Interview de M. Charles Millon, ministre de la défense, dans "Le Figaro" du 20 mai 1996, sur la professionnalisation des armées, la suppression du service national, les restructurations dans l'industrie de défense et la dissolution de régiments.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Figaro

Texte intégral

Le Figaro : L'adoption du projet de programmation militaire par le Conseil des ministres ouvre le grand chantier de la défense…

Charles Millon : En effet, c'est une étape essentielle qui s'inscrit dans une certaine continuité. Le Livre blanc de 1994 avait exploré le nouveau paysage stratégique, cerné les nouvelles menaces, et commencé d'indiquer les conséquences qu'il fallait en tirer pour l'évolution de notre outil de défense. Toujours en 1994, une loi de programmation a été votée. Mais en raison de la cohabitation, elle n'a pu faire véritablement oeuvre de réforme, notamment dans le domaine de la dissuasion nucléaire, dans celui de la professionnalisation, du format des armées, et du service national.

Aujourd'hui, la nouvelle loi de programmation vient entériner trois décisions majeures du président de la République : l'abandon de la composante sol-sol de la dissuasion, la professionnalisation des armées, et, en conséquence, la disparition, dans sa forme actuelle, du service nation à dominante militaire.

Analyse de la menace, désignation des objectifs stratégiques, détermination des moyens, conséquences sur la ressource humaine : l'ensemble de la démarche est logique et cohérente.

Le Figaro : La suppression du service militaire est une conséquence de la professionnalisation, et non l'inverse ?

Charles Millon : Tout à fait. Du reste, le président de la République aurait pu prendre une autre option et déclarer : « Je souhaite la professionnalisation et j'envisage en conséquence la suppression du service national. « Au contraire, il a dit : « Je souhaite la professionnalisation ; en conséquence, le service militaire va disparaître ; et je demande aux Français de déterminer les formes nouvelles du service national. »

Si aujourd'hui, le débat autour de l'avenir d'un service national rénové prend une telle ampleur, ce n'est pas parce que les Français sont hostiles à la professionnalisation des armées : il apparaît, bien au contraire, que ce projet a été bien reçu. Cela tient au fait que le service national fait partie de notre héritage collectif et a rempli deux fonctions : l'une de défense, l'autre se brassage social. Le débat a donc logiquement pris en compte ces aspects pour devenir un véritable débat de société.

Le Figaro : Ce débat arrive à son terme. Quelles premières conclusions en tirez-vous ?

Charles Millon : C'est à la fin du mois que le gouvernement fera connaître son choix quant au caractère du service national : soit obligatoire soit volontaire. Il le fera après un examen très attentif des propositions des deux commissions parlementaires, ainsi que des résultats de la consultation locale que nous avons lancée au mois de mars grâce au relais des maires et des associations.

Ce qui déjà apparaît très clairement, c'est l'attachement des Français au lien armée-nation. Ce lien sera garanti, dans le cadre de la professionnalisation, de trois façons : la mise sur pied d'une première réserve de 100 000 hommes (50 000 pour les armées, 50 000 pour la gendarmerie ; il aura également une seconde réserve avec un degré plus faible de disponibilité) ; l'instauration de carrières courtes qui favoriseront le passage entre armée et société civile ; le maintien dans les armées de 27 000 à 40 000 jeunes appelés ou volontaires, selon l'hypothèse retenue.

Je tire de ce débat une autre piste de réflexion : c'est l'intérêt porté à un « rendez-vous », entre citoyens et société, c'est-à-dire un lieu et un temps marquant l'entrée dans une citoyenneté active et confirmant l'adhésion à la nation. Ce rendez-vous pourrait permettre un recensement, un état, un bilan (social et sanitaire, culturel etc.), de toute une classe d'âge.

Le Figaro : Continuez-vous à écarter l'option d'un service militaire obligatoire de courte durée, de l'ordre de deux mois ?

Charles Millon : Tout service, qu'il soit civil ou militaire, exige préalablement une formation. Et le temps de formation dévorerait, si je puis dire, tout le temps d'un service très court. Retenir cette option serait choisir un autre concept, proche de l'instruction civique.

Le Figaro : Et ce concept nouveau, la défense serait-elle prête à en assumer les charges ?

Charles Millon : La défense n'assumera que la forme militaire du futur service national dont l'organisation devra être cohérente avec la professionnalisation de l'armée, de manière à éviter qu'il y ait deux armées parallèles, l'une professionnelle et l'autre d'instruction.

