Texte intégral
Dans son remarquable livre Diplomatie, Henry Kissinger raconte la manière dont le général de Gaulle et Konrad Adenauer ont scellé, en 1958, le principe de la parité de puissance entre la France et l’Allemagne.
Khrouchtchev venait de lancer, le 10 novembre 1958, son ultimatum à propos de Berlin. Il demandait que soit mis fin aux droits des quatre puissances alliées (États-Unis, URSS, Grande-Bretagne et France) sur la ville, et avertissait de l’intention de l’URSS de transférer à son satellite d’Allemagne de l’Est le pouvoir d’en contrôler les accès.
Adenauer redoutait que cette initiative n’aboutisse à isoler l’Allemagne de l’Ouest. « Si Berlin était perdu, déclarait-il, ma position deviendrait intenable. » Les Alliés anglo-saxons réagissaient mollement devant la menace. Le président Eisenhower laissait clairement entendre qu’il ne risquerait pas une guerre conventionnelle en Europe, et qu’il n’utiliserait pas le recours aux moyens nucléaires pour protéger la liberté d’accès à Berlin.
Seul de Gaulle haussait le ton, et prenait fermement position en faveur de l’Allemagne. Revenant au pouvoir après douze années de traversée du désert, il lançait un avertissement : « Prenons garde à ne pas pousser l’Allemagne à rechercher vers l’Est l’avenir qu’elle désespérait de se voir garantir à l’Ouest. »
Ce faisant, de Gaulle rompait avec trois cents ans de traditions diplomatiques de la France, dont l’objectif constant avait été le maintien d’une Allemagne faible et divisée. Il tirait parti de la crise de Berlin pour se poser en défenseur de l’identité européenne, et en partenaire privilégié de l’Allemagne.
Les termes du contrat étaient annoncés : la France accepterait la renaissance de la puissance économique et militaire de l’Allemagne, et appuierait sa politique de réunification, en échange de la reconnaissance par Bonn du leadership politique de la France en Europe.
C’est sur les termes de ce partenariat strictement paritaire que nous avons vécu trente ans, de 1960 à l’unification allemande de 1990.
Comme mes prédécesseurs, j’ai veillé au maintien de cette parité. Mon partenaire allemand d’alors, le chancelier Helmut Schmidt, en reconnaissait le bien-fondé.
L’Allemagne reconstituait rapidement son potentiel industriel, en bénéficiant de la paix sociale que lui garantissait son « économie sociale de marché ». De notre côté, nous prenions des initiatives politiques pour permettre à l’Europe de s’unir et de recouvrer son rang sur la scène internationale. Chacune de ces initiatives – création du Conseil européen, mise en place du Système monétaire européen, etc. – était bien l’œuvre de la France, mais elle était précédée d’une intense consultation franco-allemande, et nous n’avancions nos propositions qu’après nous être assurés de l’accord de nos partenaires.
Cette politique a connu sa consécration avec l’initiative française de réunir à la Guadeloupe, en janvier 1979, un sommet des quatre grands occidentaux : États-Unis, Grande-Bretagne, France et RFA. C’était la première fois, depuis l’effondrement du IIIe Reich, que la République fédérale se retrouvait à égalité, invitée à la table des Alliés occidentaux. Les dirigeants soviétiques ont critiqué avec véhémence ce retour de l’Allemagne sur la scène mondiale.
La France avait rempli sa part du contrat.
L’unification de l’Allemagne en 1990 a modifié les données de cet équilibre. La population allemande a fait un bond de 16 millions d’habitants, et le PIB, de 7,5 % ! Le flottement des gouvernants français à l’annonce de l’unification, conduite d’une main habile par Helmut Kohl, traduisait sans doute la crainte de voir se rompre, à notre détriment, la parité d’influence entre la France et l’Allemagne.
C’était au contraire le moment de le confirmer ! Car cette parité de responsabilités globales est une condition absolue de la réussite de l’union de l’Europe. A défaut, l’organisation européenne prendrait inévitablement une allure qui nous ramènerait aux frustrations antérieures : l’allure d’une constellation d’États regroupés autour de la puissance allemande.
C’est à la France d’agir pour maintenir la parité d’influence franco-allemande. Nos nouveaux dirigeants l’ont compris, et ils travaillent à en consolider les prémices : des relations étroites entre les responsables des deux pays. Mais il convient, je crois, d’aller plus loin et de nous fixer trois priorités :
D’abord veiller, dans la Conférence intergouvernementale en cours, à ce que rien ne vienne altérer une telle parité. Cela signifie, en particulier, le maintien de l’égalité des droits de vote au Conseil entre la France et l’Allemagne : 10 voix pour chacune ; conformément au traité de Rome.
Ensuite, reprendre l’initiative en ce qui concerne la marche vers l’union de l’Europe. Jacques Chirac vient de faire des déclarations positives à cet égard. Il reste à les finaliser par une proposition précise, qui soit aisément compréhensible et qui comporte des éléments novateurs pouvant accrocher l’opinion. Cela pourrait être le cas d’un « projet politique d’accompagnement de l’Union monétaire », dont la France dessinerait les grandes lignes.
Fixer, enfin, à notre stratégie de développement l’objectif de réduire l’écart de puissance économique entre la France et l’Allemagne, qui déséquilibre notre capacité d’influence. Cela n’est pas hors de notre portée. Entre 1974 et 1981, où je m’étais déjà fixé cet objectif, nous avons réussi à ramener la différence entre le PIB de l’Allemagne de l’Ouest et celui de la France de 26 à 19 %. Pourquoi ne pas viser à réduire l’écart de 35 % qui existe aujourd’hui à 30 % d’abord, puis à 25 % en 2010 ?
Le sort de l’Europe unie se joue sur le maintien de la parité d’influence entre la France et l’Allemagne. Les Allemands le reconnaissent. A nous de faire notre part du travail !
Voilà un projet qui pourrait mobiliser les jeunes forces de la France !