l'administration Bush et l'équipe Mitterrand. Au moment de la réunification de l'Allemagne, François Mitterrand était en priorité soucieux que cette réunification ne porte pas atteinte au projet européen. Il voulait qu'une fois la réunification faite l'Europe soit plus forte et non pas moins forte. Cela explique tout son comportement d'alors, et c'est d'ailleurs à ce moment-là qu'Helmut Kohl et lui scellent l'accord définitif qui conduira à l'euro.
Ce que nous avions, parallèlement, senti depuis Paris, c'est que l'administration Bush accompagnait sans aucun souci la réunification allemande, à condition qu'elle n'affaiblisse pas l'OTAN. Ce n'est pas exactement contradictoire, mais ce n'est pas exactement la même priorité. En France, il y a alors eu un mouvement dans l'opinion qui portait à se dire que l'OTAN avait bien rempli sa tâche historique et que l'occasion se présentait de donner enfin corps à ce fameux deuxième pilier de l'Alliance atlantique, ce qui reste d'ailleurs à faire. Nous sommes toujours attelés à ce projet : comment donner à l'Europe une autonomie de décision tout en préservant une alliance qui fonctionne ?
N.O. - Diriez-vous, les uns et les autres, que cette différence d'approche s'est aujourd'hui réduite, persiste ou bien s'est encore accrue ?
G. Bush. - Je suis inquiet à l'idée qu'on puisse se retrouver coupé de la France. Plus il y a de divergences entre nous, plus il faut travailler à les réduire.
Brent Scowcroft. - Mon impression est que c'est autour de fin 1991-début 1992 que les tensions étaient les plus fortes à ce sujet. Les Américains soupçonnaient la France de vouloir isoler l'Otan, d'une part en construisant un pilier européen qui aurait agi à la place de l'Alliance, d'autre part en l'empêchant de remplir son rôle dans le monde de l'après-guerre-froide. Il me semble que les Français pensaient, de leur côté, que nous voulions continuer à dominer les questions de sécurité à travers l'OTAN. Ces malentendus s'estompent aujourd'hui. Je n'ai plus de craintes pour l'avenir de l'OTAN.
Hubert Védrine. - Je comprends très bien que le général Scowcroft ne soit pas inquiet pour l'Otan, mais permettez-moi quelques mots sur la façon dont nous voyons les choses aujourd'hui. L'Alliance a été confirmée et consolidée, mais nous ne considérons pas qu'elle ait été complètement adaptée à la nouvelle situation. Nous n'avons pas encore trouvé la bonne combinaison entre le rôle de l'Otan, celui du Conseil de Sécurité et celui d'une Europe qui s'affirme avec l'euro et développe sa politique étrangère et de sécurité commune. Nous voulons chercher cette combinaison dans la consultation, dans le dialogue, dans la coopération, et naturellement dans l'amitié. Je le répète : comment avoir une vraie capacité européenne, y compris une capacité de décision, et une Alliance qui continue à marcher ? C'est faisable, mais pas encore fait.
B. Scowcroft. - On en discute, et encore une fois je suis moins inquiet.
N.O. - Est-ce que cela veut dire que vous seriez prêts, vous-mêmes et vous, monsieur le président, à accepter l'idée d'une transformation de l'Alliance atlantique en une véritable alliance entre deux puissances, l'Union européenne et les Etats-Unis ?
G. Bush. - Si cela doit évoluer en Europe dans ce sens, si c'est ce que veulent les Européens, alors nous l'accepterons, à condition que cela n'engendre pas la constitution de blocs. Nous avons besoin les uns des autres. Si les gens, dans mon pays, se mettaient à penser que l'Europe ne veut plus de nous, cela ferait le jeu d'une coalition qui va de l'extrême-droite jusqu'à certains syndicats en passant par des leaders démocrates du Congrès, qui tous vous répétant : « Rentrons chez nous, nous avons fait le boulot, laissons les Européens régler les problèmes européens. » C'est là une vision à court terme. Je ne pense pas que nous en arrivions là, je ne pense pas que mon successeur approuve cette vision nombriliste, mais j'espère qu'au moment de changer de millénaire nous ne nous replierons pas sur nous-mêmes. J'espère que cela n'est pas le souhait des Européens.