Le Figaro : Le recrutement des engagés, avez-vous dit devant la commission de la défense de l'Assemblée, devrait, « à terme, représenter 12 % de chaque classe d'âge apte à l'engagement ». À ce recrutement s'ajoutera celui des quelque 30 000 appelés ou volontaires. Êtes-vous assuré de disposer d'une telle ressource ?

Charles Millon : Des débats actuels, il ressort que de nombreux jeunes se disent prêts à un service pour la nation, à condition qu'en retour la nation leur rende service « interactif », notamment sous forme de formation professionnelle ou de seconde chance. Si tel est le cas, pourquoi douterais-je de l'existence de cette ressource de qualité ?

S'agissant des engagés, nous avons prévu dans la loi de programmation un important fonds de professionnalisation qui devrait permettre d'offrir les conditions suffisantes pour intéresser des jeunes de qualité.

Le Figaro : Ne craignez-vous pas que les effectifs professionnels, notamment ceux de l'armée de terre, ne servent de variable d'ajustement à des ressources humaine et budgétaire insuffisantes ?

Charles Millon : Les études effectuées par les états-majors et par le ministère de la Défense ont été très approfondies. Tous les chiffres du projet de programmation ont été soigneusement pesés et soupesés. La loi devrait donc être appliquée intégralement. Elle a été élaborée dans des conditions économiques difficiles, et même à l'extrême défavorables. Mais elle a été arrêtée sans intégrer la réduction de 30 % des coûts des programmes de la DGA, qui sera poursuivie durant les six ans à venir. Aussi est-il raisonnable de penser que nous dégagerons des marges supplémentaires. Elles faciliteront et accéléreront le financement des équipements de nos armées.

Le Figaro : En parallèle au projet de loi de programmation est engagée la restructuration de l'outil industriel de défense. Quelles en sont les principales lignes de force ?

Charles Millon : Cette restructuration se situe aussi bien dans le cadre national que dans le cadre européen. Si des rapprochements franco-français interviennent, ce n'est pas par repli sur soi. Je citerai, en illustration de notre volonté de participer à la construction d'une industrie européenne, les rapprochements entre Aérospatiale et Dasa ou Matra et BAe. Notre politique la pérennité de l'industrie européenne face à la concurrence exacerbée des États-Unis.

Dois-je rappeler que l'industrie de défense est un élément déterminant d'une politique nationale ? Il n'y a pas de politique de défense et d'indépendance nationale sans outil industriel fiable, moderne et productif.

Notre priorité est la constitution de quatre pôles : nucléaire, aéronautique et spatial, électromécanique. Et c'est dans ce contexte que nous accompagnerons – chacun des trois termes est important – la restructuration, la reconversion et le redéploiement des grandes entreprises françaises.

Le Figaro : Giat-Industries sera la première entreprise concernée ?

Charles Millon : Des décisions seront annoncées par la direction de Giat le 23 mai. L'État facilitera aussitôt une politique de redressement, notamment en participant à la recapitalisation.

Le Figaro : Cette participation sera-t-elle imputée au budget de la Défense ?

Charles Millon : À celui de l'État, plus précisément celui du ministère des Finances. Ces mesures ne seront pas imputables au budget de la Défense tel qu'il est défini dans la loi de programmation.

La restructuration des établissements de Giat se fera autour de ces deux pôles majeurs que sont, d'une part, les blindés, avec la poursuite du programme Leclerc, qui est un produit d'excellence, et le lancement, inscrit dans la loi, du VBCI (véhicule blindé de combat d'infanterie), et d'autre part, le secteur des armes et des munitions.

Je confirme qu'il n'y aura aucun licenciement sec. Le gouvernement accompagnera l'entreprise dans les reconversions, les réadaptations, les formations professionnelles, l'aide à la mobilité, la réorganisation du temps de travail, les mesures d'âge… Ma conviction est que Giat, une fois restructuré et redéployé, deviendra, grâce à la qualité et à la compétence exceptionnelle de ses personnels une entreprise performante, notamment à l'exportation.

Le Figaro : Giat va-t-il conserver tous ses sites métropolitains ?

Charles Millon : Il y aura restructuration et redéploiement d'activités, site par site.

Le Figaro : Des réductions d'effectifs sont par à prévoir ?

Charles Millon : C'est la direction générale de l'entreprise d'annoncer son plan aux partenaires sociaux dans le cadre des organes représentatifs.

Le Figaro : Autre entreprise pour laquelle des décisions sont attendues à partir de la fin juin, la Direction des constructions navales (DCN) ?

