Interview de M. Jack Lang, ministre de la culture de la communication des grands travaux et du bicentenaire, à RMC le 10 mai 1990, sur le langage de M. Jean-Marie Le Pen, le racisme, le bilan de la gauche et les perspectives du gouvernement.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Jack Lang - ministre de la culture de la communication des grands travaux et du bicentenaire ;
  • Yves Mourousi - Journaliste

Média : Emission Forum RMC FR3 - RMC

Texte intégral

Yves Mourousi : Le festival de Cannes : en 1981, vous débarquiez au festival de Cannes. Ce n'était pas facile la montée des marches. Il y a les sifflets, les brouhahas. Ce soir, vous allez monter les marches sous les applaudissements. C'est une conquête dans le rapport entre un socialiste comme vous et le monde des producteurs et des metteurs en scène ?

Jack Lang : En 1981, on nous jugeait sur nos têtes, nos paroles, nos discours et aussi sur les peurs ou les fantasmes qui entouraient l'arrivée de la gauche au pouvoir. On nous suspectait d'être d'abominables personnes capables de tout.
Huit ou neuf ans après, les actes l'ont emporté sur les discours. Aujourd'hui, les gens ne jugent non plus des apparences, mais des choses concrètes.
La différence entre Cannes 81 et Cannes 90, pour moi-même, c'est qu'entre temps, il y a eu une politique active pour le cinéma. Si vous regardez la sélection du festival cette année, douze des films en compétition sont français ou coproduits avec la France. Notre pays est devenu le premier pays cinématographique d'Europe.
Les films des pays de l'Est qui sont présents, le sont grâce à une coproduction avec la France.
Le succès de Cyrano est aussi le fruit de mécanismes nouveaux que nous avons mis en place pour encourager de grandes oeuvres ambitieuses, capables de conquérir un grand public populaire.
À Cannes, cette année on pourra célébrer d'abord le talent des cinéastes et réalisateurs français, mais aussi les fruits d'une politique concrète qui a associé depuis des années les professionnels et les pouvoirs publics.

Yves Mourousi : Vous êtes emballé sur tous les sujets ?

Jack Lang : Certains peuvent être plus attristants. Ce qui m'attriste parfois, c'est que nos structures administratives, notre système d'organisation font trop souvent place aux bloqueurs professionnels plutôt qu'à l'encouragement des initiatives nouvelles venant de la base. Entre les annonces faites et la transcription sur le terrain s'écoulent des délais beaucoup trop longs.
Je rêverais que l'on retrouve un peu partout l'esprit de mission.
Hier matin, nous évoquions en conseil des ministres la question de la drogue. De bonnes mesures sont prises sur le plan de la répression, de l'information pour mieux soigner les victimes de la drogue. Mais, en même temps, il faudrait que nous puissions trouver concrètement les solutions sur place pour donner aux jeunes l'idéal de vie, la raison de vivre qui ferait qu'ils n'auraient pas ce besoin de consommer cette drogue meurtrière.

Yves Mourousi : C'est exactement ce que dit Le Pen : proposons-leur des idéaux et des valeurs et ils n'iront pas remplir les banlieues de hooligans ou de drogués ?

Jack Lang : Le Pen propose un autre idéal. C'est un idéal d'exclusion, de violences, de rejets, d'excommunication. Il fait appel plutôt aux bas instincts, à ce qu'il peut y avoir de…

Yves Mourousi : … d'accord, d'accord, d'accord, mais ça marche ?

Jack Lang : Mais comment ça marche ? Comment vous vous étonnez que cela puisse parfois marcher ? Chacun d'entre nous à en lui une part de bas instinct et une part de rêve et de générosité. Moi, je trouve que le devoir des gouvernants, des responsables politiques et des gens de presse, c'est de faire appel à ce qui se trouve de meilleur en nous. Le Pen cherche à cultiver ce qu'il y a de moins bon. Voilà la différence.

Yves Mourousi : C'est une frayeur ou cela va se stabiliser ?

Jack Lang : Il ne faut pas non plus perdre les pédales, en rajouter. Il faut garder sa sérénité et son calme. Mais on peut toujours être inquiété par le déchaînement de la violence, des bas instincts et des sentiments d'exclusion. C'est pourquoi, je souhaite que nous nous mobilisions pour créer davantage d'esprit de convivialité, d'urbanité, de civilité. Je ne suis pas chrétien, mais le « aimez-vous les uns les autres », ce n'est pas si mal. Partager, échanger, dialoguer c'est tout de même mieux que de taper sur l'autre, de haïr son voisin. Ce n'est pas facile, car il y a des problèmes de la vie de tous les jours qui ne sont pas simples. Notamment dans les quartiers populaires et là, je souhaite que notre gouvernement aille de l'avant avec les municipalités pour réhabiliter les logements sociaux, pour faciliter la vie de ceux qui connaissent matériellement et psychologiquement des conditions difficiles. Mais ce n'est pas une raison d'attiser les bas instincts comme le fait Le Pen.