B. Scowcroft. - La façon dont l'Europe choisit de s'exprimer au sein de l'Alliance est une chose qui regarde l'Europe. Ce qui me préoccupe, ce sont les relations transatlantiques. Il faut, en avançant, construire un partenariat transatlantique plus fort, ne pas nous transformer en deux blocs concurrents plutôt que de rester partenaires. Je voudrais voir, par exemple, les Etats-Unis et l'Union européenne entamer des négociations sur un accord de libre-échange. Je voudrais voir nos industries d'armement commencer à coopérer. Nous devons nous unir plus encore – c'est le sens de mon propos -, mais si l'Europe souhaite s'exprimer au sein de l'OTAN en tant qu'ensemble unique soutenu par une force militaire indépendante, je pense que c'est très bien.
N.O. - C'est une déclaration importante…
G. Bush. - Importante, en effet.
N.O. - Huit ans après la libération du Koweït, le problème est toujours là : Saddam Hussein est toujours en place. Ne regrettez-vous pas, rétrospectivement, de ne pas avoir marché sur Bagdad, de ne pas avoir « fini le travail » ?
G. Bush. - Le problème est toujours là mais nous avons fini le travail, car ce « travail », défini par des résolutions de l'ONU, par une coalition, par le président français, par le président américain, par nous tous, était de mettre fin à l'agression. Nous avons essayé de le faire en préservant la paix, et quand ça a échoué nous avons fait ce qui nous restait à faire : accomplir notre mission et rentrer à la maison.
N.O. - En sachant que Saddam resterait en place ?
G. Bush. - J'avais pensé qu'il tomberait après cette immense défaite. Je me suis trompé mais je crois – vous nous le direz, monsieur le ministre – que François pensait comme moi, et je sais que Moubarak et les autres dirigeants arabes avaient le même sentiment. Est-ce que cela veut dire que je ferais les choses différemment si c'était à recommencer ? Que je bafouerais le droit international et casserais la coalition ? Non, car je ne crois pas que la France aurait pu rester à nos côtés si j'avais appelé Mitterrand pour lui dire : « Monsieur le président, mon cher François, nous allons marcher sur Bagdad et souhaiterions que les troupes françaises le fassent avec nous. » Je pense qu'il m'aurait répondu : « Vous allez au-delà de votre mission, vous la redéfinissez unilatéralement. La France ne peut pas vous suivre, bien que nous ayons été fiers d'avoir été là, avec vous, pour mettre fin à l'agression. » Si nous avions marché sur Bagdad, les Etats-Unis seraient devenus puissance occupante dans un pays arabe, nous n'aurions jamais vu démarrer le processus de paix au Proche-Orient et nous pourrions être encore embourbés dans une vaine guérilla.
N.O. - Pourquoi avez-vous tous fait cette même erreur d'analyse sur Saddam ?
G. Bush.- Poser la question aux dirigeants arabes, qui étaient tous convaincus qu'il ne pourrait pas tenir. J'ai pensé, moi, que son peuple se révolterait. Ca n'a pas été le cas.
H. Védrine. - Je ne me rappelle pas que le président Mitterrand ait pensé que Saddam Hussein allait tomber, mais il n'avait pas non plus prévu le contraire. Il n'avait pas de certitude à cet égard. Je me souviens, en revanche, qu'il a totalement approuvé le président Bush d'avoir raisonné et agi en se disant : « Je remplis pleinement les résolutions du Conseil de Sécurité et quand la mission est terminée, j'arrête. » Il avait même trouvé que c'était exemplaire.
Brent Scowcroft. - Saddam est un gros problème pour nous, nous en sommes frustrés, impatients, mais il ne menace plus la sécurité du Golfe. Nous avons eu beaucoup de mal à l'empêcher de se réarmer, mais nous y sommes parvenus. Ce serait très bien s'il n'était plus là, mais il n'est plus une menace.
N.O. - Pourquoi a t'il été si important pour vous de passer par les Nations unies, et pourquoi y a-t-il aujourd'hui tant de réticence à Washington vis-à-vis de cette même ONU, surtout devant l'idée que la politique étrangère des Etats-Unis puisse dépendre d'elle ?
G. Bush. - Je ne veux pas me laisser entraîner sur l'actualité. Je ne veux ni faire de commentaires sur la politique de mon pays alors que je suis à l'étranger ni risquer de gêner mes fils, qui ont maintenant de très importantes responsabilités politiques aux Etats-Unis. En un mot : nous avons fait ce que nous devions faire, et pour ce qui est de savoir pourquoi une autre administration a d'autres rapports avec l'ONU, posez la question à Bill Clinton.