Charles Millon : L'évolution majeure est de mener à son terme la séparation entre DCN étatique, direction de la DGA, qui est maître d'ouvrage des programmes de la Marine, et DCN industrielle, qui réalise ces programmes pour la Marine ou pour les marchés extérieurs. De la concertation engagée depuis plusieurs mois, il ressort qu'il faut valoriser le savoir-faire de la DCN et lui permettre d'améliorer, elle aussi, ses performances à l'exportation.

Concernant les commandes de la Marine, le projet de programmation a notamment retenu le lancement du quatrième sous-marin nucléaire lanceur d'engin, de deux transports de chalands de débarquement (n° 3 et 4) et de la frégate La Fayette n° 5. Ni Cherbourg, ni Brest, ni Lorient, ne devraient donc connaître de rupture de charge.

Le Figaro : Il n'y aurait rupture de charge qu'entre les deux porte-avions ?

Charles Millon : Un second porte-avions est prévu dans la planification, après 2002. Mais dans le projet de programmation, pour ne pas hypothéquer des décisions futures, ont été inscrits des crédits pour des études de propulsion.

Le retrait du Clemenceau interviendra en 1997, et la mise en service du Charles-de-Gaulle en 2000. À cette date, le Foch sera mis en veille pour être réactivé en cas de besoin.

Le Figaro : Le « Foch » ne sera donc pas adapté pour la mise en service opérationnelle du Rafale ?

Charles Millon : Compte tenu de son âge, cette adaptation n'a pas été retenue.

Le Figaro : Revenons à la DCN. Sa réforme est de la responsabilité du ministre de la Défense. Donc, également, les probables réductions d'effectifs ?

Charles Millon : Le projet de programmation a prévu un fonds d'adaptation industrielle doté de 4,8 milliards de francs, dont 4,1 milliards pour accompagner le redéploiement et l'adaptation de la DCN. Concernant les effectifs, ils seront déterminés après une analyse, conduite site par site, du plan de charge prévisionnel, de la modernisation des équipements, de la pyramide des âges…

Le Figaro : Où en est aujourd'hui le rapprochement Dassault-Aérospatiale annoncé en février ?

Charles Millon : Le président de la République a fixé un délai de deux ans pour le rapprochement et la fusion. Il reste donc encore vingt mois devant nous. Je confirme que l'option du gouvernement est claire et sa détermination sans faille.

Le Figaro : Au total, ce projet de programmation, qui maintient tous les programmes de la précédente loi, n'est-il pas trop ambitieux ?

Charles Millon : Il serait si n'étaient pas respectées les directives de réduction des coûts, ni menée à bien la nécessaire réorganisation de l'industrie d'armement française et européenne, qui permettra de réaliser des gains de productivité. En outre, nous mettons en oeuvre une réduction du format des armées.

Le Figaro : Le premier train de restructuration militaire, donc de dissolution de régiments, est attendu pour le mois de juillet. Redoutez-vous les réactions des élus ?

Charles Millon : Je le dis d'ores et déjà : je ne céderai à aucune pression, d'où qu'elle vienne. En revanche, conformément à ce que j'ai toujours fait depuis mon arrivée dans ce ministère, la plus grande concertation sera naturellement engagée avec les responsables locaux pour la mise en oeuvre des mesures d'accompagnement économiques et sociales des restructurations. Il n'est pas question de revenir sur une démarche claire et expliquée. Cette démarche, qui a le soutien complet du président de la République, répond à des impératifs de défense et d'organisation des forces armées.

L'engagement personnel du chef de l'État donne d'ailleurs toute sa force à ce projet de loi de programmation, qui consacrera chaque année 185 milliards de francs (constants 1995) pour notre défense.

Le Figaro : Les 5 et 6 juin, à Dijon, se tiendra un sommet franco-allemand. En matière de défense, sera-ce celui de la clarification après le trouble ?

Charles Millon : Il fera suite à la récente rencontre Chirac-Kohl. Ce serait aller contre la vérité que de dire que les Allemands ne se sont pas interrogés sur nos projets. Les explications ont été données, très en amont des décisions, à tous les niveaux, notamment au plus élevé. Aujourd'hui, la clarification a été faite sur la conscription, les programmes réalisés en coopération, et la démarche de la France par rapport à l'UEO et à l'Alliance atlantique. Contrairement à un certain nombre de rumeurs, il y aura la confirmation du programme spatial Hélios. Il sera également précisé que la professionnalisation de nos armées sera conduite sans perturber l'Eurocorps.

Le couple franco-allemand peut donc trouver une nouvelle jeunesse à l'occasion de ces réformes, et, à Dijon, sera réaffirmé, j'en suis convaincu, le lien privilégié entre les deux pays en matière de défense.