Yves Mourousi : Oui, mais maintenant on affirme ouvertement son racisme. Quand on dit à quelqu'un « raciste », il vous répond : « Oui, raciste, et je t'emmerde ! »

Jack Lang : Oui, mais il arrive parfois que l'on ait des mots qui dépassent la pensée. Je ne parle des responsables politiques qui devraient avoir le sens des responsabilités. Mais, dans une difficulté de la vie, on est parfois injuste dans sa parole spontanée. Mais je ne crois pas que notre pays soit, pour l'heure, menacé par le danger d'une vague raciste. L'immense majorité des gens en France sont hospitaliers et savent très bien qu'au fil des siècles notre pays s'est construit par apports successifs de civilisations venues d'ailleurs que nous avons toujours su intégrer.
En réalité, un homme comme M. Le Pen, et ceux qui pensent comme lui, ce sont des gens qui, en vérité, n'ont pas confiance dans les forces mêmes de notre pays. Je crois tellement à la France, à notre histoire et à notre avenir que je me dis que toutes ces questions difficiles d'intégration, de cohabitation entre communautés seront résolues. Parce que l'histoire de la France, nos traditions, notre puissance d'intégration sont beaucoup plus forts que les épisodes que nous pouvons vivre en ce moment aujourd'hui.
Dans quelques années, nous les regarderons avec le sourire, j'espère, mais surtout avec le sentiment de les avoir résolues.

Yves Mourousi : La France s'ennuie ?

Jack Lang : Peut-être la France des rédactions parisiennes. Celle des blasés de profession qui sont nombreux. À échéance régulière, c'est le même cri. Tout à coup, une série de journalistes, de commentateurs, d'éditorialistes se mettent à étaler sur la place publique leurs propres ennuis et ils les confondent avec celui du pays.
Je voudrais dire à ces gens des rédactions parisiennes qui, depuis un mois, distillent leur morosité et leur tristesse : sortez de vos bureaux ! Allez-vous promener ! Prenez votre bâton de pèlerin ! Allez la rencontre du pays réel ! Voyez ce qui se passe dans les villages et les villes.
La France est un pays infiniment plus vivant, plus combatif, plus enthousiaste que vous ne l'êtes-vous.
Trop souvent quelques-uns des animateurs de la société médiatique confondent leur propre tristesse intérieure – je les plains – avec l'état d'esprit du pays.
Ne me faites pas dire que tout est rose et qu'il n'y a pas de problème. Il y a de vrais problèmes sur lesquels nous devons aller de l'avant. Le gouvernement prend des décisions pour l'éducation, la justice, l'habitat social. Il faut peut-être être encore plus énergique, plus enthousiaste. Mais cessons de présenter ce pays comme le pays d'une France qui aurait perdu la foi.

Yves Mourousi : On dit aussi : dix ans, ça suffit !

Jack Lang : C'est des slogans. Ce sont des vieux réflexes. Parachever une oeuvre, la perfectionner, l'améliorer, c'est parfois plus exigeant et plus difficile que le défrichage de voies nouvelles, l'ouverture de pistes nouvelles.
Nous allons encore avancer. Notre démocratie a perfectionné notre système éducatif qui doit devenir pleinement démocratique et moderne. Mais cela prend du temps. Il faut que nos universités soient parmi les meilleures d'Europe. Qu'elles disposent de places, d'équipements, de méthodes pédagogiques adaptées aux besoins modernes.
Autre sujet : les 400 quartiers populaires des grandes banlieues. Il faut qu'on renforce l'effort. Je prépare un événement pour la rentrée prochaine qui visera à mettre en lumière la multitude des initiatives originales des municipalités, du gouvernement et des entreprises privées, et des organismes associatifs pour assurer la mise en valeur de ces quartiers.

Yves Mourousi : Quatorze ans, ce n'est donc pas trop ?

Jack Lang : Sûrement pas ! Regardez ce qui est proposé en face. Une droite atomisée, sans idée, sans vrai leader, qui n'offre aucune perspective. C'est dans la durée, l'obstination que l'on construit de bonnes choses. J'ai toujours été pour l'alternance. Ce sont les gens qui décident. Mais, surtout se garder de l'impatience. Ne pas changer de politique, gardez le cap autour de grands sujets : la justice sociale, la révolution culturelle de notre pays, des scientifiques, la modernisation.
Moi, qui ai la chance de rencontrer assez souvent François Mitterrand, l'homme qui préside à nos destinées. Il est loin de manquer de souffle. Il est vert comme pas deux. Non seulement, les petits commentaires du moment ne l'attristent pas, mais, au contraire, l'aiguillonne. Comptez sur lui pour prendre de nouvelles et nombreuses initiatives.
Il considère que notre pays est en relative bonne santé. Vous verrez, François Mitterrand, au cours des prochaines semaines, sera présent au front, plus combatif que jamais et les Français peuvent compter sur lui, sur son énergie, son enthousiasme et sa capacité à mobiliser les énergies.