B. Scowcroft. - Je vais répondre. Nous avons tenu à agir dans le cadre de résolutions de l'ONU car, pour notre propre bien, nous entendions faire de cette affaire et de la manière de la mener un modèle de réaction contre l'agression dans le monde de l'après-guerre froide. Nous voulions donner le la d'une nouvelle période et que les gens se disent : « Oui, c'est ainsi, après accord des Nations unies et expression de la communauté internationale, qu'il faudra désormais utiliser la force. »
N.O. - Après l'affaire irakienne, vous avez su imposer à un gouvernement israélien qui n'en voulait pas l'ouverture de la conférence de Madrid, c'est-à-dire le début du processus de paix. Pourquoi aujourd'hui les Etats-Unis ne parviennent-ils pas à réengager ce processus : à influencer un autre gouvernement israélien qui n'en veut pas plus que celui de l'époque ?
G. Bush. - Il avait en effet fallu exercer une certaine pression pour obliger les Israéliens à s'asseoir à la table de négociations, mais l'essentiel est que cette conférence de Madrid ne se serait jamais ouverte si la France, les Etats-Unis et les autres membres de la coalition n'avaient pas fait ce que nous avions à faire en Irak. Aujourd'hui le sentiment prédomine, dans le monde arabe et ailleurs, que nous sommes partiaux. Je ne le pense pas, mais cette perception des choses est une réalité.
B. Scowcroft. - En décembre, nous avons fait tous les deux le tour des Etats du Golfe. Partout on nous a dit qu'il y avait deux poids, deux mesures, une attitude américaine vis-à-vis de l'Irak quand ce pays s'est mal conduit, une autre vis-à-vis d'Israël quand le gouvernement israélien n'a pas respecté l'accord d'Oslo. Il y avait un acquis de la guerre du Golfe. En Israël comme dans le monde arabe, on avait confiance en la parole donnée, celle des Etats-Unis comme celle de l'Europe, car nous avions fait ce que nous avions dit que nous ferions : libérer le Koweït et repartir. C'est ce degré de confiance qui avait donné au processus de paix une force qui s'est peu à peu dissipée. L'un des autres facteurs de cette évolution a été la disparition de Rabin et son remplacement par Netanyahou, qui avait une autre vision de la finalité du processus.
N.O. - N'est-ce pas l'écroulement de l'URSS qui explique, au Proche-Orient comme ailleurs, l'échec de ce nouvel ordre mondial dont les Etats-Unis avaient annoncé l'avènement en 1990 ? Ne regrettez-vous pas, de ce point de vue, la disparition de l'URSS ?
G. Bush. - Elle a au contraire été favorable au développement du nouvel ordre mondial, car maintenant il n'y a plus de confrontation entre superpuissances. Il y a aujourd'hui davantage de régimes démocratiques, davantage d'économies fondées sur le marché, davantage de libertés. En ce sens, les prémices d'un nouvel ordre existent bel et bien.
N.O. - Quand on vous lit, Brent Scowcroft et vous, on voit pourtant bien une autre différence d'analyse entre vous. Brent Scowcroft préfère une Union soviétique éclatée, ne veut pas d'une Russie forte, alors que vous croyez en Gorbatchev et voulez parvenir à un partenariat avec l'URSS qu'il incarnait…
G. Bush. - J'avais connu Gorbatchev et travaillé avec lui quand j'étais vice-président. Je pensais simplement que nous pouvions lui faire confiance, que la perestroïka et la glasnost étaient réelles, et que nous devions travailler étroitement avec lui. Brent, lui, ne l'avait pas connu. Dick Cheney (le secrétaire à la Défense) avait les mêmes réserves que Brent, et Jim Baker (le secrétaire d'Etat) les partageait jusqu'à un certain point. Leur position était qu'il fallait prendre le temps de formuler notre propre politique étrangère avant de nous asseoir à la même table que Gorbatchev. C'est ici même à Paris, durant l'été 1989, après que Margaret Thatcher m'eut vraiment mis la pression, que nous sommes enfin tombés d'accord sur l'idée de sonder Gorbatchev sur la possibilité d'un sommet. A ce moment-là Brent et Baker étaient d'accord avec moi.
N.O. (A Hubert Védrine) - Et vous-même, regrettez-vous que le monde occidental n'ait pas vraiment aidé Gorbatchev à réussir la perestroïka, comme l'auraient souhaité Margaret Thatcher et François Mitterrand ?
H. Védrine. - On ne peut pas dire que l'Ouest n'ait rien fait. Le débat a eu lieu en France aussi : faut-il aider Gorbatchev ou la perestroïka est-elle un piège ? Dans ce débat, François Mitterrand a été dès le début – et avec Margaret Thatcher en effet, bien que ce fût pour des raisons très différentes – du côté de ceux qui pensaient que Gorbatchev allait déclencher un vrai changement et que ce changement était bon pour nous. Il a même cru, mais pas pendant longtemps, sans doute déjà plus en 1987, que la perestroïka avait encore des chances de réussir à moderniser l'Union soviétique. Quand il est apparu que c'était une illusion, François Mitterrand a continué de penser qu'il fallait aider Gorbatchev, et c'est plutôt cette thèse qui a prévalu dans les différents sommets des Sept. L'effondrement final de l'Union soviétique ne tient pas tellement au fait qu'il y avait, aux Etats-Unis, de très puissantes forces pour considérer qu'il fallait abattre l'URSS. Il tient avant tout au fait que le système s'est écroulé de lui-même, dans une sorte d'enchaînement précipité. J'ai un souvenir de nuances intellectuelles ou politiques entre les dirigeants occidentaux de l'époque, pas d'un vrai désaccord stratégique. La question russe a d'ailleurs été mieux traitée que ne l'avait été la question allemande en 1918.
N.O. - Au sommet du G7, celui de Londres en 1990, Gorbatchev est venu vous dire à tous : « Si vous ne développez pas un plan d'aide massive pour mon pays, je ne serai plus là l'été prochain et vous aurez affaire à une Union soviétique en chaos. » Les Sept ont refusé, et c'est ce qui est arrivé…
G. Bush. - On n'avait pas d'argent. Nous avions d'énormes déficits, et de surcroît Gorbatchev n'avait pas réfléchi à un plan de réforme qui aurait permis d'utiliser cet argent à bon escient. Je laisserai Hubert Védrine répondre pour le gouvernement Mitterrand, mais nous considérions que nous n'avions pas à jeter l'argent par les fenêtres. C'est aller un peu trop vite que de dire que si nous avions donné à Gorbatchev les 90 milliards qu'il nous demandait à l'époque, tout serait aujourd'hui rose en Russie.
H. Védrine. - J'ai le souvenir qu'à ce sommet de Londres François Mitterrand et Helmut Kohl étaient en faveur d'un accroissement de l'aide à l'URSS. Ils ont expliqué que si nous ne mettions pas plus d'argent sur la table, cela nous coûterait encore plus cher plus tard. Avec le recul, je pense pourtant que même si nous avions donné ce qu'il demandait à Gorbatchev ça n'aurait rien changé, car le système soviétique était hors d'état d'utiliser cet argent, comme on l'a ensuite vu avec la Russie.
N. O. - Une dernière question…
G. Bush. - … Non, je ne connais pas Monica Lewinsky ! C'est bien ce que vous vouliez me demander ?
N.O. - Pas exactement. Vous n'aviez pas signé, bien qu'ils vous l'aient proposé, la déclaration des anciens présidents Ford et Carter demandant que Bill Clinton soit censuré mais pas destitué. Pourquoi ?
G. Bush. - Ils m'avaient en effet invité à m'associer à leur démarche, mais j'ai refusé à cause de mes fils, toujours à cause d'eux. J'ai en revanche prononcé un discours devant 82 sénateurs qui arrivaient juste du procès en destitution. Je leur ai parlé de politesse et de respect, et ils m'ont dit avoir apprécié mon propos parce qu'ils s'inquiètent eux-mêmes de l'ambiance qui règne dans le pays. Vous avez fait allusion, ou peut-être pas, au manque de discrétion de la presse américaine et à ses conséquences sur la classe politique. Cela rend les choses malsaines.
Voyez-vous, papa était lui-même sénateur. C'était très chevaleresque, très courtois à l'époque. On se respectait, alors que tout devient aujourd'hui très tendu. J'ai vraiment voulu rester en dehors de tout ça, et cela me ramène à mes fils. Eux aussi sont restés en dehors de la polémique. Ils ont une vision généreuse du monde. Ce ne sont pas des isolationnistes, et je suis fier de constater qu'à une époque où les choses deviennent difficiles, où la presse s'immisce dans les affaires privées, où les gens s'accusent et se contre-accusent, ils ont malgré tout décidé de servir leur pays – pas de s'asseoir sur le banc de touche en râlant.